Décryptage

Pourquoi les séries adolescentes plaisent-elles autant aux “vieux” ?

12 mai 2022
Par Agathe Renac
“Euphoria” (depuis 2019).
“Euphoria” (depuis 2019).

Les adeptes des teen dramas n’ont pas d’âge. Qu’ils aient 15, 25 ou 85 ans, ils binge-watchent ces séries qui racontent l’adolescence. Sentiment de nostalgie ou perspective sociologique, les raisons sont nombreuses.

C’est le genre de série qu’on regarde en cachette. Une sorte de guilty pleasure qu’on savoure dans son coin et qu’on n’ose pas adorer publiquement. Pourtant, les teen dramas ont envahi les plateformes de streaming. Chaque mois, de nouvelles aventures adolescentes s’ajoutent à leur catalogue et captivent des millions de spectateurs. Depuis quelques années, elles cumulent les records. En quatre saisons, Skam France a enregistré plus de 70 millions de vues, les audiences d’Euphoria ont doublé durant la deuxième saison (et elle est devenue la deuxième série la plus tweetée derrière Game of Thrones, avec 30 millions de posts à son sujet), la première saison de Sex Education a séduit 40 millions de foyers à travers le monde… Les audiences explosent, et la tendance s’accélère.

Un genre qui remonte aux années 1980

Dans un teen drama, l’intrigue tourne autour des adolescents. On les a toujours vus dans les séries, mais, à partir des années 1980, ils deviennent les personnages principaux. Angela, 15 ans (avec Claire Danes et Jared Leto), Degrassi, Beverly Hills 90210, Dawson« Les séries adolescentes se sont vraiment déployées dans les années 1990, car il y a eu une multiplication des canaux de diffusion aux États-Unis, détaille Pierre Langlais, journaliste spécialisé en séries à Télérama et auteur de Créer une série. De nouvelles chaînes sont apparues sur le câble, dont CW qui diffusait Buffy contre les vampires. Plus il y a de chaînes, plus il y a de chances d’avoir des productions différentes. » Du Miel et les Abeilles à Skins en passant par Gossip Girl, les séries adolescentes se sont multipliées au fil des années. La formule est restée la même, mais le genre a évolué.

« Mis à part des cases claires comme KD2A, les teen dramas ne sont pas réservés à un public adolescent. »

Pierre Langlais
Journaliste spécialisé en séries à Télérama

Des séries intergénérationnelles

Pierre Langlais prévient tout de suite : ces séries mettent en scène des adolescents, mais elles ne s’adressent pas qu’à eux. « Mis à part des cases claires comme KD2A, ces programmes ne sont pas réservés à un public en particulier. L’objectif des chaînes est de toucher un maximum de spectateurs, aussi bien les enfants que les parents. » Pari réussi, puisque le genre attire un public hétéroclite aux âges très différents. À 83 ans, Michèle enchaîne les séries du genre. Les Frères Scott, Outer Banks, Élite… Elle les binge-watche sur sa tablette ou son ordinateur jusqu’à 1 heure du matin.

« Mais les teen dramas aux sujets universels qui touchent tout le monde, c’est un phénomène relativement récent, nuance Pierre Langlais. Ça a commencé avec Euphoria, Sex Education… Avant, les spectateurs de 40 ans ne regardaient pas forcément Dawson, et les séries sur CW s’adressaient à un jeune public. »

Dawson (1998-2003).©The WB

Sophie a 49 ans, et elle a commencé à suivre les programmes de ce genre avec Gossip Girl, avant de dévorer Qui ment ?, Qui a tué Sarah ?, The 100, The Society, ou encore You. Elle rejoint l’avis du spécialiste et admet partager plus de choses avec ses ados qu’elle ne le faisait avec ses parents. « Avant, on regardait des choses très différentes selon les générations. Mais maintenant, on partage les mêmes centres d’intérêt et on regarde les mêmes séries. On s’en conseille certaines, on échange notre avis sur celles qu’on a vues ensemble… »

« La plupart des teen dramas sont écrits par des adultes. »

Pierre Langlais
Journaliste spécialisé en séries à Télérama

L’amour, la sexualité et l’amitié : des valeurs sûres qui parlent à tout le monde

Cet intérêt commun s’explique notamment par les sujets abordés. Louise Pasteau est actrice, autrice de Ta putain de vie commence maintenant ! Lettre aux adolescents, et elle enseigne aux jeunes du Cours Florent. Elle explique que ces séries « parlent à tout le monde, car elles traitent de thématiques universelles : l’amour, l’amitié, la famille… Quel que soit notre âge, on se retrouve forcément dans ces situations. » Qu’on ait 16 ou 35 ans, nos préoccupations sont sensiblement les mêmes. On planifie des sorties avec nos amis, on se triture la tête pour comprendre pourquoi notre crush nous a ghosté, on se demande si on se trouve à la bonne place, on subit des crises existentielles, on se retrouve au milieu de triangles amoureux…

Gossip Girl (2007-2012).©The CW

« En plus, la plupart des teen dramas sont écrits par des adultes, ajoute Pierre Langlais. Ils projettent très souvent leur regard mature sur l’adolescence. Donc, finalement, des personnes de 30, 40 ou 50 ans sont plus à même de comprendre ce type de séries que les ados. » Les personnages deviennent alors des représentations de certaines problématiques. Ils incarnent nos joies, mais aussi nos peurs et nos parts d’ombre. Ainsi, des séries comme Euphoria abordent des sujets importants et adultes, comme la drogue, l’avortement, les violences sexuelles ou les identités de genre.

