Entretien

Sois jeune et tais-toi, de Salomé Saqué : sortir des clichés qui entourent la jeunesse

31 mai 2023
Par Morgan Eschler
Salomé Saqué a écrit le livre “Sois jeune et tais-toi”, paru en mars 2023.
Salomé Saqué a écrit le livre “Sois jeune et tais-toi”, paru en mars 2023. ©Twitter/Salomé Saqué

Avec Sois-jeune et tais-toi, la journaliste Salomé Saqué nous offre les clés pour comprendre la jeunesse d’aujourd’hui.

Vous l’avez probablement déjà vue sur Blast, ou sur France Info et France 5, Salomé Saqué est l’une des journalistes les plus talentueuses de sa génération. Fervente défenseure du climat, capable de s’attaquer à des questions économiques complexes, elle a été médiatisée à la suite de son intervention sur le plateau de 28 minutes, sur Arte – que certains avaient comparé au film Don’t look up (2021) –, dans laquelle elle essayait d’expliquer aux journalistes Jean Quatremer et Étienne Gernelle, morts de rire, la gravité de la situation concernant le réchauffement climatique.

Bande-annonce du film Don’t Look Up.

Dans Sois-jeune et tais-toi (2023, Payot), son premier livre, elle a enquêté sur les conditions climatiques et sociales auxquelles font face les jeunes aujourd’hui, montrant que la situation n’a rien avoir avec ce qu’ont pu connaître les générations précédentes : la difficulté de trouver un emploi à la sortie des études, la massification et la perte de valeur des diplômes, l’urgence écologique, la guerre en Ukraine, le Covid, l’inflation… Elle tente de comprendre la jeunesse au-delà des clichés.

Comment ce livre autour de la jeunesse est-il né ?

On m’a souvent renvoyée à mon âge, et ce dès mon adolescence, pour discréditer ma parole, à coups de “tu comprendras quand tu seras plus grande” ou “oh, la fougue de la jeunesse !”, comme si mes opinions sur le monde valaient moins que celles des plus âgés. C’est un sentiment qui s’est confirmé lorsque j’ai fait mes premiers pas à la télévision, lorsqu’on m’a renvoyée à mes supposées émotions, là encore pour disqualifier ma parole. Pourtant, je suis convaincue qu’il est nécessaire de prêter attention à la parole des jeunes, et pas seulement la mienne, car nous faisons face à des enjeux inédits que n’ont pas connus les générations précédentes.

Pourquoi avez-vous choisi ce titre ?

Parce que j’ai ressenti dans ma chair cette injonction à se taire ou, en tout cas, ce manque d’écoute d’une partie de nos aînés. Mais c’est aussi, et peut-être même surtout, un clin d’œil à nos grands-parents, qui en leur temps ont dénoncé le manque d’écoute qui leur était accordée, ont eu l’impression d’être bâillonnés et l’ont exprimé en mai 1968 avec ce célèbre slogan : “Sois jeune et tais-toi”. C’est une façon de leur dire : “Ne nous faites pas ce que vous n’avez pas aimé qu’on vous fasse.”

Affiche de mai 1968 Sois jeune et tais-toi. ©Atelier populaire de l’école des Beaux-Arts de Paris 1968

Combien de temps avez-vous travaillé sur ce projet ?

J’ai travaillé dessus pendant un an et demi en tout. Il y a d’abord eu une longue phase de recherches dans le domaine universitaire : j’ai lu tout ce que j’ai pu comme études sociologiques récentes sur la jeunesse, j’ai analysé les statistiques économiques de l’Insee, mais aussi des données scientifiques, pour comprendre les inégalités entre générations face au dérèglement climatique.

Vos recherches ne sont pas seulement universitaires, il y a aussi un travail d’enquête. Comment avez-vous procédé ?

Cette première partie académique, si elle permettait d’appuyer mes propos de manière sourcée et sérieuse, me paraissait effectivement trop académique pour se suffire à elle-même. C’est pour cette raison que j’ai fait un travail d’enquête de terrain, en allant interroger une centaine de jeunes à travers la France, issus de milieux sociaux très différents, avec des opinions politiques diverses.

Je leur ai posé des questions simples lors de très longs entretiens, de parfois quatre ou cinq heures, afin de pouvoir retranscrire leur vécu, leur ressenti, leurs craintes, leurs joies, leurs engagements, sans travestir leurs propos. C’est un travail qui m’a semblé aussi important que la partie académique, car les premiers concernés, ce sont bien eux, les jeunes, à qui l’on ne tend pas assez un micro.

Pensez-vous que les différentes générations ont du mal à se comprendre aujourd’hui ?

Oui, il y a clairement des différences entre les générations sur plusieurs aspects, bien qu’il faille rappeler que les jeunesses sont plurielles, et que les plus âgés aussi. Il n’y a pas un seul type de jeune, ou un seul type de vieux, bien évidemment. Mais on constate des tendances différentes entre ces générations, et surtout des différences de contexte. En ce qui concerne le marché du travail, par exemple, il s’est considérablement dégradé depuis les années 1970. Quelle n’a pas été ma surprise lorsque j’ai découvert que les emplois précaires auxquels ma génération semble abonnée n’existaient tout simplement pas dans les années 1970 !

