Enquête

Cinéma et séries, des fictions d’influence ?

20 mars 2022
Par Lisa Muratore
Kad Merad est le personnage principal de la série “Baron noir”.
Kad Merad est le personnage principal de la série “Baron noir”. ©Aurélien Faidy/KWAI/CANAL+

À la Maison Blanche, Baron Noir, Don’t Look Up… On ne compte plus les fictions qui nous plongent dans les coulisses du pouvoir ou se saisissent de sujets politiques. Si cinéastes et showrunners s’emparent de ce vaste sujet depuis plus de 20 ans, la question de leur influence sur les enjeux électoraux demeure.

Le cinéma et les séries sont le reflet de notre démocratie et de ses enjeux. La fiction dépasse parfois la réalité dans la représentation du pouvoir. À l’approche de l’élection présidentielle française, la puissance du divertissement ne peut être ignorée, elle est omniprésente. Mais l’est-elle au point d’influencer profondément les électeurs ?

Si « le système » et ses coulisses sont aujourd’hui une trame de fond passionnante, on s’interroge sur leur représentation de la politique et du pouvoir, sur l’influence des fictions sur le comportement des votants, mais aussi sur leur utilisation par la scène politique.

Le pouvoir à travers le cinéma et les séries

À l’origine, le cinéma et les séries étaient loin d’être considérées comme des objets d’étude légitimes. Sous l’impulsion des États-Unis, ces fictions vont apparaître au cœur des recherches sociologiques, d’abord dans les années 1980-1990, puis dès le début des années 2000, car la manière de consommer et de produire des formats a évolué.

Les sujets vont également changer et la fiction va s’inspirer de la société moderne. Si le cinéma s’est aventuré très tôt sur ce terrain, avec Le Dictateur (1940) et Le Président (1961), côté séries, la représentation du pouvoir a été significative à partir des années 1990. Comme l’explique Arthur Delaporte, chercheur au Centre européen de sociologie et de sciences politiques : « On a commencé par avoir des séries qui représentent le pouvoir de manière humoristique. On pense au Royaume-Uni à Yes, Prime Minister, mais, le premier tournant, c’est À la Maison Blanche, entre idéalisme et réalisme de la fonction présidentielle. »

À la Maison Blanche représente un tournant dans l’univers des séries politiques.©DR

Difficile d’évoquer le pouvoir sans penser à la nouvelle génération de fictions inaugurée par House of Cards. Néanmoins, le spécialiste note un argument intéressant dans l’évolution du politique à travers le divertissement. « Aujourd’hui, le politique ne va pas devenir un objet fictionnel, mais un vecteur pour raconter une autre histoire. On le voit avec House of Cards. Ici, l’objet n’est pas la représentation politique. C’est un argument pour participer au drame et à l’arc narratif du personnage. »

Mais ça ne veut pas dire que les films ou séries qui traitent du pouvoir ne sont destinés qu’à le prendre pour décor dramatique. On le voit avec Baron Noir : après sa saison 1, la série portée par Kad Merad s’est politisée en montrant davantage les stratégies politiques.

La série britannique Yes, Prime Minister diffusée dans les années 1980.©BBC

Il ne faut pas non plus réduire la vision du pouvoir à celle du système étatique et aux enjeux de scrutin. Le politique peut prendre différents visages et les fictions évoluent avec la réalité. Il peut s’agir de la puissance médiatique, la pression des lobbies, ou encore la critique du système économique. Succession, Industry, V pour Vendetta, et même La Casa de Papel sont autant d’exemples modernes.

Henzo Lefèvre, directeur du Festival du film politique et Vincent de Bernardi, co-organisateur du Festival du film politique de Porto-Vecchio s’accordent sur ce point. Pour eux, il existe des créations dans l’univers du divertissement qui ne parlent pas des rouages du pouvoir politique : « On a l’arrière-cuisine politique, comme Baron Noir et House of Cards. Puis, il y a des films ou des séries qui traitent de phénomènes politiques. On pense au long-métrage Les Misérables de Ladj Ly. C’est un sujet politique qui n’est pas sur la politique. »

