Critique

J’emporterai le feu : un récit intime et politique par Leïla Slimani

11 février 2025
Par Anaïs Viand
Portrait de Leïla Slimani, à l'occasion de la parution de “J'emporterai le feu”.
Portrait de Leïla Slimani, à l'occasion de la parution de “J'emporterai le feu”. ©Francesca Mantovani

Avec J’emporterai le feu, Leïla Slimani clôture sa fresque historique et familiale intitulée Le pays des autres et amorcée avec La guerre, la guerre, la guerre – premier livre d’une trilogie largement inspirée de sa vie. J’emporterai le feu confirme son talent de portraitiste et son engagement politique.

Très attendu, l’ouvrage J’emporterai le feu s’apparente à un tableau minutieux où s’entremêlent les destins et les réflexions sociétales autant de portraits nous transportant dans le Maroc du XXe siècle.

Il s’agit bien sûr du portrait d’un pays en plein mouvement, fait de grèves et de contrôles policiers, incitant à faire sans dire. À mentir. À rêver de ce à quoi pourrait ressembler la liberté. Ce roman présente une fabuleuse galerie de femmes qui s’interrogent tantôt sur les corps mouvants, tantôt sur la notion d’indépendance… On retrouve dans ce troisième opus Mathilde, Selma, Aïcha et la « malédiction des filles et des mères ». Nouvelles héroïnes, Mia et Inès incarnent une existence choisie bien que jugée les jupes sont toujours trop courtes et les homosexuelles vouées à ne jamais connaître le bonheur.

Aïcha figure, à coups de monologues intérieurs, la notion de charge mentale. Elle incarne, en effet, la pensée sans repos et un personnage qui souhaite s’imposer davantage, et apprendre à dire non. Et, pour Leïla Slimani, difficile d’aborder la condition des femmes marocaines sans évoquer un terme bien spécifique. « Quand on est une femme et qu’on a grandi en tant que femme dans les années 1980 au Maroc, on vit avec cette idée de la honte. On vit avec cette idée que, de toute façon, on n’est pas innocente, que, de toute façon, nous sommes soupçonnables, qu’il y a quelque chose en nous qui ne va pas et qui fait qu’on va se cacher, serrer les jambes et se mettre quelque chose sur les cheveux. Cette honte, on la porte en nous et elle est d’autant plus forte qu’on ne la comprend pas », explique l’autrice sur le plateau de La grande librairie.

« Le prix de l’intégration, c’était aussi la perte d’une certaine intégrité », lance Mia, le double littéraire de Leïla Slimani, écrivaine elle aussi. À son arrivée à Paris pour ses études, le personnage observe et s’interroge. À l’aide de ses jeunes protagonistes, l’autrice propose aussi une double réflexion sur l’identité. Car il y a savoir être aux yeux des autres et apprendre à se connaître véritablement. « À quoi cela aura servi de tenter de savoir où était ma place, quel était mon pays quand je ne savais pas même pas qui j’étais ? », s’interroge Mia à la fin de l’ouvrage. Autant de thèmes qui sont chers à l’écrivaine et qu’elle développe avec soin depuis Le pays des autres et Regardez-nous danser.

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Comprendre sa solitude

J’emporterai le feu, c’est aussi une rencontre. Une rencontre avec son père, Othman Slimani, qui affiche plusieurs similitudes avec Medhi, un des personnages du roman, mari d’Aïcha, père de Mia et Inès. Un homme dont on ne connaît rien de la famille ni de l’enfance. Entouré de piles de livres, il aime la solitude presque autant que le travail. Économiste, banquier, il devient un haut fonctionnaire et est emprisonné pour corruption. Il sera blanchi après sa mort. Sur le plateau de La grande librairie, l’écrivaine confie que son père était un personnage de fiction de son vivant : « Un homme insaisissable », dont « il fallait supporter sa solitude, la prison et la maladie ».

Si Leïla Slimani n’a jamais caché son désir d’écriture pour prendre sa revanche, pour venger son père, venger son déclassement social, la littérature lui a permis ici de « développer une empathie et comprendre sa solitude ». Plus qu’un hommage à son père, c’est un hommage à tout ce qu’il lui a transmis, le visible comme l’invisible – et surtout, le feu. « La littérature est là pour donner une forme à ses chagrins », confie l’autrice lors d’une interview donnée à C à vous.

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Si Leïla Slimani se dévoile particulièrement dans J’emporterai le feu, avec cette présence de la figure paternelle, elle s’ouvre également sur son rapport à l’écriture. Un processus qui lui a été particulièrement complexe pour ce troisième opus, voire douloureux. « Il faut laisser la vérité aux familles sans imagination », explique Mia, s’installant dans la ferme familiale de la première génération, espérant retrouver des bribes de sa mémoire.

Que signifie l’identité quand on a perdu la mémoire ? La perte de la mémoire n’est-il pas le pire des maux pour l’écrivain ? En parcourant le dernier ouvrage de Leïla Slimani, quelques évidences s’échappent. Écrire, c’est parfois plus simple que de « vivre avec ». Écrire, c’est faire exister des personnages qui, dans la vraie vie, n’existent pas toujours. Écrire, c’est un geste à la fois intime et politique. Écrire pour dire « qu’il n’y a que dans les livres que l’innocence existe ».

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