Les CDD, intérims et autres statuts d’autoentrepreneurs se sont doucement imposés, depuis cette époque, avant de devenir les premiers statuts des jeunes. En 1982, il y avait 17 % d’emplois précaires chez les jeunes, aujourd’hui, il y en a 52 %. Les paramètres socioéconomiques ont changé, par exemple dans l’accès à l’immobilier. Acheter un appartement quand on avait 25 ans et qu’on était un couple d’ouvriers était possible il y a 50 ans, c’est aujourd’hui extrêmement difficile. Le marché de l’immobilier, je le montre dans le livre, appartient majoritairement aux plus âgés et la part de patrimoine hérité ne cesse d’augmenter.

« Il faut comprendre qu’il est urgent et indispensable de réconcilier [les générations entre elles], il en va de notre survie collective. »

Salomé Saqué

Enfin, il y a bien sûr le réchauffement climatique face auquel nous sommes très inégaux, puisqu’un enfant né en 2020 va subir sept fois plus de vagues de chaleurs au cours de sa vie qu’une personne née en 1960. L’inégalité intergénérationnelle est si forte que c’est l’un des points d’orgue du dernier rapport du Giec.

Comment peut-on les réconcilier ?

Déjà, il faut comprendre qu’il est urgent et indispensable de les réconcilier, il en va de notre survie collective. Quand je dis survie collective, ce n’est pas une exagération ou un poncif, c’est littéralement ce que nous décrivent les rapports scientifiques les plus sérieux : un avenir si sombre que l’habitabilité de la planète est menacée, et ce à court terme. Si le climat n’est pas le cœur de l’ouvrage, qui entend avant tout dresser le portrait d’une génération, c’est pourtant l’un des grands enjeux de cette réconciliation. Nous avons un besoin vital de la mobilisation de nos aînés dans la transformation immédiate de notre système économique pour pouvoir faire face aux conséquences et aux causes du dérèglement climatique et de la perte de la biodiversité.

« On compare les jeunes d’aujourd’hui à la jeunesse que l’on a connue soi-même, or, cette jeunesse est par essence fantasmée, elle repose sur des souvenirs déformés. »

Salomé Saqué

Pour les réconcilier, je suis convaincue qu’il faut rétablir le dialogue et dépasser les préjugés. Je pense que les jeunes sont victimes de discriminations reposant sur des idées reçues infondées, et que mieux comprendre le contexte dans lequel ils évoluent, c’est aussi mieux comprendre leurs pratiques et leurs comportements. La fracture liée aux pratiques du numérique par exemple est très facilement dépassable, pour peu que l’on prenne la peine de comprendre et d’écouter ce que font les jeunes sur Internet et pourquoi, au lieu de les mépriser d’entrée de jeu parce qu’ils ont des codes que l’on ne partage pas.

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Ce qui m’a frappée dans mes interviews, c’était la volonté commune des jeunes de parler, d’être écoutés. Le danger, si on ne le fait pas, c’est aussi de voir une partie de la jeunesse sombrer dans l’indifférence générale. Le fait que nous soyons restés sourds à la souffrance de la jeunesse pendant la pandémie donne ce chiffre hallucinant paru dans une étude de Santé publique en France en février dernier : un jeune sur cinq présente des troubles dépressifs. C’est deux fois plus qu’en 2017. Si on ne fait pas l’effort d’aller demander aux jeunes ce qui les préoccupent pour mieux les aider, on prend le risque de voir toute une partie de la jeunesse décrocher.

Dans votre livre, vous vous attaquez aux clichés auxquels font face les jeunes d’aujourd’hui (que l’on accuse d’être fainéants, incultes, toujours sur leur téléphone, ne voulant pas travailler, etc.). Pourquoi ce besoin constant, selon vous, de les dénigrer ?

Je pense que cela résulte avant tout d’une incompréhension et de clichés qui sont véhiculés dans les médias, à tel point qu’Amnesty International a récemment lancé une campagne de défense des jeunes français. Il y a aussi un biais psychologique qui a été démontré dans une étude scientifique que je décris dans le livre : on compare les jeunes d’aujourd’hui à la jeunesse que l’on a connue soi-même, or, cette jeunesse est par essence fantasmée, elle repose sur des souvenirs déformés, et bien souvent encore une fois, on oublie les éléments de contexte.

Si l’on prend connaissance des difficultés actuelles et objectives d’accès à l’éducation, à un emploi stable, à un futur pas trop dévasté par le réchauffement climatique, et qu’on les compare avec celles des autres époques (ce que j’essaie de faire), on peut peut-être avoir une attitude bien plus indulgente à l’égard des nouvelles générations.

C’est pour cette raison que ce livre, je l’ai pensé comme un outil de dialogue intergénérationnel, qui pourrait ouvrir des débats dans les dîners de familles avec des éléments factuels. Cela donne des outils aux jeunes pour parler à leurs parents ou à leurs grands-parents, et cela peut permettre à des parents ou des grands parents d’avoir une discussion plus raisonnée avec leurs enfants et leurs petits-enfants. Car, encore une fois, connaître la jeune génération ne veut pas dire l’excuser ou la dispenser de critiques. Simplement, cela veut dire lui adresser des critiques qui se basent sur des faits, et non sur des idées reçues.

Sois jeune et tais-toi : réponse à ceux qui critiquent la jeunesse, de Salomé Saquet, Paris, Payot,
2023, 320 p., 19,90 €.

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