Succession aborde les coulisses du pouvoir médiatique.©HBO

Ceci étant dit, pour Arthur Delaporte, il n’existe pas de corrélation entre la représentation du pouvoir dans la fiction, aussi cynique et impitoyable soit-il, et le comportement électoral d’un spectateur. « Je ne pense pas qu’on puisse tirer un fil entre la fiction qui représente la vie politique de façon négative et les électeurs qui vont avoir une mauvaise image du politique. Parce que l’électeur a déjà une mauvaise image du politique et on peut faire le pari que c’est un spectateur intelligent, qu’il sait qu’il a affaire à une série ou un film. »

Des spectateurs pas si influençables que ça

Ça ne veut pas dire que le cinéma et les séries n’ont aucun impact sur le comportement électoral des spectateurs. Grâce à la fiction, ils obtiennent des clés d’analyse. Cela passe par la compréhension des mécanismes institutionnels et de leur complexité.

Le cinéma et les séries peuvent aussi favoriser un phénomène d’identification. Arthur Delaporte l’a d’ailleurs vu en comparant la série Baron Noir et le comportement des militants de gauche. « La série va produire chez un certain nombre de socialistes des vecteurs d’identification. C’est aussi un moyen de formation aux logiques des partis politiques, d’autant plus qu’aujourd’hui on a un affaiblissement des organisations. »

V pour Vendetta est devenu un symbole de l’antisystème.©Warner Bros

Ce phénomène d’identification passe aussi par une normalisation des comportements, selon Laure Coromines, journaliste ayant travaillé sur le lien entre les work sitcoms et la critique du capitalisme. Pour elle, l’univers du divertissement est davantage destiné à refléter nos mentalités, d’autant plus en l’absence d’une réelle influence étatique en France sur les contenus (soft power).

Au mieux, ça peut nous aider à avoir une réflexion démocratique, mais il n’y a pas une volonté d’influencer les opinions politiques de l’électorat, d’amener les spectateurs jusqu’aux urnes, ou de mobiliser une jeunesse de plus en plus désintéressée par le pouvoir.

La série Jeux d’influence filme les coulisses des lobbies dans la sphère politique.©What’s up Films.

Henzo Lefèvre constate en effet qu’il est difficile d’attirer les jeunes spectateurs et les nouveaux électeurs vers la thématique du pouvoir aujourd’hui : « L’intérêt de la jeunesse pour les coulisses du pouvoir est faible. On voit qu’il y a quand même une forte abstention, car ils ne croient pas en la capacité des politiques à changer leurs vies. » Mais résumer la baisse de la participation électorale à la capacité des fictions d’influencer ou non les spectateurs est un raccourci pour Vincent de Bernardi, qui note, à juste titre : « que les déterminants sont plus complexes et multiformes que ça dans une élection ».

George Clooney, Philip Seymour Hoffman et Ryan Gosling dans Les Marches du pouvoir.©Smokehouse

Pour Arthur Delaporte, il faut aussi que le spectateur soit politisé pour que la fiction soit plus impactante : pour s’intéresser à des fictions politiques, il faut s’intéresser à la politique. Par ailleurs, les séries et le cinéma qui abordent les notions de pouvoir visent un audimat mature et engagé. Bien que des créations comme Years and Years traitent de sujets actuels dont la jeunesse militante s’est saisie, reste à savoir si les showrunners visaient cette audience, à l’origine. On peut également s’interroger sur la force des séries pour adolescents.

Emma Thompson incarne Vivienne Rook, une candidate populiste dans Years and Years.©FR_tmdb

Les stéréotypes d’autrefois et l’inclusion de plus en plus présente aujourd’hui n’ont-ils finalement pas plus d’influence sur le comportement des jeunes votants que les créations dites politiques ? Nous sommes actuellement dans une impasse quant à la sociologie du divertissement, notamment par rapport aux plateformes, les géants de streaming comme Netflix ne communiquant pas précisément leurs chiffres.

À cela s’ajoute l’impact des réseaux sociaux sur la génération Z. D’après une étude menée par YPulse, les mèmes et les vidéos virales sont considérés comme étant des événements plus intéressants que la sortie d’un film pour les 18-35 ans. Dans le détail, 55 % de la génération Z sondée admettent s’intéresser à ces publications Internet, tout comme 48 % des millennials.

