L’intégration plus ou moins subtile de marques dans le récit télévisé ne date pas d’hier. Mais le déclin des spots de pub traditionnels et la montée en puissance des plateformes a donné un nouvel essor à la pratique. Quels sont les enjeux actuels et les nouvelles frontières du placement de produit ?
Alors que le tournage de la seconde saison de And Just Like That… démarre en ce moment à New York, la guest star la plus mémorable de la suite de Sex and the City nous hante encore. [SPOILER alert !] Impossible, en effet, d’oublier le vélo d’intérieur Peloton de Mr Big qui lui a valu sa perte ! Fin 2021, cette scène de crise cardiaque en danseuse a causé une chute brutale de la valeur des actions du géant du fitness. La réputation de Peloton a été sauvée in extremis par une contre-publicité maline qui montre l’acteur Chris Noth plus en forme que jamais. [Fin du spoiler] Ou comment redresser le guidon d’une situation de com’ désastreuse. Le plus cocasse dans tout ça ? Le vélo était un placement de produit « involontaire », qui n’avait pas été supervisé par la marque. Alors, quels sont les paramètres de cette rencontre singulière entre art et marketing en plein boom depuis quelques années ?
Il était une fois le placement de produit
Selon la légende, le placement de produit aurait démarré en 1896 dans un film des frères Lumière ayant pour star la lessive Sunlight. Quand la télévision pénètre les foyers américains dans les années 1950, il est d’usage que les séries soient sponsorisées par une marque, souvent spécialisée dans les produits d’hygiène et de beauté, d’où leur dénomination de soap operas (opéras lessive). Certains annonceurs comprennent vite que faire figurer au sein de l’action l’article vanté pendant la réclame peut accroître l’absorption du message.
Voilà comment les héros de I Love Lucy se retrouvent à fumer des cigarettes Philip Morris, un placement de produit beaucoup moins « clean » que le savon ! La controverse est d’ailleurs indissociable de cette stratégie, que l’on pourrait définir ainsi : l’insertion ou la mention dans une scène d’un bien matériel ou service représentant une marque (une canette de Coca-Cola, un colis livré par FedEx), délibérée et/ou négociée, avec pour conséquence d’influencer le spectateur, consciemment ou non. Le degré de représentation est variable. Par exemple, les humbles céréales Cheerio vont du logo face caméra à la promotion flagrante et dérangeante.
Il existe plusieurs sous-catégories, qui entrent toutes dans la démarche du placement de produit. Dans le cas du prop placement, des accessoires divers sont fournis à un tournage (souvent par une agence) avec l’espoir d’être inclus dans le décor, sans garantie. C’est un pari qui peut rapporter gros pour l’annonceur (si la série devient un hit), et ce sont des économies significatives pour l’équipe de production (par exemple : des ordinateurs dans une sitcom de bureau).
L’investissement mondial dans le placement de produit grimpe sans discontinuer, et pourrait atteindre les 26,2 milliards de dollars en 2022
PQ Media
À l’extrême opposé, la brand integration consiste, comme son nom l’indique, à intégrer contre rémunération une marque dans la narration : l’objet se fond ainsi avec l’identité d’un personnage, le tout le plus naturellement possible (pensez aux Ray-Ban que Ted ne quitte jamais dans Ted Lasso). Ce type d’insertion agressive, mais réaliste, est tout bénef pour les parties impliquées : preuve en est avec cet épisode inoubliable de Friends.
Si le placement de produit est réussi, et à moins qu’il ne soit fait dans une optique ironique et assumée, il est paradoxalement impossible à catégoriser comme tel. Guillaume, du podcast Spoilers, explique qu’il ne remarque pas plus cette pratique ces derniers temps : « Si c’est fait de manière pas trop grossière, je n’ai pas tendance à le noter. » Surtout que ni les marques, ni les créateurs n’ont intérêt à rendre ce genre de procédé explicite, sous peine de rebuter le spectateur. Exceptions à la règle : au Royaume-Uni et en France, où la pratique est légale à la télévision seulement depuis 2011 et 2010 respectivement, les émissions qui en font usage étant obligées d’ajouter un pictogramme à leur générique et certains produits étant bannis.
Quand les séries influencent les tendances et le tourisme
Il faut aussi différencier le placement de produit mercantile de celui que l’on pourrait qualifier de désintéressé et qui relève du domaine éditorial. À la discrétion des décorateurs, réalisateurs, voire des acteurs, la présence de certains objets du quotidien sur le plateau est indispensable pour donner vie à un monde crédible dans lequel le spectateur se fait happer. Par exemple, dans une série rétro comme Gaslit, l’apparition de la marque de soda Diet TaB dans les mains de Mo (Betty Gilpin) est raccord avec ce que l’on sait de son personnage (une ancienne hôtesse de l’air soucieuse de son apparence). Il remplit une fonction purement nostalgique, la boisson ayant été retirée du marché un an avant le début du tournage.
Notez que ceci est impossible en France : si le placement de produit n’est pas régulé par un contrat, le CSA/Arcom considère que c’est de la publicité clandestine, et l’interdit donc. Aux États-Unis, les producteurs sont plus libres : inclure une marque est possible tant que celle-ci est représentée conformément à son utilisation type (quitte à demander la permission, ou clearance, en cas de doute).
La série culte Sex and the City, qui bat des records de mentions de marques (ne serait-ce qu’à l’oral, comme le prouve ce montage), est un cas de figure passionnant, car elle brouille les frontières entre le placement de produit façon publicité cachée et le placement de produit façon lifestyle authentique.
Quand Carrie, la New-Yorkaise interprétée par Sarah Jessica Parker qui a inspiré toute une génération, chausse pour la première fois ses iconiques Manolo Blahnik, c’est avant tout grâce au flair de la costumière Patricia Field. Idem pour les cupcakes de la pâtisserie Magnolia, qui est devenue un arrêt incontournable pour les touristes de la Grosse Pomme : à la base, il n’y avait pas de volonté de promotion contre compensation. Et pourtant, la série a multiplié sa clientèle. C’est la version conte de fées du placement de produit.
La révolution streaming
En regardant, des années plus tard, la suite And Just Like That…, il y a lieu d’être plus cynique. La jungle urbaine envoûtante des débuts de la série originale a été remplacée par un New York gentrifié à l’extrême au capitalisme débridé. Les placements de produit sont moins subtils et pas très sexy : avons-nous vraiment besoin de voir en gros plan le patch antidouleur favorisé par Carrie pour sa hanche amochée ? Il faut dire qu’entre temps, le marché de l’audiovisuel a subi de profonds changements, avec en premier lieu l’explosion de la consommation des contenus via des plateformes de streaming comme Netflix et HBO Max, dont le modèle économique repose sur le nombre d’abonnés.
En l’absence de réclame, ils sont généralement friands des commissions liées aux placements de produit. Hulu possède même une équipe dédiée au sujet. En ce qui concerne les chaînes historiques, non seulement les revenus liés aux interruptions publicitaires traditionnelles sont en chute libre, mais les spectateurs ont pris l’habitude de sauter, accélérer ou couper le son des spots de pub quand les interfaces de (re)visionnage le permettent. Alors, forcément, et ce malgré les critiques et les restrictions, le placement de produit rencontre un regain d’intérêt majeur chez l’ensemble des producteurs et diffuseurs.
Du côté des annonceurs, les chiffres parlent d’eux-mêmes : estimé par PQ Media à 3,36 milliards de dollars en 2006, l’investissement mondial dans le placement de produit grimpe sans discontinuer (tous médias confondus, sachant que le marché de la télévision est de loin en tête, mais celui des influenceurs progresse). Il s’élève à 13,1 milliards de dollars en 2016, 23 milliards en 2021 et devrait atteindre 26,2 milliards en 2022, toujours selon PQ Media (leurs calculs incluent les placements rémunérés et donations).
Pour contextualiser : en 2007, Netflix pivote vers la vidéo à la demande, signant la mort à petit feu de la publicité télévisée d’antan à l’échelle globale. Cela ne vous surprendra pas non plus d’apprendre que ce sont les marques américaines, très attentives à la segmentation des publics, qui sont les plus dépensières dans ce domaine. Pour citer à nouveau Guillaume : « Je n’ai jamais eu envie d’arrêter une série pour ça [le placement de produit notable]. Par contre, si parfois il y a des accessoires (comme des t-shirts par exemple) qui sortent ensuite dans le commerce, là j’avoue que je peux avoir envie d’acheter le produit. »
Les plateformes, un cas à part
À l’aide du site productplacementblog qui s’attelle à recenser toutes les apparitions de marques dans les films et séries aux États-Unis (il peut aussi bien s’agir d’un placement de produit « officiel », que d’une insertion non commerciale choisie par un décorateur), nous avons fait un calcul rudimentaire qui vous donnera une idée plus concrète de l’ampleur du phénomène. Pour les séries en streaming, si l’on se penche sur dix des plus regardées en 2021 selon Nielsen, il y a en moyenne 137 placements par série (toutes les saisons sont comptées) et 149 en moyenne pour les séries de networks.
