Enquête

Séries : le public tend plus que jamais l’oreille aux formats audio

27 février 2022
Par Héloïse Decarre
Ana Girardot
a adapté le roman de Joël Dicker, La Disparition de Stéphanie Mailer, en série audio pour la plateforme Sybel.
Ana Girardot a adapté le roman de Joël Dicker, La Disparition de Stéphanie Mailer, en série audio pour la plateforme Sybel. ©Capture Youtube - Clap m'en Cinq !, Les Interviews Cinéma

Adieu Netflix, Apple TV ou autre Amazon Prime. Aujourd’hui, les séries s’écoutent. Avec plusieurs milliers de fictions audio créées tous les ans, l’industrie est en plein boom. Et le public est au rendez-vous : chaque mois, les écoutes et téléchargements se comptent en millions.

On connaît tous ce rituel. Fermer les yeux, ouvrir les oreilles… Et écouter l’histoire que l’on nous raconte. Une coutume qui existe depuis les débuts de l’humanité et qui se perpétue, sous de nouvelles formes.

Pour beaucoup de Français, écouter des histoires reste une pratique ancrée. Selon l’étude Global Audio réalisée par Médiamétrie l’année dernière, 96 % des internautes interrogés écoutent un contenu audio chaque mois. Des contenus qui ne proviennent plus seulement de la radio, mais aussi d’Internet. Ces podcasts peuvent être natifs (nés et diffusés en ligne uniquement) ou broadcastés (diffusés à l’antenne dans un premier temps, puis mis à disposition du public sur Internet). Et parmi la multitude de genres existants (documentaires, contenus d’actualité, talk-show…), une catégorie se distingue par son succès depuis le milieu des années 2010 : la fiction audio sérielle.

S’il est encore difficile d’obtenir les audiences exactes pour ce format (qu’on peut quand même estimer à plusieurs millions, selon une étude du ministère de la Culture datant de 2020), une certitude existe : elles ne font qu’augmenter. Si l’on en croit des chiffres recueillis en 2020 par le Paris Podcast Festival, 84 % des auditeurs de podcasts natifs déclarent être beaucoup ou assez intéressés par les fictions, ce qui représente une augmentation de 8 points par rapport à 2019.

Vieille recette, nouvelles technologies

La réussite des séries audio n’est pas surprenante, dans le sens où le format est loin d’être inédit. En réalité, on peut faire remonter son apparition à la création de la radio, il y a plus de 100 ans. À l’époque, les feuilletons radiophoniques (comme Signé Furax, de Pierre Dac et Francis Blanche) cartonnent déjà. Plus tard, au début des années 2000, ce sont les sagas MP3, des enregistrements à télécharger sortis de l’esprit de passionnés autodidactes, qui prennent le relais (on se souvient de l’excellent Donjon de Naheulbeuk de John Lang, ou des hilarantes 2 minutes du peuple de François Pérusse). Une dizaine d’années plus tard, France Culture ou Arte Radio commencent à produire et réaliser des séries audio. Mais alors, comment expliquer la récente démocratisation de la fiction audio ?

L’explosion fulgurante des écoutes s’explique en un mot : numérisation. Les plateformes de streaming musical comme Deezer ou Spotify se sont emparées du format, aidant à le populariser. Juste avant l’arrivée de mastodontes spécialisés dans l’audio parlé, comme Audible ou Sybel. Parfois qualifié de « Netflix de l’audio », Sybel a été créé en 2018 par Virginie Maire.

« Je m’occupais beaucoup de youtubeurs, et je me suis rendu compte qu’il y avait dans le monde 300 millions de personnes abonnées à YouTube uniquement pour écouter des histoires, ce qui est assez colossal ! », se remémore-t-elle. Face à l’envie de ce public coincé sur une plateforme pas vraiment adaptée à l’audio, l’application est prise d’assaut. D’abord lancée en accès gratuit, Sybel atteint le million d’utilisateurs dès décembre 2019, avant de passer à un modèle payant par abonnement à l’été 2020. Aujourd’hui, plus de 50 000 personnes y sont abonnées.

