Incontournable événement médiatique, Anéantir est-il aussi un événement littéraire ?
Anéantir est un arbre. Un vieil arbre, malade et mourant. Un arbre qui arbore fièrement les quelques feuilles qui lui restent. Anéantir est surtout l’arbre qui cache, et c’est très regrettable, la forêt luxuriante que constitue cette rentrée littéraire. À la fin de cet article, vous trouverez d’ailleurs nos coups de cœur du mois de janvier qui mériteraient, eux aussi, au moins autant d’attention et de considération.
Le blockbuster de l’année
La communication était ciselée : les détails du « nouveau Houellebecq » ont été confiés au compte-gouttes à la presse – d’abord sa date de parution, puis son format, puis son titre ; c’est le meilleur moyen de faire écrire les journalistes. Anéantir a été marketé comme un véritable blockbuster, littéraire et made in France. Et, comme tout blockbuster qui se respecte, alors qu’un strict embargo contraignait les journalistes à ne pas dévoiler de détails au public avant le 30 décembre, Anéantir était leaké sur Internet quelques jours avant sa sortie. Délicieuse ironie que cette américanisation de l’œuvre d’un nostalgique de la grandeur française.
Flammarion a annoncé et répété que l’écrivain n’accorderait aucun entretien à la presse française – qu’il est insaisissable ! – jusqu’à ce que le principal concerné change d’avis et s’épanche dans Le Monde – qu’il est surprenant ! Au cœur de ce chahut médiatique, on s’interroge : la plume de Houellebecq a-t-elle vraiment besoin de tout ce bruit ? On se souvient de ses romans virtuoses – les deux premiers, Extension du domaine de la lutte (Maurice Nadeau, 1994) et Les Particules élémentaires (Flammarion, 1998), puis La Possibilité d’une île (Fayard, 2005) et le Prix Goncourt 2010, La Carte et le Territoire (Flammarion, 2010). On se souvient d’un Houellebecq toujours déjà politiquement ambigu, boomer avant l’heure, mais dont l’incomparable talent se suffisait à lui-même. Regard acéré, mélancolie résignée, tendresse pudique ; on se souvient aussi de la poésie de l’écrivain, moins connue que ses romans, mais au moins aussi savoureuse.
Une fois Anéantir, autant dire le Graal, en main, un premier et décevant constat s’impose : l’équilibre qui tenait les premiers romans de Houellebecq est rompu – c’était déjà le cas avec Soumission (Flammarion, 2015). Les considérations générales sur la situation politique et sociale de la France envahissent les trois quarts du roman. Ce n’est malheureusement pas l’exercice qui réussit le mieux à l’auteur. Les narrateurs désorientés et hésitants du premier Houellebecq ont ainsi laissé la place à un Paul Raison qui assène ses vérités.
Les malheurs de Paul
France, 2027. Le parti politique « musulman » de Soumission (Flammarion, 2015) a été remplacé par un président start-upper – Emmanuel Macron ? – sur le point de terminer son mandat. La campagne présidentielle bat son plein, mené par un candidat/animateur – Cyril Hanouna ? – alors que le narrateur encense longuement le formidable ministre de l’Économie, Bruno Juge – Bruno Le Maire. Vidéos pirates, vagues d’attentats : Houellebecq s’amuse, distille ses considérations politiques sur l’état général de la France et flirte avec le thriller.
Mais Anéantir est en réalité un roman double. Tout commence ainsi par cette étonnante fiction politique à la gloire de Bruno Le Maire, ami intime de l’écrivain – et tout à fait ravi de l’avoir inspiré. Mais, à cette longue, vraiment très longue, première partie succède une seconde. Le véritable personnage principal d’Anéantir est en effet Paul Raison, haut fonctionnaire et conseiller politique de Bruno Juge. Comme souvent chez Houellebecq, le couple de Paul se délite ; comprenez : il souffre d’une prétendue misère sexuelle.
Surtout, le père de Paul vient d’être victime d’un AVC. En emmenant son personnage au chevet de son père, Houellebecq écrit ses plus belles pages, les plus puissantes. Comme dans Sérotonine (Flammarion, 2019), l’écrivain fait de l’amour, conjugal et familial, le dernier rempart contre la déliquescence supposée du monde et la violence tragique du destin. On regrette néanmoins, sur des sujets si universaux que la maladie et la mort, que l’idéologie s’invite à nouveau, quand le narrateur se laisse aller à des diatribes anti-euthanasie – dont on peut lire l’équivalent dans la tribune de Houellebecq paru dans Le Figaro.
Houellebecq, boomer ordinaire ?
Le talent de Houellebecq n’est pas un lointain souvenir. Il reste, plus que jamais, maître de sa narration, de la construction de ses personnages, et sa plume, fluide, a conservé l’éclat qu’on lui a toujours connu. Mais le plaisir est moindre, pour de nombreux lecteurs.
Anéantir distille par petites touches, comme le fait remarquer la passionnante critique de Médiapart, les lieux communs réactionnaires de l’époque. L’anti-féminisme transpire à toutes les pages : les femmes – y compris les femmes « aimées » – ne sont décrites que par leur physique, leur travail domestique et les services sexuels auxquels elles consentent. Les journalistes féministes, elles, sont des « salope[s] », des « merde[s] vénale[s] ». Quand Paul retourne à Belleville-sur-Saône, il constate que la ville a changé – « il y avait des Arabes, beaucoup d’Arabes dans les rues » ; pas étonnant, dès lors, que le jeune candidat du Front national soit qualifié d’« extrêmement talentueux ».
Mais, entendons-nous bien : Houellebecq ne se pense pas provocateur. Et il a raison – en témoigne la tribune de Solange Bied-Charreton publiée en 2015 dans Le Figaro, qui fait de l’écrivain le « miroir de notre époque ». Et si notre phénomène français de la littérature était aussi un boomer ordinaire, avec ses constats, ses frustrations et ses craintes ?
Enivré par son indubitable succès à venir, Michel Houellebecq s’est essayé, dans son entretien-fleuve accordé au Monde, à la théorie littéraire : « Contrairement à ce que prétend une formule célèbre, je pense que c’est avec des bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature. » Dommage que les bons sentiments ne soient réservés qu’aux plus privilégiés.
Anéantir, de Michel Houellebecq, Flammarion, 736 p., 26 €. En librairie le 7 janvier 222.