Enquête

Feminism-washing : l’industrie des séries ne profiterait-elle pas de la vague féministe ?

13 septembre 2022
Par Héloïse Decarre
Galadriel dans la série Les anneaux de pouvoir.
Galadriel dans la série Les anneaux de pouvoir. ©Prime Video

Adieu les stéréotypes. Place aux personnages principaux féminins, et aux scénarios centrés sur la condition des femmes. Après le mouvement MeToo, les mœurs évoluent au cinéma comme dans la société, et la pop culture doit, elle aussi, s’adapter. Le petit écran et les plateformes ne craignent plus de s’identifier comme féministes, et l’industrie des séries se revendique même actrice à part entière de la lutte pour les droits des femmes. Effet d’aubaine ou véritable avancée ?

Bimbos, sans cervelles, ultrasexualisées, perfides, hystériques ou frigides : soulignez la mention appropriée. Peu importe l’adjectif les qualifiant, les femmes dans les séries ont longtemps été juste assez bonnes pour être les amoureuses du héros. Et si, de nos jours, Alerte à Malibu, Melrose Place ou Mon Oncle Charlie paraissent très loin, ce serait une erreur de croire que les séries ont attendu les années 2000 pour mieux représenter le Deuxième Sexe.

C’est ce que rappelle Brigitte Rollet, chercheuse rattachée au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et enseignante à Sciences Po, spécialisée dans les questions de genre et de sexualité au cinéma et à la télévision.

« Je ne dis pas que c’était mieux avant, tempère-t-elle, mais j’ai grandi avec des personnages dont je ne pense pas que les enfants d’aujourd’hui ont l’équivalent, comme Fifi Brindacier ou Super Jaimie [des séries sorties en 1969 et 1976, ndlr]. Il y avait des femmes dans les séries qui avaient déjà une forme de pouvoir, c’était simplement une exception. »

Vers des représentations plus réalistes

Une exception qui, petit à petit, prend de l’ampleur. Sex and the City en 1998, Desperate Housewifes en 2004, puis Girls en 2012 dépeignent des femmes plus réalistes : elles sont à l’aise avec leur sexualité, en difficulté dans leur vie de couple ou leur carrière, ou ne correspondent pas aux canons de beauté du moment. Et, surtout, elles sont les personnages principaux de ces séries. Le public est le premier à remarquer ces changements. En témoigne Yohann, 37 ans, consommateur de séries depuis son adolescence et abonné à trois plateformes de streaming.

« Quand j’ai commencé à regarder des séries, les femmes étaient principalement là pour montrer leurs physiques et pour tomber amoureuses, se souvient-il. Il y a eu une première évolution avec Buffy contre les vampires [créée en 1997, ndlr]. C’était la première fois qu’on voyait une héroïne un peu ‘’badass’’ dans une série pas vraiment sentimentale mais plus portée sur l’action. »

En 1997, la série Buffy contre les vampires bouscule les codes, en mettant en scène une héroïne autant occupée par l’extermination de créatures surnaturelles que par sa vie sentimentale.©The WB Network TV

Après avoir remarqué l’augmentation du nombre de ces personnages féminins principaux, Alice a cofondé le site 1001 héroïnes pour guider les spectatrices et spectateurs en recherche d’une meilleure représentation. Trois ans plus tard, leur plateforme liste plus de 800 œuvres. Mais, au-delà des personnages en eux-mêmes, la militante fait remarquer que les thèmes abordés dans les séries ont, eux aussi, beaucoup évolué.

« Les séries montrent ce que c’est d’être une femme dans une société patriarcale et d’être confrontée tous les jours à des violences, explique-t-elle. Cela va du harcèlement au travail aux violences sexuelles, et aux traumatismes engendrés. »

C’est le cas dans I May Destroy You, série de 2020 abordant le viol et ses conséquences. Le tabou des règles est lui aussi brisé. Selon Alice : « C’est quelque chose qui était inimaginable il y a dix ans, et que l’on retrouve de plus en plus. » L’héroïne de I May Destroy You, toujours, est par exemple mise en scène en plein rapport sexuel, prévenant son partenaire qu’elle a ses règles. Autre sujet : en 2017, Big Little Lies dépeint subtilement les violences conjugales. Plus récemment, dans la série de Marvel She-Hulk, l’héroïne n’hésite pas à dénoncer le mansplaining qu’elle subit.

