Entretien

Zaven Najjar pour Allah n’est pas obligé : “L’ironie est l’essence de l’œuvre”

14 juin 2025
Par Sophie Jacquier
“Allah n'est pas obligé” est présenté en compétition au Festival d'Annecy.
“Allah n'est pas obligé” est présenté en compétition au Festival d'Annecy. ©Special Touch Studios

Présenté en compétition officielle au Festival d’Annecy, Allah n’est pas obligé suit le voyage de Birahima, orphelin guinéen d’une dizaine d’années. Rapidement, il devient enfant-soldat, et apprend à grandir au milieu des guerres civiles. Adaptation du roman d’Ahmadou Kourouma, ce long-métrage est un récit initiatique parsemé de violences et, surtout, d’ironie. Rencontre avec le réalisateur Zaven Najjar.

Pourquoi avoir choisi d’adapter le roman d’Ahmadou Kourouma en film ? 

C’est une concordance de choses. D’abord, la rencontre avec Sébastien Onomo [le producteur du film, ndlr], avec qui j’ai travaillé sur La sirène (2023). Sébastien rêvait d’adapter ce roman depuis ses études de lettres modernes. Le sujet le touchait profondément, notamment en raison de ses origines camerounaises. De mon côté, étant originaire d’une famille d’Arméniens syriens et libanais, j’ai entendu beaucoup d’histoires de guerre civile, surtout quand j’étais adolescent. Et puis, c’est un roman bouleversant, mais pas que. Il fait réfléchir et décortique les mécaniques qui entretiennent et créent ce type de conflits. Tout ce contexte donnait du sens à l’adaptation.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le processus d’adaptation ? 

Le travail s’est fait sur plusieurs niveaux. J’ai commencé par faire des recherches sur le terrain. Je suis allé au Libéria, j’ai rencontré des anciens combattants par l’intermédiaire d’un ancien général sierraléonais. J’ai aussi échangé avec Tumba Shango Lokoho, le professeur de Sébastien à la Sorbonne. Ça a rendu le projet concret et valide. Le travail avec Karine Winczura, la coscénariste, a été très important. Elle sait exactement comment passer du roman au scénario.

Comment choisir ce qui reste et ce qui part ? 

Il y avait plusieurs axes d’adaptation. D’abord, on a voulu mettre le personnage de Birahima au centre de l’action. Dans le livre, il décrit des choses dont il est spectateur, ce qui n’est pas facile à adapter au cinéma. La durée est aussi un enjeu. Ma productrice exécutive, Nadine Mombo, m’a dit que le film devait durer 75 minutes. Et je sais que là où on gagne en longueur, on peut perdre en qualité et en impact. C’était impossible de tout garder. On a donc choisi de se concentrer sur les différentes étapes du voyage de Birahima. Chaque camp qu’il traverse raconte quelque chose de plus grand, au-delà de l’histoire du personnage. Ces étapes offrent un niveau de lecture supplémentaire, avec un angle unique. 

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La voix off, présente tout au long du film, ajoute une dimension particulière au récit. Pourquoi ce choix ? 

Tout le roman est écrit à la première personne, et rien n’est jamais décrit. C’est quelque chose que je ne voulais pas perdre, donc c’est de là qu’est venue la voix off. Dans le livre, les dictionnaires jouent aussi un rôle et se mêlent aux digressions historiques et politiques. J’ai décidé de réunir les deux pour donner un espace à ces écarts. Ça crée aussi une autre forme de narration visuelle. On sort du film et on y rentre à nouveau. Ces moments permettent d’aller chercher plus loin que l’histoire, mais ils ont aussi beaucoup d’importance pour comprendre les aspects historiques et politiques du film, qui sont cruciaux.

Ces “digressions” donnent justement au film un aspect éducatif. Quel est le public cible ? 

On vise un public adolescent et adulte. En développant le film, c’est devenu évident. Le sujet et le livre sont trop durs pour que le film soit destiné au jeune public. Sinon, on serait passés à côté de quelque chose. C’est une réflexion qu’on avait sans cesse avec Sébastien, et finalement on est restés fidèles au public du roman (prix Goncourt des lycéens et Renaudot en 2000).

Birahima voit au départ le fusil qui lui est confié comme un jouet, puis s’en sert très rapidement “comme un adulte”. Pensez-vous que son personnage garde malgré tout son âme d’enfant ?

J’y ai beaucoup réfléchi. J’ai regardé des interventions du General Butt Naked, du NPFL [le Front national patriotique du Libéria, groupe rebelle libérien qui a lancé et participé à la première guerre civile en 1989, ndlr], un des plus connus du conflit. Il racontait que pour embrigader des enfants et des adolescents, ils leur montraient des films de guerre américains. Ça permettait de créer une imagerie et ça rendait le tout un peu irréel. On a voulu faire pareil avec Birahima. C’est un personnage entre deux âges. Au fil de son chemin, il évolue et questionne de plus en plus la parole des adultes. Et il finit par ne presque plus avoir de convictions…

Les couleurs vives contrastent avec la violence du sujet. Comment avez-vous travaillé cet univers visuel ? 

Il y a une vraie évolution tout au long du film. La première scène, qui se situe plus tard dans la chronologie, est assez grise. Puis, on repasse directement à l’enfance de Birahima, et c’est tout de suite plus chatoyant. Je voulais créer quelque chose d’assez organique et réaliste, mais qui soit symbolique de son chemin. Les couleurs évoluent avec l’histoire. La musique permet aussi de retranscrire le ressenti du personnage. Elle est parfois très énergique, parfois triste. Je voulais que les moments durs le soient vraiment, sans ambiguïté.

Comment avez-vous utilisé l’animation pour raconter cette histoire ? 

On a fait les décors en 2D, et les personnages et quelques objets en 3D. C’est un style que je développe sur tous mes projets, que j’ai poussé et adapté pour ce film. Je voulais que l’animation des personnages soit “steppée”, c’est-à-dire pas complètement fluide. Ça les rend un peu plus organiques. Il fallait aussi qu’ils aient de la personnalité, une accroche. Ça passe par les détails du visage, mais aussi par les habits, les accessoires… Dans le film, il y a également des moments entièrement en 2D, ce qui permet de créer des scènes qui se détachent du reste. 

Birahima doit quitter sa famille dès le début du film. C’est donc aussi un film sur le déracinement ? 

C’est effectivement un passage extrêmement dur. Il quitte sa grand-mère, son lieu de naissance. Pour cet aspect, je me suis un peu inspiré de ma propre famille, qui est partout dans le monde. Mon père est parti de Syrie très jeune, et il m’en parlait un peu quand j’étais enfant. Mais Birahima est petit. Il s’adapte assez vite. C’est plutôt au fur et à mesure du voyage que ces changements infusent. Je réfléchissais à ça constamment, et je l’ai retranscrit dans les moments où sa mère apparaît, par exemple. Ça permet de garder ce lien avec sa famille et ses émotions.

Le personnage de Yacouba, à qui Thomas Ngijol prête sa voix, accompagne Birahima tout au long du récit. Comment avez-vous construit ce duo ? 

Quand on a commencé à adapter le roman, on a beaucoup parlé du côté humoristique. Ce duo y contribue beaucoup. Yacouba est un beau parleur. C’est un personnage qui aime être cynique, qui se dit businessman sans cœur. Mais finalement, il échoue dans ses affaires, peut-être parce qu’il a plus de cœur que prévu. Au départ, il utilise un peu Birahima. Mais leur duo devient touchant. Yacouba a beaucoup de profondeur, et c’est sur cela que j’ai voulu me concentrer. C’était super de travailler sur ce personnage avec Thomas Ngijol. C’est quelqu’un qui a un immense talent. Au-delà d’être un acteur, c’est un créateur. Il a fait beaucoup de propositions et ça a donné de la vie au personnage.

Ajouter de l’humour à un récit qui traite un sujet délicat comme celui des enfants-soldats n’est pas simple…

L’ironie est l’essence de l’œuvre. Il fallait donc absolument la retranscrire, et c’était un gros enjeu. Pendant les moments clés du film, l’humour s’efface. Ça permet de montrer très sérieusement et clairement ce qu’il se passe. On devait trouver un équilibre pour que ça touche le public ! 

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