Si l’on ramène cela à la moyenne par épisode, cela donne par exemple : sept placements pour Yellowstone et Outer Banks, mais moins d’un pour The Crown et The Handmaid’s Tale, les possibilités étant bien sûr beaucoup plus limitées dans les fictions historiques et dystopiques. Quoi qu’il en soit, c’est un secteur en pleine expansion et la France n’est pas en reste : une apparition à but promotionnel dans Plus belle la vie ou Demain nous appartient coûterait entre 10 000 et 20 000 euros selon Les Échos, qui précisent : « Les chaînes de télévision sont très regardantes, pour éviter qu’une série ne fasse trop arbre de Noël. »
« Le placement de produit (…) active la préférence de marque sans que celle-ci soit explicitement mémorisée. »
Syndicat national de la publicité télévisée
Les marques sont représentées par des intermédiaires qui ont compris que les plateformes de streaming constituent une sacrée part du gâteau marketing. L’apparition d’un logo, d’un objet ou d’un accessoire n’y étant jamais séparée du reste de l’intrigue, il est impossible de zapper. D’où les slogans bien sentis de ce type d’agences : « Advertising for the skip generation » (société MirriAd – La publicité pour la génération qui zappe), « Be the entertainment, not the interruption » (BEN – Soyez le divertissement, pas la coupure pub).
Netflix, Prime et compagnie sont aussi courtisés par les annonceurs car leurs séries ont la capacité de toucher des publics décideurs : goodbye la ménagère de moins de 50 ans, hello le millennial ultraconnecté. De plus, leur tendance à distribuer les saisons en intégralité plonge les fans dans un état de transe (le binge watching) qui les rend plus réceptifs à l’association entre un personnage et la marque qu’il ou elle porte et consomme.
Un autre aspect qui joue en faveur des œuvres de la Peak TV : elles sont souvent associées au cinéma en leur qualité de séries de prestige à gros budgets avec des acteurs stars (voir Big Little Lies et son casting XXL : Reese Witherspoon, Nicole Kidman, Shailene Woodley, ou encore Zoë Kravitz). Or, le placement de produit au cinéma a toujours existé, même en France. Il est considéré comme la prérogative de l’auteur avec un grand A (le réalisateur), qui a le dernier mot. Il apparaît donc comme une décision créative plutôt que commerciale et est mieux toléré par le spectateur, voire attendu (comme dans la franchise James Bond).
Risque versus impact
Le placement de produit reste cependant un mariage de convenance entre le secteur de l’entertainment et celui de la communication et du marketing. Pour citer Jean-Dominique Bourgeois, directeur de Place to be Media, une agence comme la sienne joue un rôle de modérateur : « Voilà deux milieux qui ont besoin l’un de l’autre, mais qui ont parfois du mal à se parler. Du coup, on fait de la diplomatie et de la pédagogie. Les compromis sont nécessaires pour que les choses se fassent. »
Même les showrunners les plus réputés ont intérêt à calibrer la quantité pour éviter le backlash : l’une des premières séries phares signées Netflix, House of Cards (produite par le cinéaste David Fincher), avait ainsi soulevé la controverse. Selon Olivier Bouthillier de l’agence Marques & Films, le risque est que les abonnés, qui par définition paient pour ne pas avoir affaire à de la publicité, se détournent de la plateforme.
Alors, le jeu en vaut-il la chandelle ? Une chose sur laquelle tout le monde s’accorde : il est difficile de mesurer l’impact du placement de produit sur le comportement des spectateurs, car le processus s’opère au niveau inconscient. Selon l’étude réalisée par l’Ère du temps pour le Syndicat national de la publicité télévisée, « la force du placement réside dans les effets de la mémoire implicite : il active la préférence de marque sans que celle-ci soit explicitement mémorisée ». Mais plusieurs tendances se dégagent.
Premièrement, le produit est davantage remarqué quand il est mis en situation, et de façon plus positive quand il est utilisé par le héros avec lequel le public s’identifie. C’est pour cette raison que l’empire Apple ne laisse pas ses téléphones ou ordinateurs dans les mains des « méchants ». Déjà dans la série 24 heures chrono, les Macs étaient réservés aux gentils, faisant des PC Windows un signe certain de traîtrise !
Deuxièmement, plusieurs études montrent que la mention à l’oral uniquement est mieux mémorisée que l’apparition visuelle du produit et qu’elle a moins de chance de provoquer « la connaissance de la persuasion », c’est-à-dire le fait d’être sur la défensive quand on sent qu’on essaie nous persuader.
Pour reprendre l’expression d’Olivier Bouthillier, un placement de produit réussi est efficace avant tout en tant que « booster de notoriété ». Des cabinets d’études comme Public Impact tentent de quantifier ces retombées car les marques attendent les preuves d’un retour sur investissement. Dans de rares cas, cela s’exprime en monnaie sonnante et trébuchante par une augmentation des ventes : c’est le jackpot du placement de produit. Ainsi, la marque has been du petit-déjeuner américain Eggo a connu une renaissance surprise grâce à Stranger Things.
Quel futur pour les placements de produit ?
Ces gaufres surgelées n’ont pas seulement donné l’énergie nécessaire à Eleven pour combattre Vecna, elles sont devenues un symbole des nouvelles frontières du marketing à l’ère du streaming. Si, dès la saison 1, les frères Duffer ont fait savoir qu’Eggo était un choix associé à leurs souvenirs d’enfance plutôt qu’un placement de produit rémunéré, cela n’en a pas moins déclenché à partir de la saison 2 une collaboration fructueuse entre deux entreprises multinationales surpuissantes : Netflix et Kellogg’s (qui possède Eggo).
Ce type de promotion croisée « gagnant-gagnant » existe au moins depuis l’époque de E.T., l’extra-terrestre (souvenez-vous, un fervent amateur des bonbons Reese’s pieces), mais elle trouve une nouvelle vigueur grâce au streaming. Pour Netflix, c’est une manière de protéger son intégrité artistique (« Le placement de produit, nous ? Jamais ! »), tout en générant des bénéfices en dehors de la série grâce à l’univers Stranger Things au sens large (comme le fait Marvel depuis des années).
Certaines agences comme BEN se sont même tournées vers l’intelligence artificielle pour identifier les marques les plus prometteuses et les proposer aux plateformes. Et vice versa. Netflix possède une mine de données incomparable sur les habitudes de ses abonnés qui sera bien utile lorsque la société dirigée par Reed Hastings lancera son offre Essentiel avec pub (qui inclut 5 minutes de publicité ciblée par heure) le 3 novembre prochain.
Ce type de synergie marketing innovante entre plateformes et annonceurs prend une forme particulière chez Apple TV+, dont les séries intégrent les produits de la marque dans la narration. Alors qu’ils occupent une place déjà dominante au cinéma à la télévision (souvent sur donation ou prêt), ils n’y vont pas de main morte dans leurs productions en interne, comme le confirme cette vidéo du Wall Street Journal. Bienvenue dans un monde où le seul téléphone portable qui existe est l’iPhone !
Jusqu’où iront les marques pour se faire voir et faire fructifier le business de plus en plus juteux du placement de produit ? L’insertion digitale en postproduction fait beaucoup parler d’elle, surtout depuis qu’Amazon et Peacock en ont fait la démonstration lors de NewFronts en mai dernier à New York. De quoi s’agit-il ? Grâce aux images de synthèse, il est désormais possible d’incruster un objet, un logo ou de changer l’image d’un panneau publicitaire en arrière-plan après que le contenu a été filmé.
On peut ainsi imaginer que les annonceurs auront le pouvoir de toucher des publics différents en fonction de spécificités démographiques ou géographiques. Le fameux pot de beurre de cacahuète américain pourrait devenir un pot de Nutella pour les spectateurs français… À l’heure actuelle, cette pratique est encore expérimentale et limitée à la 2D sous peine d’apparaître comme vraiment flagrante, mais le futur du placement de produit a le potentiel de ressembler à un cauchemar dystopique.
Vers un placement de produit responsable
Heureusement, il y a des avancées positives. Nous vous laisserons avec une lueur d’espoir dans ce monde de brutes : l’ascension du placement de produit « responsable » ou placement d’idées qui encouragent les pratiques écologiques (par exemple le tri sélectif, le vrac). De nombreuses marques étant soucieuses de mettre en avant leur côté vert, plusieurs sociétés de conseils se sont développées pour les aider, comme Pixetik en France. Encore une fois, c’est dans l’intérêt de tous, puisque certaines subventions pour l’audiovisuel pourraient bientôt être soumises à condition de réduction de l’impact carbone. Le placement de produit continue donc de nous étonner en ajoutant de nouvelles cordes à son arc : commercial, artistique, digital, écologique… Qui dit mieux ?