
Après le chef-d’œuvre poignant Le petit frère (2022), Jean-Louis Tripp continue d’explorer les liens du sang pour brosser un portrait sincère et touchant de sa famille. Ainsi, l’auteur-dessinateur dédie son dernier roman graphique à son père : intime et universel.
Célèbre pour avoir cosigné la série culte Magasin général (2006-2015), Jean-Louis Tripp consacre depuis quelques années son œuvre à l’autobiographie. Il a mis en pause sa géniale série sur sa sexualité, Extases (2017-2020), pour se consacrer pleinement à sa famille, qui ne manque pas d’ingrédients romanesques.
Ses folies et ses failles, mais vivant, très vivant
En 2002, avec une infinie délicatesse et une justesse désarmante, Jean-Louis Tripp revient sur la mort de son petit frère, Gilles, fauché par une voiture à l’âge de 11 ans, dans Le petit frère, un album bouleversant et maîtrisé, à l’époque finaliste du prix BD Fnac France Inter.
En le réalisant, sa sœur Cécile, née après l’accident tragique, lui fait remarquer qu’il dessine « très bien le regard triste et perdu de papa ». Cette réflexion le touche particulièrement. Lui, qui avait 21 ans au moment des faits, avait connu un tout autre père « avec ses flamboiements, ses folies et ses failles, mais vivant, très vivant », comme il le raconte en préambule. C’est donc à cet homme haut en couleur que l’auteur rend hommage dans Un père.
Intime, mais universel
Depuis Magasin général, ça ne fait aucun doute. Jean-Louis Tripp sait raconter et dessiner des histoires aussi drôles que poignantes. Depuis 2006, il met ses dons au service de l’autobiographie, se livrant sans trembler dans des œuvres profondément introspectives et humaines. Avec courage et audace, il expose en BD ses doutes, ses colères, ses regrets, mais aussi ses tentatives de compréhension.
Une nouvelle fois, il interroge dans cet album la masculinité, l’amour filial, parfois bancal, et surtout les non-dits, sans jamais tomber dans le pathos. Sans détour, il y aborde les colères de son père, ses tromperies, mais aussi sa fougue et son admiration pour le Parti communiste, au point d’embarquer toute sa famille au plus près de son fief, vers la Roumanie, puis la RDA.
Quand la petite histoire se mêle à la grande
Eh oui, la RDA ! Né le 4 février 1958 à la clinique Boyer à Montauban, Jean-Louis Tripp nous parle d’un autre temps, désormais révolu. Plusieurs pages de sa bande dessinée résument assez bien cette intention. On y découvre un dessin qui représente toute la famille en train d’admirer le premier poste de télévision du foyer, assise sur un grand canapé, du plus petit au plus grand, faisant ainsi écho aux poupées russes rangées de la même manière sur l’objet de curiosité. À l’arrière-plan, sa mère, elle aussi, est en train de le regarder, mais tout en repassant.

À l’âge adulte, Jean-Louis Tripp lui confia d’ailleurs avoir peu de souvenirs avec elle quand il était enfant, alors que sa mémoire en conserve de beaux avec son père, illustrés ici avec beaucoup de tendresse. Elle lui répond que, contrairement à son mari, elle devait, en plus de son travail, se charger des tâches ménagères, lui laissant peu de temps pour jouer avec lui.
Tout au long du récit, ponctué de faits historiques, Jean-Louis Tripp se balade dans le temps et l’histoire des siens. Parfois, les deux se rejoignent, comme cette nuit du 21 au 22 juillet 1969 où il découvre avec incompréhension les larmes de joie de son père, touché par les images retransmises en direct de Neil Armstrong marchant sur la Lune. Il était venu le réveiller pour partager avec lui cette émotion. À ce moment-là, il n’avait pas encore fait pipi au lit.
Ici, Jean-Louis Tripp brosse le portrait de son père, mais à travers le regard du fils. C’est donc aussi un autoportrait. Il s’y livre alors sans fard, abordant son énurésie, ses fessées et sa seule gifle, sa déception quand il n’a pas reçu le vélo qu’il attendait pour Noël, sa passion contrariée pour le rugby, son envie de s’affranchir de l’atmosphère orageuse qui régnait au sein du cocon familial, ses provocations… Mais aussi des moments plus drôles qui en disent long sur la personnalité contradictoire et originale du patriarche. La scène dans laquelle il bricole de manière farfelue et poétique une voiture de location est particulièrement savoureuse.

Agrémenté parfois de touches de couleurs subtiles et évocatrices, le dessin en noir et blanc de Jean-Louis Tripp, brut et expressif, renforce la sincérité du récit. Sans effet de style superflu, il se met une nouvelle fois à nu et recompose ainsi l’image d’un homme complexe et souvent opaque. Son mérite repose ainsi sur sa capacité à faire résonner une histoire profondément personnelle avec l’expérience de nombreux lecteurs. Fabuleux.