Entretien

Raconter l’intime, épisode 1 avec JeanLouis Tripp : “J’ai une responsabilité en tant que raconteur d’histoires”

23 février 2023
Par Stéphanie Estournet
Couverture du roman graphique “Le Petit Frère” de JeanLouis Tripp.
Couverture du roman graphique “Le Petit Frère” de JeanLouis Tripp. ©Casterman

JeanLouis Tripp a récemment publié la BD Le Petit Frère. À cette occasion, l’auteur revient sur sa carrière et sa mise en scène de l’intime à travers ses bandes-dessinées auprès de L’Éclaireur.

Après une incursion dans le magazine Métal Hurlant et la série Magasin général (Casterman), coécrite avec Régis Loisel entre 2006 et 2014 (neuf tomes d’un récit classique), JeanLouis Tripp a ressenti le besoin de se raconter. C’est ainsi qu’est paru le premier tome d’Extases (2017, Casterman) dans lequel il revient sur les découvertes sensuelles et amoureuses d’ado et de jeune adulte.

Alors qu’il achève le deuxième tome (2020, Casterman), il envisage de raconter une tout autre histoire : la disparition de Gilles, son petit frère fauché à 11 ans par une voiture, un soir d’août 1976. Au-delà du deuil, de la culpabilité, de l’incompréhension du locuteur, Le Petit Frère (2022, Casterman) partage avec les premiers tomes d’Extases une intention narrative d’une formidable honnêteté. À mesure qu’on progresse dans la lecture, on tisse un lien non seulement avec les protagonistes du drame, mais avec le narrateur dans sa recherche de la vérité – ou du moins de sa vérité.

Engagés et militants ou simples récits de soi, les romans graphiques font la part belle au récit introspectif. Mais comment raconte-t-on l’intime ? Comment se met-on en scène quand on est dessinateur ? JeanLouis Tripp a accepté de répondre aux questions de L’Éclaireur.

Comment travaille-t-on un sujet aussi difficile que la mort brutale de son petit frère ?

L’idée m’est venue soudainement, en 2019. La mort de Gilles avait eu lieu plus de 40 ans plus tôt, mon deuil était fait. À mesure que je suis entré dans la vie, j’ai appris à comprendre les émotions qui m’habitaient, à me retaper. J’ai été actif dans ma connaissance de moi-même (j’ai fait des tranches de thérapie, de l’EMDR, etc.). C’est ce qui m’a permis de rester en lien avec moi-même, même dans les périodes difficiles. À ne plus chuter dans les gouffres quand ils se présentent. Quand on aborde ce genre de projet, il vaut mieux être serein et je crois bien que je l’étais.

Toutes ces heures à revisiter ce drame…

Ça peut paraître paradoxal, mais ce livre n’a pas été si difficile à composer : le deuil était fait. J’ai ressuscité mon frère pendant les deux ans qui ont été nécessaires à l’écriture et au dessin. C’était un moment plutôt doux. À part le récit de l’accident lui-même. J’ai d’ailleurs eu le sentiment que je n’avais initié ce récit que pour avoir l’opportunité de dessiner l’accident. De m’y confronter. Et puis, j’ai été aidé par ma mère, elle m’appelait pour me rapporter des informations qu’elle avait retrouvées. C’était des moments de partage.

Dialogue entre le narrateur et sa mère dans Le Petit Frère de JeanLouis Tripp.©Casterman

Sur les réseaux, on peut lire beaucoup de réactions fortes, des lecteurs et lectrices qui disent leur émotion à la lecture du Petit Frère

Les réactions sont à la fois nombreuses et intenses. J’ai reçu des messages qui me parlaient de “Gilles” – comme si les gens le connaissaient personnellement. D’autres qui s’adressaient directement à lui. À la Toussaint, sa tombe a été fleurie. C’est extrêmement touchant. J’avais déjà eu cette prise de conscience, avec les réactions des lecteurs et lectrices, à la sortie des deux premiers tomes d’Extases : on a une responsabilité en tant que raconteur d’histoires sur ce genre de sujets. Bien sûr, pour Extases, c’était plus drôle. Mais il y a ce point commun aux trois récits : les lecteurs et lectrices me font part de leurs émotions, de leur vécu, mon histoire devient un objet cathartique. Je me dois d’en avoir conscience.

Depuis Extases, vous travaillez sur des sujets qui vous engagent personnellement…

Oui, la sexualité d’abord, et puis la mort – Eros et Thanatos… Ce sont les pièces d’un même puzzle, le mien, mais également celui de chacun d’entre nous. Le sexe et le deuil sont des sujets qui nous concernent tous.

Ce sont, à chaque fois, des ouvrages denses, que vous réalisez seul – qui réclament donc un investissement important. Comment travaillez-vous ?

En ce qui concerne le récit proprement dit, je fais en sorte de rapporter des faits précis sur une ligne temporelle. À partir de là, j’évoque les émotions, là aussi le plus précisément possible. Mais je ne travaille pas sur mes sujets personnels comme on peut le faire en bande dessinée classique : je ne fais pas de storyboard et je n’écris pas de scénario ; concernant le dessin, je fais le choix de me libérer de tout ce qui est décors.

Extrait d’Extases : où l’auteur découvre que le sexe des filles n’a pas la forme d’un X, de JeanLouis Tripp.©Casterman

Ce n’est pas difficile, à la longue, d’être dans l’introspection ? Vous n’avez pas envie de revenir à des sujets plus légers ?

L’introspection ne me pèse pas, bien au contraire. Dans les deux tomes d’Extases, il y a des instants où le jeune Jean-Louis que j’étais se pose des questions, mais il y a tous les moments de plaisirs, de bonheur, de découverte, de joie. En fait, plus j’avance avec ce genre de récits, plus je me demande si j’aurai le temps – j’ai 65 ans – de raconter tout ce que j’ai envie de raconter.

Vous êtes également peintre et sculpteur. Avez-vous envie de tenter d’autres médiums comme la littérature, la série télé ou le cinéma ?

Le cinéma ou la série télé supposent d’aller chercher des fonds, de convaincre des gens, de prendre le risque de ne pas être en confiance ; ce n’est vraiment pas mon truc. En littérature, je me sens proche de quelqu’un comme Emmanuel Carrère ou Emma Becker : des auteurs qui sont à la fois dans le récit, l’enquête et l’introspection. Mais la bande dessinée reste mon moyen d’expression, celui dont je me suis emparé. Je m’y sens bien.

Extrait de Extases II : les montagnes russes, de JeanLouis Tripp. ©Casterman

Quelles fictions avez-vous lues ou vues récemment que vous recommanderiez ?

J’ai vu Les Banshees d’Inisherin, de Martin McDonagh. J’ai compris grâce à ce film pourquoi les Irlandais gagnent au rugby : ils ne lâchent jamais rien [rires]. La série Les Shtisel : une famille à Jérusalem, de Ori Elon et Yehonatan Indursky, est assez bluffante, une véritable étude de mœurs au sein d’une communauté ultra-orthodoxe. Plus on est précis dans ce qu’on évoque – particulièrement quand il s’agit de sujets qui touchent à l’intime –, plus on parle de l’humanité.

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