Enquête

L’investissement des plateformes de SVoD dans le cinéma français : zoom sur un secteur en pleine mutation

26 février 2022
Par Alexia De Mari
L’investissement des plateformes de SVoD dans le cinéma français : zoom sur un secteur en pleine mutation
©2018 Michael Zech/All rights reserved

Depuis la crise sanitaire, les fermetures ponctuelles des salles et les restrictions sanitaires ont accéléré un processus déjà en place depuis plusieurs années dans l’industrie cinématographique : celui de la montée en puissance des plateformes de SVoD. Entre émulation et craintes, les professionnels tentent de s’adapter.

Depuis le premier confinement, les salles de cinéma ont dû se plier aux différents protocoles mis en place par le gouvernement. Cette situation a été profitable aux plateformes de SVoD qui, déjà en expansion, ont bénéficié de la crise pour fidéliser leur clientèle. Du côté de l’exploitation, après avoir connu le deuxième plus haut niveau de fréquentation depuis 53 ans en 2019 , soit 213,3 millions d’entrées, on observe une dynamique de reprise pour l’ensemble de l’année 2021. Si l’on s’en réfère au bilan du CNC, lors de la période d’ouverture des salles, le recul de la fréquentation n’est que de 23,2% en 2021 par rapport à la même période en 2019.

Les restrictions sanitaires commencent seulement à être levées : il est aujourd’hui impossible de savoir si cette baisse est structurelle ou conjoncturelle. « En termes d’exploitation, ce n’est pas la catastrophe, on sent que les problèmes tiennent plus des restrictions sanitaires que de la concurrence avec les plateformes », selon Michel Simongiovanni, directeur du cinéma Ellipse. Des changements semblent cependant se dessiner en termes de répartition des entrées : « On remarque que les spectateurs sont peut-être moins curieux et ont besoin d’être rassurés sur ce qu’ils vont voir », note ainsi David Obadia, programmateur indépendant. Il ajoute que « beaucoup de films n’existent plus en salle aujourd’hui ». Les exploitants ont su s’adapter aux différentes contraintes sanitaires et doivent aujourd’hui tenir compte de la place grandissante des plateformes dans la vie des Français. L’objectif est de composer avec ce nouvel arrivant ; mais, pour Michel Simongiovanni, « la coexistence est compatible avec les salles de cinéma ». Des stratégies d’adaptation doivent toutefois être mises en place. David Obadia organise par exemple plus d’événements ponctuels pour attirer le public – son souhait serait de trouver une solution vertueuse pour laisser la possibilité aux spectateurs de découvrir de grands films qui ne sont diffusés que sur des plateformes dans les conditions optimales qu’offrent les salles de cinéma.

Les propositions gouvernementales

À l’échelle nationale et européenne, les gouvernements contre-attaquent pour protéger les auteurs européens. Entre les décrets SMAD et TNT, et la nouvelle chronologie des médias, une restructuration complète des lois françaises et européennes permet de dépoussiérer la situation dans laquelle l’industrie du cinéma semblait figée. La chronologie des médias permet par exemple à Canal et OCS de diffuser les films six mois après leur sortie, contre huit mois auparavant, et Netflix 15 mois après, au lieu de 36 mois.

La directive européenne du décret SMA permet aux auteurs européens d’obtenir une protection juridique et d’assurer un réinvestissement dans la création audiovisuelle de chaque pays. En France, la transposition de la directive SMA devrait permettre d’obtenir un investissement de 20 % du chiffre d’affaires des plateformes dans la création française – dont 80 % pour l’audiovisuel et 20 % pour le cinéma. Ce qui, à terme, pourrait représenter 250 à 300 millions d’euros selon Karim Mottalib, directeur général de l’Institut du financement du cinéma et des industries culturelles. Cet argent supplémentaire devrait permettre de financer des projets variés. « L’intelligence en France est de faire participer les plateformes et de les forcer à investir », souligne le directeur de la distribution chez KMBO, Grégoire Marchal.

Pour le fondateur de la société de production La Chambre aux fresques, Thomas Schmitt, la situation reste rassurante : grâce à l’arrivée des plateformes, « il y a plusieurs guichets, donc une diversité de clients et d’opportunités ». Mais ce guichet supplémentaire est bien mieux accueilli chez les producteurs que chez les distributeurs, car la SVoD tire les prix vers le bas. « Les plateformes peuvent acheter beaucoup, mais pas cher, ce qui rend difficile la rentabilité des films. » Loin d’être fataliste, néanmoins, Grégoire Marchal ajoute qu’« il faut vivre avec son temps, c’est à nous de réfléchir à une logique de distribution différente ».

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Vers une fuite des talents ?

Les plateformes permettent également à de nouveaux talents de rencontrer leur public. C’est par exemple le cas du réalisateur Ange Basterga. Après avoir reçu un prix au festival de Cognac en 2007 pour le film autoproduit Caïd, coréalisé avec Nicolas Lopez, ils sont repérés par Netflix qui leur donne l’opportunité de réaliser une série du même nom. « Pour moi, avoir travaillé avec Netflix, c’est comme si j’étais passé du sport amateur au sport professionnel ! » La plateforme leur a en effet permis d’obtenir un accompagnement digne des grands studios sans les contraindre dans leur vision artistique du projet : « Ils vont toujours dans le sens de l’artiste, il faut juste savoir imposer ses choix. » Le succès international de Caïd sur Netflix permet aujourd’hui aux artistes de jouir d’une véritable crédibilité professionnelle. Si les grosses plateformes arrivent à mettre certains outsiders sur le devant de la scène, leur capacité à « voler » certains talents, qui ont émergé grâce au circuit classique semble parfois décriée. Or, comme le souligne Thomas Schmitt, cette logique se retrouve déjà dans d’autres industries. « Le danger serait qu’en tant que petit producteur indépendant, on se retrouve sans argent, mais tout le travail du gouvernement, notamment du CNC, permet d’encadrer les choses. »

Gérer la coexistence

Outre les plateformes américaines telles que Disney+, Amazon Prime ou Netflix, d’autres petites ou moyennes structures viennent compléter l’offre. C’est le cas de la plateforme française Tënk, fondée en 2016, et qui a vu dans l’émergence des plateformes une solution pour diffuser le documentaire de création. « On va retrouver la même typologie que celle des productions, des plateformes de toutes tailles vont coexister », selon Jean-Marie Barbe, fondateur de Tënk. Ces plateformes de tailles plus modestes devraient ainsi permettre à des œuvres d’exister et de rencontrer un public varié et international. « C’est important que toutes les plateformes ne fonctionnent pas selon le même modèle économique. Le but des plateformes privées, c’est souvent de chercher de l’argent et faire consommer plus. Nous, notre objet c’est d’avoir une dimension sociale, politique, de montrer des points de vue différents, pas de faire consommer. Il faut qu’il y ait également des plateformes publiques pour pouvoir continuer à jouer ce rôle », rappelle Thomas Schmitt. Cette diversité permet également de contrer un phénomène de standardisation des œuvres que l’on peut observer chez les leadeurs américains.

Si le futur reste incertain, avec notamment l’arrivée prochaine en France de nouvelles plateformes américaines, les professionnels du secteur sont prêts à se battre pour offrir au public des œuvres et des expériences singulières. Une chose est sûre, le développement massif de cette nouvelle forme de diffusion permet de rebattre les cartes et, parfois, de laisser la place à de nouveaux talents.

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Alexia De Mari
Alexia De Mari
Journaliste
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