« Dans Buffy contre les vampires, c’était la première fois qu’on voyait une héroïne un peu ‘’badass’’ dans une série pas vraiment sentimentale, mais plus portée sur l’action »

Yohann
Consommateur de séries

Une meilleure représentation du corps des femmes, de leur condition sociale, mais aussi de leur histoire. Selon Alice, « il y a de plus en plus de séries qui racontent des histoires vraies, ou fortement inspirées de la réalité. Le but est de raconter une autre histoire des femmes, et de la faire connaître ». Ainsi apparaissent la géniale Mrs America en 2020, retraçant le combat féministe des années 1970 aux États-Unis, ou encore cette année A League of Their Own, revenant sur la création de la première ligue féminine professionnelle de baseball, toujours au pays de l’Oncle Sam.

Une industrie qui se féminise lentement

Des changements dus à une évolution générale de la société, au sein de laquelle les questions d’égalité femmes-hommes sont de plus en plus prises en compte. La parole des femmes se fait entendre, notamment dans l’industrie audiovisuelle où le statu quo est bouleversé grâce au mouvement MeToo et à l’affaire Weinstein, en 2017. Mais, si les représentations s’améliorent, c’est surtout parce que, dans l’industrie, de plus en plus de femmes prennent les manettes.

Annuellement, Martha Lauzen, directrice du Centre d’études sur les femmes à la télévision et dans les films de l’Université de San Diego, produit un rapport sur la question. En 2021, il révélait que les femmes représentaient 31 % des personnes à l’origine des séries télévisées (créatrices, réalisatrices, scénaristes, productrices, éditrices et directrices de la photographie) aux États-Unis. En 1997, elles n’étaient que 21 %.

« Il y a une relation de cause à effet entre l’augmentation du nombre de femmes à la production et l’augmentation du nombre de personnages qualitatifs. »

Brigitte Rollet
Chercheuse et enseignante à Sciences Po

Brigitte Rollet le confirme : « Plus il y a de femmes à la production ou au scénario, plus les productions passent le test de Bechdel. » Ce test, inventé en 1985, permet de mettre en évidence la surreprésentation des protagonistes masculins, ou à l’inverse la sous-représentation des personnages féminins dans une œuvre de fiction. Trois critères sont pris en compte : au moins deux femmes doivent être présentes dans l’œuvre et porter un nom, elles doivent parler ensemble, et cette discussion ne doit pas avoir de rapport avec un homme.

« Il y a une relation de cause à effet entre l’augmentation du nombre de femmes à la production et l’augmentation du nombre de personnages qualitatifs », poursuit la chercheuse. Une étude de l’INA en collaboration avec l’association Pour les femmes dans les médias réalisée en 2020 vient confirmer cela. Selon elle, le taux de parole des femmes atteint son plus bas niveau dans les fictions réalisées uniquement par des hommes, à savoir 34 %. Dans les fictions coréalisées par des hommes et des femmes, le taux de parole monte à plus de 40%.

Le regard féminin ouvre la porte à des procédés narratifs plus inclusifs et représentatifs de la réalité. La voix off ou les flashbacks, par exemple, permettent de connaître le fond de la pensée des personnages. Et quand ceux-ci sont joués, mais aussi écrits par une femme, leur justesse en devient meilleure. C’est le cas dans l’excellente série Fleabag de Phoebe Waller-Bridge, sorti en 2016.

Malgré tout, la majorité des œuvres restent écrites et réalisées par des hommes. En France, selon une étude du CNC, les sociétés de production audiovisuelle de fiction ne comptaient que 23 % de réalisatrices en 2020. C’est ce que dénonce le Collectif 50/50, qui réunit des pros de l’industrie du cinéma et de l’audiovisuel français militant pour la parité.

