Entretien

Raconter l’intime, épisode 2 avec Mathilde Lemiesle : “Ce qui relève de l’intime doit être raconté”

13 avril 2023
Par Clara Authiat
Raconter l'intime, épisode 2 avec Mathilde Lemiesle : “Ce qui relève de l’intime doit être raconté”

Avec Grossesses plurielles, la dessinatrice Mathilde Lemiesle continue de creuser son sillon intimiste en explorant les aléas et les recoins sombres du parcours pour devenir parent. À cette occasion, L’Éclaireur revient sur son œuvre résolument engagée vis-a-vis de la maternité.

Après plusieurs fausses couches, Mathilde Lemiesle avait le sentiment de « déborder » d’envies, de frustrations, de douleurs. Plasticienne à l’origine, elle se tourne alors vers le dessin pour raconter ce qu’elle traverse. En 2018, elle lance son compte Instagram @mespresquesriens, sur lequel elle partage son témoignage, mais également ceux des autres. Son but ? Sensibiliser à l’expérience de la fausse couche et, de manière plus globale, aux questions qui touchent au corps des femmes.

Aujourd’hui suivie par plus de 25 000 personnes, Mathilde Lemiesle est parvenue à sortir de l’ombre un sujet resté longtemps tabou et qui pourtant touche de nombreuses femmes, de nombreux couples, puisqu’on estime à 200 000 le nombre de fausses couches en France, soit une femme enceinte sur quatre. Depuis, l’autrice, toujours engagée sur ce sujet, a fait paraître plusieurs bandes dessinées à ce sujet : Mes presques riens (2021, Lapin), Une fausse couche comme les autres (2022, First), écrite par Sandra Lozenzo, et Désir d’enfant (2022, Solar) avec Mathilde Bouychou au scénario.

Couverture du livre Grossesses Plurielles de Mathilde Lemiesle.©Hatier

Avec Grossesses plurielles, sa nouvelle bande dessinée, elle élargit son champ d’exploration sans vraiment changer de thématique. Du simple désir d’enfant au post-partum, en passant par la grossesse arrêtée, le rapport au corps ou encore la reprise du travail, l’autrice retrace les étapes du parcours pour devenir parent. Une enquête graphique qui illustre et donne à entendre des paroles, des vécus parfois passés sous silence. En mêlant des témoignages à son propre vécu, Mathilde Lemiesle documente, avec minutie et pédagogie, la réalité et la pluralité des manières d’être ou de ne pas être parent. Avec, à chaque fois, l’émotion au cœur de ces parcours.

Pourquoi l’intime au féminin est-il le terrain de prédilection de certain·e·s auteur·rices de roman graphique ? Qu’est-ce qui pousse à se raconter et se dessiner ? Mathilde Lemiesle a accepté de répondre aux questions de L’Éclaireur.

Vous creusez au fil de vos albums le thème de la fausse couche. Comment travaille-t-on un sujet difficile et aussi personnel ?

Ça m’est venue très naturellement. Après avoir fait mes fausses couches, j’ai ressenti le besoin de vite raconter ce qui m’arrivait. J’ai commencé à faire des dessins, d’abord pour moi, puis j’ai eu envie de partager ce que je traversais. Si ma démarche était d’abord personnelle, c’est devenu autre chose au moment où j’ai créé mon compte Instagram @mespresquesriens, une sorte de blog dessiné. Des personnes m’ont contactée pour me dire se reconnaître dans mon récit. J’ai beaucoup travaillé à partir de mon vécu, aujourd’hui j’ai plutôt envie de recueillir des témoignages, de les partager, car c’est ainsi qu’on se rend compte qu’on n’est pas seul·e. C’est cette accumulation qui peut faire changer les choses.

Dans votre nouvelle BD, vous explorez plus largement le sujet de la grossesse… Pourquoi choisissez-vous d’élargir le champ ?

La grossesse, et plus largement la maternité, on en a soit une image très édulcorée, soit une vision terrible. Dans Grossesses plurielles, j’ai voulu montrer la réalité et, surtout, la pluralité des parcours de grossesse, du désir d’enfant jusqu’au post-partum. Comme sur mon compte Instagram, j’ai travaillé à partir de témoignages. Ils m’ont menée sur des pistes de réflexion auxquelles je n’aurais pas pensé, car je n’ai pas vécu les mêmes situations au cours de ma propre grossesse.

Qu’est-ce qui vous a frappé en interrogeant autant de femmes et d’hommes qui deviennent ou qui ne deviennent pas parents ?

Le plus marquant dans ces témoignages a été de voir comment un même événement pouvait être vécu aussi bien de manière positive que négative chez une même personne. Il y avait à chaque fois une ambivalence entre quelque chose d’extraordinaire et quelque chose de fracassant, d’explosif. Ça peut aussi être les deux en même temps, parfois à deux minutes d’écart [rires].

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Votre démarche se singularise par un aspect très personnel. Livrer aux lectrices votre propre témoignage participe-t-il à une certaine libération de la parole autour de la fausse couche et de la grossesse ?

Il y a quelques années, on n’abordait pas la grossesse de cette manière-là. Depuis, la parole s’est peu à peu ouverte, notamment grâce aux réseaux sociaux qui ont permis à cette parole de devenir beaucoup plus plurielle. Dans mon cas, raconter mon histoire, par le biais d’Instagram ou de mes BD, a créé une proximité avec des inconnus. Comme je l’ai vécu aussi, les gens peuvent s’identifier d’une certaine manière.

Estimez-vous que les questions qui relèvent de l’intime sont occultées dans le débat public, et trouvent, grâce à la BD, l’espace pour être mis en lumière ?

Oui et c’est dommage. L’intime, en général, n’est pas assez mis en lumière, mais l’intime féminin l’est encore plus. Ce qui relève de l’intime doit être raconté. C’est de cette manière que les sujets deviennent des débats de société, que de nouvelles lois sont votées – comme on l’a vu dernièrement sur les propositions de lois sur les fausses couches [qui visent à favoriser l’accompagnement, notamment psychologique, des couples confrontés à une fausse couche, ndlr]. La BD offre une place privilégiée à ce genre de discours. L’avantage du médium dessiné, sur un sujet difficile comme la fausse couche, est son accessibilité et sa capacité à aller toucher un public large.

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Après avoir fait paraître plusieurs ouvrages sur ces sujets, en tant qu’autrice ou illustratrice, constatez-vous qu’un travail de pédagogie, d’information est toujours nécessaire ?

Oui… Pour ce qui concerne les fausses couches, qui est le sujet qui m’intéresse et pour lequel je suis engagée. Il y a peu de temps, j’avais rendez-vous au Sénat pour participer aux discussions autour des nouvelles lois. On s’est rendu compte que même en expliquant les choses, ça reste un non-sujet. La solution est donc d’en parler le plus possible.

Quelles sont les dessinateur·rices de BD qui vous touchent et que vous recommanderiez ?

Récemment, j’ai lu la BD Le Petit Frère (2022, Casterman) de Jean-Louis Tripp, qui est un très beau récit. J’ai également envie de citer Pucelle (Dargaud), la série génialissime de Florence Dupré la Tour. Puis, de manière générale, toute l’œuvre de Julie Doucet… Je n’ai mentionné presque que des femmes… oups !

Grossesses plurielles, de Mathilde Lemiesle, Hatier, 2023, 160 p., 15,99 €.

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