
Réalisateur engagé, Eugene Jarecki s’attaque à l’affaire WikiLeaks dans un documentaire de plus de deux heures qui relate les combats de son fondateur, Julian Assange.
On connaît son nom et les polémiques, mais beaucoup moins l’enfer qu’il a vécu. Fondateur de Wikileaks, une organisation non gouvernementale visant à publier des documents classifiés, Julian Assange est une figure emblématique du droit à l’information. Privé de liberté à plusieurs reprises depuis 2010, il a été incarcéré, harcelé et menacé pour les idées qu’il défendait.
Infatigable chroniqueur des fractures américaines, Eugene Jarecki fait son retour à Cannes huit ans après Promised Land avec un documentaire choc qui lui est dédié. Révélant des images d’archives inédites, ce dernier retrace méticuleusement et de manière chronologique l’ascension et la chute du lanceur d’alerte australien.
Présenté en Séance spéciale au Festival de Cannes et récompensé du Prix spécial du jury de l’Œil d’or pour le dixième anniversaire de cette sélection consacrée au documentaire, le film donne la parole à des figures politiques et publiques, dont Edward Snowden, l’ancien Président de l’Équateur Rafael Correa, l’avocate Jennifer Robinson, Sigurdur Thordarson – alias Siggi, celui qui a trahi Assange –, l’ancien ministre britannique Alan Duncan ou encore l’actrice Pamela Anderson.
Crime de guerre
Tout commence par une image glaçante : celle de soldats américains ouvrant le feu sur des civils, depuis un hélicoptère. « Un des moments les plus importants du journalisme », affirme le journaliste Chris Hedges. Intitulée « Collateral Murder », cette vidéo classifiée secret défense par l’armée américaine est révélée au monde entier par Wikileaks. Fin connaisseur des États-Unis, Eugene Jarecki revient sur ce scandale et s’emploie à montrer les conséquences de ces révélations auprès du public, des institutions, mais aussi de Julian Assange.

Dès les premières minutes, le récit est incarné par des témoignages percutants. Avocate engagée aux côtés du lanceur d’alerte, Jennifer Robinson souligne l’importance capitale de ces révélations, de ces « documents que les médias classiques ne révélaient pas ». Le cinéaste mêle ces interviews face caméra à des images d’archive saisissantes, nous plongeant ainsi dans un récit qui semble parfois rivaliser avec la fiction.
Un homme controversé
Si le documentaire retrace la « grande histoire », déjà relatée aux quatre coins du globe, il prend aussi le temps de raconter Julian Assange à travers un prisme plus personnel. Il interroge sa femme, Stella Morris, mais aussi ceux qui ont travaillé à ses côtés durant des années. Anciens membres de Wikileaks, les journalistes Sarah Harrison et Joseph Farrell décrivent une ambiance de travail exaltante et oppressante. Sigurdur Thordarson, alias Siggi, livre quant à lui un témoignage ambivalent, évoquant une expérience « excitante », tout en admettant candidement ne pas avoir mesuré les conséquences de ses actes quand il a menti au FBI et délibérément fait plonger son mentor.

Eugene Jarecki est méticuleux et n’omet aucune information. Il relate l’affaire Wikileaks avec beaucoup de détail et dresse un portrait complexe de Julian Assange. À la fois lanceur d’alerte engagé, homme égocentrique et paranoïaque, mais surtout journaliste qui a permis « aux citoyens du monde entier de transmettre des informations vitales sans crainte de représailles », souligne son confrère Trevor Timm.
L’empire contre-attaque
Un point de vue que ne partage pas le gouvernement américain, très contrarié par les révélations faites par Wikileaks. Pour Jennifer Robinson, Julian Assange est rapidement devenu « l’homme le plus dangereux de la planète ». The Six Billion Dollar Man détaille ainsi sans concessions le bras de fer entre la société du lanceur d’alerte et Washington. D’abord accusé de délits sexuels en Suède dans des circonstances troubles (que le documentaire examine sans complaisance), il se retrouve bientôt pris dans un piège judiciaire et diplomatique.

Revenant sur les négociations pour l’asile politique, sur les demandes d’extradition par les États-Unis, mais aussi sur les magouilles pour essayer de le faire tomber, le documentaire prend des airs de thriller d’espionnage, notamment lorsqu’on découvre l’ampleur de la surveillance orchestrée par la société de sécurité UC Global à l’ambassade équatorienne à Londres, où Assange était réfugié. Les révélations s’enchaînent, et celles d’un employé sur les méthodes de harcèlement orchestrées par les États-Unis sont tout simplement glaçantes.
Un film nécessaire
Documentaire très riche et détaillé, The Six Billion Dollar Man explore de nombreuses polémiques et affaires liées à Wikileaks et Assange, comme les crimes de guerre en Irak, l’arrestation de Chelsea Manning, le printemps arabe, ses accusations de viol, son confinement dans l’ambassade équatorienne de Londres durant sept ans, les trahisons de David Leigh et du Président équatorien, la surveillance, le harcèlement, les primaires démocrates américaines, l’obsession de Trump, les projets de kidnapping et d’assassinat, ou encore son incarcération.

Libéré en juin 2024, le lanceur d’alerte affirme avoir « plaidé coupable de journalisme, de rien d’autre ». Une phrase cinglante, qui résume l’essence même de ce film remarquable, précis, lucide et nécessaire. Bien plus que le portrait d’un homme controversé, le documentaire interroge brillamment les dérives démocratiques de notre époque, rappelant l’importance d’une presse libre face aux pouvoirs en place.