Un genre qui se complexifie et devient plus mature

Les séries pour ados ont longtemps été considérées comme des programmes simplets et bourrés de clichés. Qu’on se le dise, certaines cumulent tous les stéréotypes : l’intello de la classe timide qui se révèle quand elle sort avec le sportif musclé du lycée (combien d’ados se sont inscrits à la chorale après avoir suivi les aventures de Troy et Gabriella dans High School Musical ?), la blonde populaire qui brille par sa naïveté et son manque de réflexion, les geeks associaux qui en veulent à la Terre entière… La liste est longue et a influencé de nombreuses générations. Pourtant, les teen dramas évoluent. « Aujourd’hui, le genre est mature et raconte des histoires de plus en plus complexes et moins excluantes », assure l’auteur de Créer une série.

Élite (depuis 2018).©Netflix

Comédie, science-fiction, horreur, drame… « Aujourd’hui, presque toutes les séries sont des mélanges de genre et le teen drama n’y a pas échappé, explique Pierre Langlais. Pour attirer un public de plus en plus difficile à saisir, les producteurs sont obligés de tout mélanger. Netflix fait ce que j’appelle des séries tableaux Excel : plus elles cochent de cases, plus elles touchent de spectateurs. » Beaucoup de cases cochées, mais des mélanges qui donnent lieu à des programmes originaux et de qualité. Ces séries jouent sur l’imaginaire et proposent des intrigues bien ficelées et des réalisations léchées. Qui n’a jamais été fasciné par les plans psychédéliques et colorés d’Euphoria ou par sa bande-son envoûtante ?

Décrypter le quotidien des adolescents pour mieux les comprendre

Que ce soit dans les années 1980 ou 2010 avec des œuvres comme Gossip Girl, les personnages adultes étaient souvent exclus de ces programmes. Ils représentaient soit une source de problème (Bart ou Jack Bass, qui est le pire ?), soit une absence (le père de Scott McCall ne brille pas par sa présence dans Teen Wolf). Mais, aujourd’hui, les parents sont de plus en plus intégrés dans le récit. « Le défi des séries actuelles est de faire en sorte qu’ils soient dans une dynamique commune avec l’adolescent et qu’il n’y ait pas de rupture totale », précise le journaliste de Télérama.

Euphoria (depuis 2019).©HBO

Pour les autres générations, regarder des teen dramas relève de l’analyse sociologique, car ils disent quelque chose de la jeunesse actuelle. « Ça peut être délicat de regarder Sex Education avec ses parents, mais ce programme peut créer un pont générationnel et avoir un rôle pédagogique, explique Pierre Langlais. Les enfants et les parents peuvent s’en servir pour avoir des discussions autour de la sexualité. »

« L’adolescence est le moment de tous les possibles. C’est une période fascinante qui nous rend nostalgique. »

Louise Pasteau
autrice de Ta putain de vie commence maintenant ! Lettre aux adolescents

Sophie, qui est maman de deux adolescents, rejoint ce point de vue. Pour elle, ces séries sont un moyen de mieux appréhender leur quotidien. « Certaines parlent de drogue et m’aident à comprendre comment ils peuvent tomber là-dedans. Ça m’ouvre les yeux sur certaines situations et ça me permet d’en parler avec mes enfants pour éviter qu’ils m’échappent. Ils savent que je suis à l’écoute et qu’ils n’ont pas besoin de se cacher pour apprendre des choses. La communication est ouverte et plus saine. »

La nostalgie d’un âge fantasmé

S’il y a bien un sentiment qui traverse les âges, c’est la nostalgie. Et Hollywood l’a compris. Il n’y a qu’à voir le nombre de revival, spin-off, et reboot des séries cultes des années 2000 qui envahissent les plateformes de streaming. Ce sentiment obsédant nous pousse à vouloir retrouver des programmes de notre jeunesse, ou de revivre des moments magiques.

« L’adolescence est le moment de tous les possibles, souligne Louise Pasteau. On ne sait pas encore quelle voie professionnelle on va emprunter, on commence à découvrir son corps, à expérimenter les histoires amoureuses… C’est une période fascinante et qui rend nostalgique ceux qui y repensent. » Alors quand des séries proposent de retrouver ces sensations le temps de quelques épisodes, la tentation est trop grande pour refuser. À travers les personnages, on revit nos premiers amours, nos premières bêtises, nos premières cuites…

Sex Education (depuis 2019).©Netflix

« J’aime regarder la jeunesse, confie Michèle, 83 ans. Je me retrouve dans certaines histoires, mais j’ai eu une vie classique. Quand je regarde ces programmes, j’adore suivre les aventures de chacun car ils vivent des choses incroyables auxquelles je n’ai pas eu droit. J’aurais aimé faire partie de ces bandes de jeunes. À travers eux, je m’invente une autre adolescence. » Souvenirs enfouis ou jeunesse fantasmée, les teen dramas nous ramènent à un moment clé de notre vie. Ils représentent une véritable madeleine de Proust, et leur offre est si importante qu’on pourrait en dévorer tout un paquet.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste