Entretien

Douglas Kennedy : “La fracture entre les États américains est en train de s’aggraver”

03 juin 2023
Par Léonard Desbrières
Douglas Kennedy.
Douglas Kennedy. ©Olga Besnard/Shutterstock

À l’occasion de la sortie de son nouveau livre, Et c’est ainsi que nous vivrons, rencontre avec le plus français des romanciers américains, Douglas Kennedy.

La distance, c’est sans doute ce qui fait de Douglas Kennedy le témoin le plus fatal de la déliquescence des États-Unis. S’il a prouvé en plus de 20 ans de carrière et presque dix millions de lecteurs qu’il était à l’aise sur tous les terrains, le plus français des romanciers américains n’est jamais aussi bon que quand il puise dans la noirceur du thriller pour brosser l’Amérique à la paille de fer. Après Les Hommes ont peur de la lumière, paru l’année dernière chez Belfond, il poursuit avec Et c’est ainsi que nous vivrons sa croisade contre le puritanisme qui gangrène la société américaine et imagine le pire : une nouvelle guerre de sécession dont le moteur serait la religion.

Pourquoi la question de la religion et plus spécifiquement du fondamentalisme religieux aux États-Unis occupe-t-elle autant votre œuvre ?

Ça a commencé avec mon deuxième livre, Au pays de Dieu (2004), dans lequel je racontais mon voyage à travers la « Bible Belt », cette région du sud des États-Unis extrêmement croyante et conservatrice. Là-bas, j’ai constaté les premiers remous d’une vague chrétienne qui allait changer beaucoup de choses dans les années à venir. Ça correspondait en plus à un durcissement du parti Républicain qui commençait à tendre vers les extrêmes, notamment sur les sujets moraux et religieux. C’est là que j’ai pris conscience du combat à venir.

Couverture du livre Au pays de Dieu. ©Belfond

Peut-on voir dans ce nouveau roman l’aboutissement de votre croisade contre le puritanisme ?

Je vois ce livre comme un prolongement de mon précédent. Il y a un moment très précis qui a beaucoup compté dans l’écriture de Et c’est ainsi que nous vivrons. C’était en 2021, je venais de finir le premier jet des Hommes ont peur de la lumière, qui racontait ma peur de voir la liberté d’avortement grandement menacée, car les premières rumeurs d’un bouleversement de la Cour Suprême commençaient à se faire entendre.

Couverture du livre Les Hommes ont peur de la lumière. ©Belfond

Je dînais avec un ami, un golden boy de Wall Street, très intelligent, très riche, et très progressiste. Il m’a dit quelque chose de très fort : “Douglas, j’en ai marre des voyous du Sud et du Midwest et de leurs idées qui font reculer notre société laïque. Nous contrôlons l’argent, New York, La Californie, peut-être que si ça continue, il faudra un divorce avant que ça dégénère.”

Cette scission des États-Unis que vous racontez dans le roman, et même cette possible guerre civile, pensez-vous vraiment que cela puisse arriver ?

La fracture entre les États est déjà en train de s’aggraver, les tensions sur les sujets moraux et religieux sont au plus haut. La séparation n’est pas actée par des lois, des frontières, mais elle est en cours. Une guerre ? Je ne sais pas, mais quand on voit que les États-Unis ne parviennent pas à régler leur problème avec les armes, que la colère, la rage, la folie se manifestent chaque jour par des tueries de masse dans les écoles, les centres commerciaux, les Églises, j’ai peur de cette violence. Les choses peuvent dégénérer tellement vite.  

« Son pays, c’est comme sa famille : on se dispute, on s’éloigne, mais on finit par se retrouver. Avant de se disputer à nouveau. »

Douglas Kennedy

Vous vivez entre les États-Unis et Paris, Londres, Berlin. Vous passez beaucoup de temps en Europe. Est-ce que le fait d’être un outsider, de regarder l’Amérique de l’extérieur, vous aide à mieux voir les failles de votre pays natal ?

Je crois que ça me donne une lucidité et une liberté particulières. Même si depuis des années, je vis la plupart du temps hors des États-Unis, je suis de très près tout ce qui s’y passe. Je lis le New York Times tous les jours, je dévore le New Yorker pour entendre chanter les plus belles plumes américaines. Je remarque que, depuis quelques temps, je passe de plus en plus de temps aux États-Unis. Son pays, c’est comme sa famille : on se dispute, on s’éloigne, mais on finit par se retrouver. Avant de se disputer à nouveau [rires].

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Une fois qu’on a le propos, il faut une histoire. Comment l’idée de l’anticipation a-t-elle surgi ?

Je ne voulais surtout pas écrire de science-fiction. Pas de vaisseaux spatiaux, de martiens, de scientologues. Je voulais quelque chose de crédible et de très proche de nous. Le roman se déroule en 2045, 100 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais seulement dans 20 ans par rapport à aujourd’hui. Les États-Unis se sont scindés en deux camps qui s’affrontent dans une sorte de guerre froide. D’un côté, la Confédération unie, une théocratie qui regroupe les États conservateurs et qui abolit homosexualité, avortement et tous comportements jugés amoraux. De l’autre, une République unie, une démocratique dirigée par un magnat des nouvelles technologies qui ressemble à Elon Musk, portée sur la culture, mais où la surveillance est la règle.

D’un côté le mal et, de l’autre, un bien pas si bien, donc ?

Le vernis est joli, mais, quand on regarde de plus près, les choses ne sont pas si reluisantes. J’ai surtout tout de suite pensé à une société de surveillance généralisée où tout est traçable, où la vie privée n’existe plus. Et cela même dans les démocraties les plus respectables.

Comment décririez-vous votre héroïne, Samantha Stengel ?

J’ai beaucoup pensé à George Orwell en écrivant, et à son livre 1984. À une différence près, c’est que dans le roman d’Orwell, Winston Smith est un fonctionnaire victimisé par le système. Dans mon roman, la narratrice, l’agente Samantha Stengel, est complètement impliquée. C’est une flic qui croit au système jusqu’à ce qu’un secret familial bouscule toute ses certitudes. Sur sa route, elle va croiser son double, à l’opposé d’elle. Comme un miroir déformant. J’aime les personnages qui doutent et se fissurent, qui sont poussés dans leurs derniers retranchements.

Couverture du livre 1984 de George Orwell. ©Gallimard

Ce roman c’est aussi celui de la division. La division est-elle devenue la norme dans notre monde actuel ?

Elle est là partout, tout le temps. Je ne parle pas seulement de politique. Aujourd’hui, le centre est marginalisé. Moi, je suis centriste, je suis un dinosaure. Un dinosaure nostalgique. Le débat d’idées n’existe plus. C’est un clash permanent où chacun reste campé sur ses positions. J’ai raison, vous avez tort.

Et c’est ainsi que nous vivrons, le titre sonne comme une fatalité. Êtes-vous résigné sur le destin du monde ?

Prenez le temps de réfléchir quelques secondes. La fracture morale et religieuse, la société de surveillance, les nouvelles technologies qui s’immiscent dans nos vies… Tout cela est déjà en marche. J’ai peu d’espoirs, mais je ne suis pas pessimiste, je suis simplement lucide.

Et c’est ainsi que nous vivrons, de Douglas Kennedy, Belfond, en librairie depuis le 1er juin 2023, 336 p., 22,90 €.

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