La série française Le Bureau des légendes.©TOP THE OLIGARCHS PRODUCTIONS / CANAL+

Le jeunesse semble ne plus se reconnaître dans le format classique du cinéma et des séries. Pourtant, les productions évoluent avec leur temps, prenant en compte les préoccupations des citoyens. On ne doit pas non plus oublier la force de frappe de Netflix et de ses concurrents auprès des jeunes abonnés. Mais pour Arthur Delaporte, ça ne suffit pas. « Bien que le Bureau des légendes ait permis de prendre conscience de la crise géopolitique, ou, plus récemment Don’t Look Up de la crise écologique, le public visé se situe entre 25 ans et 35 ans. Je ne sais pas si ça touche les plus jeunes qui se désintéressent de la politique. »

L’utilisation du divertissement dans les sphères du pouvoir

Si les politiques apparaissaient déconnectés de la réalité, depuis quelques années, la stratégie a changé. Ils veulent désormais montrer qu’ils sont proches de leur électorat. Il n’y a qu’à prendre les confidences d’Édouard Philippe, qui n’hésite pas à parler de son appétit pour les séries, ou bien les habitudes de Najat Vallaud Belkacem tout droit inspirées d’À la Maison Blanche.

Cette récupération est évidemment calculée : elle permet d’humaniser les candidats. À travers un socle de références communes, ils vont pouvoir fidéliser le plus grand nombre. Pour Laure Coromines, ce phénomène est particulièrement parlant, car, « dans une société de plus en plus polarisée, les séries télévisées et le cinéma vont rassembler ».

Meryl Streep incarne une caricature de Trump écosceptique dans Don’t Look Up.©Netflix

Bien que cela ne puisse pas considérablement influencer les résultats du scrutin, l’utilisation du divertissement par le pouvoir est aussi une manière de déléguer l’explication. C’est le cas du parti écologiste et de son leader Yannick Jadot qui utilise Don’t Look Up comme parabole à la crise écologique. Arthur Delaporte prend d’ailleurs cet exemple : « Cette fiction peut donner des codes. Les figures politiques s’inspirent du divertissement lorsqu’ils sont en manque d’influence ou d’idées. »

L’utilisation des séries et du cinéma dans le discours politique va toutefois dépendre du succès de l’adaptation, comme le note Henzo Lefèvre : « Les figures politiques vont avoir tendance à prendre pour exemple des créations populaires qui ont été visionnées par le plus grand nombre. Ce succès va également être parlant lorsque des hommes politiques et les élus locaux vont valider le propos de la fiction dans ce qu’elle représente du pouvoir. »

Frank Underwood faisant campagne dans la série House of Cards.©tmdb

Ce succès peut être à double tranchant selon Arthur Delaporte, car les politiques sont un public particulier et que le lien étroit entre réalité et fiction peut susciter un sentiment de responsabilité. Un point de vue que ne partage pas Vincent de Bernardi, pour qui « bien que le talent des scénaristes soit troublant pour capter la réalité, il existe souvent une exagération dans la représentation du pouvoir ». Il y a aussi, pour Laure Coromines, un risque de glamourisation.

Le Président d’Henri Verneuil.©Cite-Films/Terra Film/GE.S.I

Bien qu’il y ait un croisement entre l’univers du divertissement et la représentation du pouvoir, il est difficile d’établir une réelle corrélation avec le comportement des électeurs. Si le cinéma et les séries sont des outils non négligeables d’éducation et de communication, tant pour les votants que les figures politiques, leur puissance n’apparaît pas pleinement décisive. Ils reflètent la société actuelle, donnent une lecture de ses enjeux, sans réellement l’influencer.

Cela pourrait être amené à évoluer de différentes manières alors que le septième art et les séries prennent de plus en plus de place. Ils créent un socle commun de références populaires, accessibles, utilisées dans le débat social afin de « parler des gens », comme le résume Arthur Delaporte. C’est peut-être d’ailleurs ça, le véritable lien entre la politique et la fiction : s’influencer mutuellement pour mieux raconter la démocratie moderne.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste