Enquête

Industrie des séries : explosion de l’offre, indigestion du public

31 mai 2022
Par Héloïse Decarre
Après une saison, Netflix a décidé d’annuler la série “Archive 81” malgré la déception des fans, pas assez nombreux. Originalité ou pas, c’est la logique commerciale qui prime pour le « grand N rouge ».
Après une saison, Netflix a décidé d’annuler la série “Archive 81” malgré la déception des fans, pas assez nombreux. Originalité ou pas, c’est la logique commerciale qui prime pour le « grand N rouge ». ©Netflix

Pas moins de 559 séries originales ont été diffusées l’année dernière, et ce rien qu’aux États-Unis. Il y a 20 ans, on en comptait… 182. Théorisé en 2015, le phénomène « Peak TV », censé marquer l’apogée de la production de séries, ne semble toujours pas atteint. Une production astronomique pas toujours gage de qualité, et qui finit par perdre le public.

« Le nouvel épisode de Better Call Saul est disponible ! » La notification provient d’une application dont je ne pourrais plus me passer, TV Time. Me rappeler la date de sortie de mes séries préférées, ou distinguer les épisodes déjà visionnés de ceux qu’il me reste à voir… Sans cette appli, je serais perdue.

Et il se trouve que je suis loin d’être la seule. D’après une étude menée aux États-Unis par Nielsen cette année, 46% des consommateurs de streaming disent se sentir écrasés par le nombre toujours croissant de plateformes et de séries mises à leur disposition. Outre l’offre trop importante, l’accès aux séries est aussi compliqué, faute d’abonnement à la bonne plateforme ou à la bonne chaîne.

Après l’âge d’or des séries, l’âge d’or des plateformes

Cette prolifération est due avant tout à la multiplication des canaux de diffusion. Dans les années 2000, les plateformes de streaming sont venues concurrencer les chaînes câblées, déjà présentes en nombre. Netflix, OCS, StarzPlay, Amazon Prime Video, Apple TV+, Salto, Disney+, Paramount+… En 2020, on comptait 78 services de vidéo à la demande juste dans l’Hexagone. Forcément, il a fallu que l’offre suive. « Vous ne pouvez pas ouvrir une plateforme vidéo en n’ayant rien à proposer. Pour donner au public l’envie de s’abonner, il faut créer des produits à consommer », résume Séverine Barthes, maîtresse de conférence à l’université Sorbonne Nouvelle et spécialiste des séries télévisées.

Pour le réalisateur David Hourrègue, la série offre de plus nombreuses possibilités narratives. C’est pour cette raison qu’il a choisi ce format pour réaliser une nouvelle adaptation du roman Germinal.©Sarah Alcalay / FTV /Banijay

Bien sûr, la surabondance du format a d’autres explications. Les séries permettent notamment de réaliser des profits de plus en plus importants. « Un long-métrage est un projet beaucoup plus risqué à l’heure actuelle, explique David Hourrègue, réalisateur des six premières saisons de SKAM FRANCE et de la série Germinal pour France TV. Le budget d’une série sera toujours supérieur à celui d’un long-métrage. Par contre, une série qui fonctionne bien va amener d’autres saisons, et une forte rentabilité à la maison de production. » En 2020, le marché de la vidéo à la demande par abonnement était en effet estimé par le CNC à 1 302,6 milliards d’euros en France, soit 50 % de plus qu’en 2019.

« Aujourd’hui, faire ta série sur un grand diffuseur a au moins autant d’importance que de faire ton premier long-métrage en salle. »

David Hourrègue
Réalisateur des six premières saisons de SKAM FRANCE

Plus qu’une histoire de gros sous, les séries apportent aussi une liberté de création qui n’existe presque plus sur grand écran. Ce que confirme David Hourrègue, qui a choisi de poursuivre sa carrière dans la réalisation de séries, malgré les conseils de son entourage. « La ligne d’horizon a changé. Aujourd’hui, faire ta série sur un grand diffuseur a au moins autant d’importance que de faire ton premier long-métrage en salle, assure-t-il. Ce mode de narration permet de raconter beaucoup plus de choses. En ce qui concerne Germinal, par exemple, la relecture a permis de traiter à leur juste valeur des passages du livre qui avaient été éludés jusque-là dans les précédentes adaptations. »

Sur la plateforme Salto, on essaie de mettre en avant des séries moins connues, grâce à des algorithmes « artisanaux ». C’est le cas de Small Axe, la minisérie de Steve McQueen revenant sur l’histoire de la communauté antillaise de Londres.©Small Axe Productions Ltd MMXX

Et pour se faire remarquer au milieu de toutes ces séries, rien de mieux que les plateformes. « Travailler avec un diffuseur américain, ça risque d’être la prochaine étape, confie David Hourrègue. À l’heure actuelle, ce qu’on ne peut pas négliger, c’est la force de frappe de ces plateformes. Aujourd’hui Germinal sort sur Salto, mais ça reste confidentiel. La perspective de pouvoir taper le plus large possible sur la plateforme la plus identifiée vis-à-vis du public visé, c’est tentant. »

« Les plateformes ont besoin de gaver, de créer une addiction, quasiment une forme de manque ! »

Séverine Barthes
Maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle

Les plateformes de diffusion semblent donc convaincre tout le monde, de la production à la réalisation… et le public aussi ! D’après l’étude de Nielsen précédemment évoquée, 93 % des États-Uniens et États-Uniennes disent vouloir conserver les services de streaming dont ils disposent, malgré leur sentiment de confusion face à l’importance de l’offre. En France, on est abonné à 2,1 services de streaming en moyenne par foyer, selon une étude du CSA et de l’Arcom (née de la fusion du CSA et la Hadopi) publiée l’année dernière.

Avec les algorithmes, “vous n’avez plus qu’à vous laisser porter”

La série semble donc être entrée dans les habitudes : on veut tout voir, on « doit » tout voir. Binge-watching, lecture accélérée, lecture automatique des épisodes… On peut regarder ce qu’on veut, où on veut, quand on veut. Mais ces outils ont aussi leurs effets pervers et entraînent une forme certaine de « boulimie » chez le public avec, à la clé, le risque d’être coincé dans une bulle d’enfermement. Pour Séverine Barthes, « le modèle économique est fondé là-dessus : les plateformes ont besoin de gaver, de créer une addiction, quasiment une forme de manque aussi ! »

Pour la première fois de son histoire, Netflix, jusqu’ici en situation de quasi-monopole, a perdu des abonnés. Et il n’est pas certain que la sortie de la nouvelle saison de l’ultrapopulaire Stranger Things, le 27 mai 2022, améliore les choses.©Netflix

Mais voilà, voir plus de 500 séries par an, c’est impossible. Il faut faire des choix. Et choisir, c’est renoncer. C’est là que le bât blesse. « Les psychologues appellent ça la fatigue décisionnelle : chaque prise de décision a un coût cognitif, détaille Séverine Barthes. Ce que fait Netflix en vous lançant la bande-annonce d’une autre série dès que vous en avez terminé une, en enchaînant les épisodes directement, c’est vous alléger de cette fatigue du choix. Pas besoin de vous demander si vous en regardez un de plus ou pas. Vous n’avez plus qu’à vous laisser porter. »

Sur les plateformes, ce sont des algorithmes qui se chargent de choisir pour nous. Les pages d’accueil en deviennent ultrapersonnalisées. Pas forcément une bonne chose, de l’avis de Séverine Barthes : « C’est comme ça que la plateforme vous rend captif. Elle n’est pas là pour vous aider à augmenter votre culture, votre ouverture d’esprit : elle est là pour vous donner ce qu’elle pense que vous aimez… pour que vous restiez. » Or, en nous proposant uniquement des contenus censés correspondre à nos goûts, les algorithmes rendent invisibles, ou presque, tous les autres. Et limitent nécessairement notre horizon culturel.

Sur Apple TV+, pas de binge-watching possible : les séries, comme l’excellente Severance de Ben Stiller sont diffusées à raison d’un épisode par semaine. Une autre façon de maintenir le manque, tout en tissant une relation plus privilégiée entre le public et la série.©Apple TV+

Chez Salto, service français de vidéo à la demande par abonnement, on affirme que des algorithmes « artisanaux » sont mis en place, moins basés sur les critères de popularité que sur les goûts des abonnés. « S’il y a un programme qu’on n’a pas forcément l’habitude de voir, mais qui fait sens pour une certaine population, on va le mettre en avant, explique le directeur de la plateforme, Thomas Follin. Par leurs propositions, des experts vont faire ressortir des programmes que l’on n’aurait pas l’idée de regarder », détaille-t-il.

Selon le patron de Salto, ça a été le cas pour les séries Small Axe et The North Water. Des programmes qui sortent du lot, certes. Mais la prise de risque reste minime. On ne s’éloigne pas de ce que la spectatrice ou le spectateur a déjà défini comme étant ses goûts. De quoi, peut-être, à grand coup d’uniformisation, appauvrir l’offre culturelle.

Quantité et qualité, des ingrédients forcément incompatibles ?

Le vrai risque, selon Séverine Barthes, ce serait plutôt que la série ne créée plus « l’événement ». Les plateformes contactées (Netflix, Disney+, Apple TV+, OCS, StarzPlay) n’ont pas souhaité communiquer sur leurs chiffres, ni nous répondre sur leurs visions de l’avenir. Mais Netflix, jusqu’ici en situation de quasi-monopole, a en tout cas déclaré avoir enregistré pour la première fois une perte de 200 000 abonnés au premier trimestre de cette année.

Cette fuite des abonnés ne vient pas de la qualité des séries en elles-mêmes, mais bien de la rapidité d’une offre qui se périme trop vite. « Amazon Prime et Apple TV+ font beaucoup moins de séries que Netflix, constate Séverine Barthes. Mais en ajoutant un épisode par semaine, ils entretiennent la flamme autour de leurs programmes. Ils créent vraiment un manque, non pas dû à une peur de manquer, mais à l’attente du prochain épisode. »

« Est-ce que, dans dix ou vingt ans, on parlera de Stranger Things comme on parle de Twin Peaks aujourd’hui ? »

Séverine Barthes
Maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle

Une relation entre l’histoire et le public détériorée par les nouveaux modes de diffusion, pourtant pensés pour rendre addict et attirer le plus de monde possible. « Le problème de ces séries qu’on balance d’un coup, c’est que tout le monde n’a pas le temps de les regarder au moment où elles sortent, et donc on en parle moins avec les gens, regrette Séverine Barthes. Quand vous aviez la même série diffusée tous les jeudis à 21 heures, tout le monde en parlait le vendredi matin au bureau. Aujourd’hui, il n’y a plus cet aspect fédérateur. »

Ce qui risque de grandement affecter la postérité des séries sur le long terme. « Est-ce que, dans dix ou 20 ans, on parlera de Stranger Things comme on parle de Twin Peaks aujourd’hui ?, interroge la maîtresse de conférences. Les séries qui marquent l’histoire ne le font pas forcément parce qu’elles sont très bonnes. Toutes celles que l’on reconnaît comme cultes nous ont permis de grandir avec elles. La nostalgie ne peut s’installer que si on a une vraie relation dans le temps avec elle. »

Le public : maître de la demande, influenceur de l’offre

Malgré tout, l’industrie offre des productions de qualité, comme le confirme Pierre Langlais, journaliste séries pour Télérama. « C’est comme si on travaillait dans un torrent du Grand Ouest américain avec un tamis. De temps en temps, on tombe sur une pépite, et il ne faut pas la rater. » Les fans de séries, de plus en plus connaisseurs, sont constamment à la recherche de cette pépite. « Si les séries sont aujourd’hui une forme artistique, c’est aussi qu’il y a une éducation grandissante du public et une demande de qualité », assure-t-il.

« La définition même de l’art, c’est la surprise, c’est ne pas comprendre ce que l’on voit. »

Pierre Langlais
Journaliste spécialisé dans les séries à Télérama

Cette exigence, les plateformes commencent à la comprendre. À l’avenir, elles devront avoir une identité propre et une ligne éditoriale claire pour se démarquer et correspondre aux attentes de ce public plus cultivé. C’est le cas de Salto, qui espère, grâce à un récent partenariat avec Amazon Prime Video, se faire reconnaître comme LA plateforme française répondant aux attentes spécifiques des Français et Françaises.

En diffusant des programmes français ou des programmes étrangers que les Français ne peuvent pas regarder ailleurs, Salto espère se positionner comme la plateforme du public francophone dans le monde.©Salto

En attendant, c’est au public d’influencer la qualité des programmes. « L’algorithme ne peut pas remplacer la réflexion », martèle Pierre Langlais. Les spectateurs et spectatrices doivent se mettre en danger, sortir de leur zone de confort. Le journaliste le rappelle, « la définition même de l’art c’est la surprise, c’est ne pas comprendre ce que l’on voit. » À nous donc, fans de séries, de prendre conseil auprès de la presse spécialisée, de cliquer sur ce qui nous tente le moins, d’ouvrir notre esprit… Pour qu’à l’avenir, notre sériphagie devienne sériphilie.

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Article rédigé par
Héloïse Decarre
Héloïse Decarre
Journaliste