Sous couvert d’une communication inclusive, les stéréotypes persistent

Cette inégalité explique sans doute pourquoi certains stéréotypes persistent. « On pense encore beaucoup le féminin uniquement dans sa version jeune et jolie, plutôt hétérosexuelle, plutôt mince, plutôt blanche, même s’il y a des exceptions, explique Brigitte Rollet. Les histoires tournent beaucoup autour des relations amoureuses, et il y aussi un décalage entre la parole en volume des hommes et des femmes. »

Sur la saison 2020-2021, selon l’étude déjà mentionnée de Martha Lauzen, 58 % des personnages principaux féminins des séries américaines étaient blancs, et seulement 3 % avaient plus de 60 ans. Dans les séries télévisées, comme dans celles diffusées sur des plateformes de streaming, les personnages féminins représentaient 45 % des personnages parlants.

Le public ressent, lui aussi, ce décalage. « Au niveau des physiques, il y a encore très peu d’actrices en dehors des normes de beauté actuelle ou en surpoids, à part si c’est le thème de la série, remarque Yohann. Il y a aussi très peu de séries en Occident avec des héroïnes asiatiques, des personnes noires… Ce sont toujours les acolytes. »

Un nombre croissant de séries reviennent sur des histoires vraies, et permettent de mettre en valeur l’histoire des femmes et leurs combats. C’est le cas de Mrs America, qui aborde le mouvement féministe américain des années 1970 pour faire adopter l’Equal Rights Amendment.©FX Network/Hulu

En ce qui concerne les scénarios, certaines thématiques sont encore passées sous silence. Des séries mettant au premier plan des entrepreneuses couronnées de succès, comme Girlboss en 2017 ou Emily in Paris en 2020, invisibilisent les problèmes de harcèlement sexiste au travail tout en mettant en scène des rivalités féminines. D’autres sujets restent aussi tabous, comme l’avortement.

« On peut compter sur les doigts d’une main les séries qui se disent féministes et qui finalement abordent l’avortement, avance Alice, cofondatrice de 1001 héroïnes. À chaque fois qu’une production en parle, c’est comme si c’était extraordinaire… Sauf qu’en France, une femme sur trois a recours à l’avortement dans sa vie ! C’est quelque chose qui mériterait d’être plus évoqué, et normalisé. »

Le féminisme dans la pop culture, entre marketing et demande du public

Bien souvent, les productions affichent donc un féminisme de surface qui fait, avant tout, beaucoup vendre. C’est l’avis de Brigitte Rollet : « Il n’y a pas si longtemps, on ne se posait pas la question de savoir si on allait mettre un personnage féminin puissant ou pas. Pour le public, à cette époque-là, ce n’était pas ce qui comptait le plus. Les décisions des plateformes de streaming ne sont pas prises pour faire avancer le bien-être de l’humanité ! Elles le sont pour récolter le maximum de bénéfices. Et apparemment, aujourd’hui, ce sont les personnages féminins puissants qui font vendre. »

L’idée est donc de plaire au maximum de personnes, pour attirer un maximum de spectateurs et de spectatrices. Et cela fonctionne. Nona, 39 ans, est abonnée à deux plateformes de streaming et regarde entre cinq et dix épisodes par semaine. Elle l’affirme sans détour : « Si le sujet traite de féminisme, je fonce ! C’est un sujet qui me passionne ! »

« Je ne sais pas si on peut vraiment parler de feminism-washing. C’est sûr, il y a des aspects marketing, mais c’est aussi parce qu’il y a un public pour ces thématiques-là ! Cela correspond aussi à une demande. »

Alice
Cofondatrice de l’association 1001 héroïnes

Une condition est quand même à respecter, selon la fan de séries : « Si le programme est vendu sur des valeurs d’égalité et de diversité, il faut être irréprochable et cohérent sur toute la ligne. » Autrement dit, aucune tolérance en cas d’agressions lors du tournage ou d’inégalités salariales.

Les producteurs en ont conscience : si, dans le passé, toute publicité était bonne à prendre, un bad buzz peut de nos jours faire couler une production. Nona comme Yohann affirment qu’ils stopperont tout visionnage s’ils prennent connaissance d’une quelconque maltraitance ou inégalité vis-à-vis des actrices.

De plus en plus, les séries abordent les violences faites aux femmes et leurs conséquences. C’est le cas de I May Destroy You, où le personnage principal, Arabella, affronte le viol dont elle a été victime et ses conséquences.©HBO

Mais pour Alice, de 1001 héroïnes, l’utilisation de l’étiquette féministe à des fins commerciales n’est pas forcément une mauvaise chose. « Je ne sais pas si on peut vraiment parler de feminism-washing, s’interroge-t-elle. C’est sûr, il y a des aspects marketing, mais c’est aussi parce qu’il y a un public pour ces thématiques-là ! Cela correspond aussi à une demande. »

Certaines franchises reçoivent effectivement un nombre important de requêtes de la part du public. Les fans de Marvel, par exemple, réclament une série autour de la super-héroïne Black Widow depuis des années – série qui arrivera finalement le 6 octobre sur Disney+. Nona, elle non plus, ne voit pas complètement le phénomène d’un mauvais œil.

« Parfois, je me dis qu’effectivement, les séries que je regarde font du féminism-washing, que les réalisateurs n’ont peut-être pas comme ambition de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes, et qu’il est possible que leur seule ambition soit de faire du pognon, admet-elle. Mais ça peut quand même faire bouger les choses ! »

Toucher le plus grand nombre pour que les valeurs féministes deviennent la norme

Que les choses bougent, ou continuent de bouger, c’est ce qui importe le plus aux yeux des spécialistes, comme du public. Pour Nona, « c’est extrêmement important que les séries montrent des femmes qui sortent des stéréotypes de la société patriarcale telle qu’on la subit. Je fais partie des spectatrices qui ont besoin de s’identifier aux personnages pour les apprécier, ou en tout cas pour avoir envie de les suivre. »

De son côté, Yohann pense avant tout à ses deux petites filles : « L’image de la princesse qu’il faut secourir, qui ne peut pas se prendre en main elle-même, ça me posait un petit peu problème… Et leur montrer que même si tu es une fille tu peux être l’héroïne, tu peux t’en sortir toute seule, comme les garçons, je trouve ça hyper positif. »

Dans Sex Education, le panel de personnages féminins est très divers et représentatif des identités et des expériences multiples que peuvent vivre les filles et les femmes.©Netflix

Brigitte Rollet corrobore : « Les images formatent notre imaginaire. Il est difficile de faire abstraction de ce qu’on nous assène depuis l’enfance. » Ainsi, montrer aux jeunes générations des femmes dans des métiers ou des rôles traditionnellement dévolus aux hommes, ou se battant pour leurs droits, devient porteur d’espoir. Selon une étude Médiamétrie réalisée en 2021, 8,7 millions de Français de plus de 15 ans regardent chaque jour un programme sur un service de vidéo à la demande.

Le format série, la pop culture, et les plateformes grand public permettent donc de rendre accessibles ces nouvelles représentations aux plus jeunes générations. Malgré tout, la professeure se questionne : « Qu’est-ce qu’une série féministe ? Est ce qu’il s’agit de montrer des personnages féminins aussi forts que les hommes ? Est-ce que la présence d’un personnage que l’on pourrait lire comme féministe annihile ou affaiblit le fait qu’il y a beaucoup de personnages construits de façon très stéréotypée ? »

La spécialiste met sur la table l’exemple de Game of Thrones. Si la série, débutée en 2011, met en scène des personnages féminins très puissants, de nombreux viols y sont aussi représentés… Sans jamais être questionnés.

« Je fais partie des spectatrices qui ont besoin de s’identifier aux personnages pour les apprécier, ou en tout cas pour avoir envie de les suivre. »

Nona
Consommatrice de séries

La véritable avancée dans les représentations, selon Alice, « passera par le traitement des personnages dans les séries qui ne se disent pas féministes ». Quand une bonne représentation des femmes sur le petit écran deviendra la norme et plus l’exception, le combat sera gagné. Et quand les séries seront libérées de leur qualification de « féministe », qu’elle soit avérée ou marketing, elles le deviendront toutes.

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Article rédigé par
Héloïse Decarre
Héloïse Decarre
Journaliste