Un succès qui n’étonne pas Virginie Maire. « C’est une évolution assez naturelle : elle a eu lieu dans la vidéo avec le replay et le SVoD, puis dans la musique… Maintenant elle atteint l’audio parlé. Aujourd’hui, on a tous des portables, des Airpods. Les achats d’enceintes connectées ont explosé, tout est plus connecté. » Autant d’éléments qui favorisent l’accessibilité de l’audio.

Un public maître de sa consommation culturelle

Environ 700 séries sont disponibles sur Sybel, et tous les genres y sont proposés : comédie, horreur, fantastique… On y trouve des créations originales, mais aussi des adaptations (comme La Disparition de Stéphanie Mailer, de Joël Dicker), et même des contenus pour les enfants, qui représentent 40 % de l’audience de Sybel.

Mais les enfants ne représentent pas la majorité du public. « On s’est rendu compte que l’auditeur du podcast natif avait plus ou moins entre 25 et 35 ans, et était en majorité CSP+ », détaille Nina Cohen, directrice adjointe du Paris Podcast Festival. Un auditeur qui est d’ailleurs plus souvent une auditrice, en tout cas si l’on regarde le profil des abonnés de Sybel, qui compte 60 % de femmes. Un public jeune, donc, qui revendique et apprécie sa liberté de choisir. « Cette génération ne veut pas être soumise à une grille des programmes, qu’ils soient à la radio ou à la télé », confirme Nina Cohen.

Une nouvelle façon de consommer l’audio : ce qu’on veut, mais surtout où on veut et quand on veut. « C’est là que réside la clef du succès, sourit-elle. C’est d’être arrivé à entrer dans la sphère intime. C’est quelque chose qui va accompagner le quotidien : on va écouter ces séries en faisant la vaisselle, en faisant son jogging… » Et si on retrouve les habitudes de consommation de la radio classique – le matin de 7 heures à 9 heures, quand on se prépare ou qu’on est dans les transports, et en fin de journée quand on rentre du boulot – les écoutes s’étalent sur toute la journée et explosent le soir.

« On a de grosses consommations à partir de 22 heures, jusqu’à 1 ou 2 heures du matin, indique Virginie Maire, cofondatrice de Sybel. Il y a un vrai rejet de l’écran le soir, où on a besoin de déconnecter complètement. »

Créer de l’image avec du son

Une façon d’éviter les écrans, qui reprend tout de même tous les codes de la série TV. La fiction audio est construite en plusieurs épisodes, avec des intrigues qui s’entremêlent, des rebondissements et une conclusion, souvent à suspens. Mais, par ses particularités, le format permet aussi de s’affranchir du cadre parfois vieillissant de la télévision. « J’ai l’impression que c’est un média plus libre, qu’on peut traiter les sujets de manière différente par rapport à ce qu’on voit sur le petit écran », s’enthousiasme Thomas Le Petit-Corps, auteur et scénariste de séries audio (Silencio, GTA chez les ploucs).

Sur le fond d’abord, comme l’explique le créateur, « c’est un format qui permet de tout faire ! On peut se projeter dans n’importe quelle époque, on peut passer de la science-fiction à quelque chose de moyenâgeux sans aucun problème ». Et sur la forme, ensuite, comme le précise un autre auteur de séries audio, François Pérache (57, rue de Varenne, De guerre en fils). « L’intérêt du format numérique, c’est qu’on se libère des cases éditoriales standards. À l’antenne, il y a des formats qui doivent rentrer dans des grilles de 5×28,40 minutes précisément ! Sur Internet, on est beaucoup plus libres. Sur Arte Radio, pour De guerre en fils, on n’a pas deux épisodes qui ont la même durée : ils peuvent aller de 9 à 17 minutes ! », développe l’auteur.

Bien sûr, la série audio a aussi des exigences, parfois même plus prononcées que pour une série TV. Il ne faut pas l’oublier, la radio est un média où le public a plus tendance à décrocher, et pour cause : les auditeurs et auditrices réalisent presque toujours d’autres tâches en l’écoutant. Ainsi, auteurs et scénaristes s’attellent à une mission : réussir à maintenir l’attention. « Il faut être encore plus mordant dans les débuts d’écriture de séries de podcasts, insiste François Pérache. Il faut
que ça accroche tout de suite ! »

En plus de la narration, les dialogues sont eux aussi écrits avec un soin particulier. François Pérache se donne comme règle que chacun de ses personnages ait une « langue spécifique ». Ce qui signifie qu’il faut « qu’il ait une grammaire spécifique, un vocabulaire spécifique, un rythme… Il faut qu’on puisse reconnaître un personnage à sa manière de parler ».

Pour renforcer leur crédibilité, un autre élément entre en jeu : la performance des comédiens et comédiennes. À l’image du cinéma, les acteurs et actrices entrent dans une pièce, comme dans un champ. « Sauf que, quand on est acteur radio, on ne comprend pas du tout comment se situer par rapport à la personne qui prend le son, souligne Claire Dumas, comédienne de séries audio pour Radio France. Selon les contraintes d’enregistrement c’est plus ou moins facile, il y a des manières de se positionner, il ne faut pas trop bouger la tête parce qu’il faut rester en face du micro, et parce que le moindre geste s’entend ! », s’amuse-t-elle.

Cette mise en scène sonore, appuyée par le travail capital des bruiteurs, est sublimée par de nouvelles technologies, toujours plus pointues. Dernière invention en date : le son binaural. Là où un enregistrement en stéréo permet d’entendre une différence entre la gauche et la droite, l’enregistrement en binaural donne au public une vision à 360°. Les micros sont positionnés sur une perche, ou directement sur la tête du comédien ou de la comédienne. L’écoute devient alors beaucoup plus immersive, le public pouvant entendre monstres et catastrophes arriver dans son dos, ou surgir sur lui !

Une industrie naissante pour laquelle tout est à inventer

Des techniques attractives, et surtout peu chères. Sur les plateaux, moins de monde, pas de caméras, pas de costumes, pas de décors… Forcément, les coûts de production s’en ressentent. Difficile à établir, car il diffère grandement en fonction des studios, le budget-type d’une production de fiction vidéo serait d’environ 201 000 €, soit 2000 € la minute, selon un rapport du ministère de la Culture de 2020. La cofondatrice et directrice de Sybel, Virginie Maire, indique de son côté que la production d’une fiction audio coûterait « 50 à 100 fois moins cher qu’une fiction audiovisuelle ».

À l’origine de plus d’une centaine de créations originales, Sybel finance son catalogue grâce à son système d’abonnements. Mais ce modèle économique est loin d’être la règle, comme le fait remarquer Nina Cohen, la directrice adjointe du Paris Podcast Festival. « Il y a tout un tas de modèles différents. Le plus souvent, les studios de production font du brand content ou utilisent un système de monétisation des contenus par des publicités avant ou après le contenu. »

Les financements restent difficiles à trouver, d’autant plus qu’il y a encore très peu d’aides publiques. L’année dernière, le ministère de la Culture a tout de même initié un coup de pouce, avec le déblocage d’un fonds d’aide de 500 000 euros pour les auteurs de podcasts. En 2019, c’est la Société des auteurs et compositeurs dramatiques qui avait lancé le dispositif Podcast natif SACD, accordant une aide de 5 000 euros aux auteurs de séries françaises. Ce qui est certain, c’est que les créateurs sont, pour le moment, plus rémunérés par la publicité que par la monétisation des écoutes. Les audiences de ces contenus ne pouvant pas encore être suffisamment bien mesurées, tout reste à inventer concernant les droits d’auteur.

Mais ça ne devrait pas tarder à changer, car le format évolue vers de plus en plus de reconnaissance. La preuve : depuis 2020, les organisateurs du Paris Podcast Festival, référence en la matière, ont décidé d’ouvrir leur compétition aux séries. Autre signe de progression, l’abonnement à Sybel est disponible parmi les offres numériques du Pass Culture. Une chose est sûre : maintenant qu’elle est reconnue comme actrice du patrimoine culturel français à part entière, la fiction sonore en série a de beaux jours devant elle.

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Article rédigé par
Héloïse Decarre
Héloïse Decarre
Journaliste