
Les grands nouvellistes sont de sortie et puisent dans la tradition de cette forme courte pour bâtir des œuvres étranges et terrifiantes. Âmes sensibles, s’abstenir.
C’est l’histoire d’un désamour assez inexplicable. Alors que dans les pays anglo-saxons, la passion pour la nouvelle, forme littéraire courte, mais inventive, qui redouble de rigueur et d’imagination pour ménager ses effets, ne s’est jamais estompée ; en France, elle s’est progressivement muée en désintérêt, rejoignant injustement les rangs des œuvres mineures comme s’il s’agissait d’un simple passe-temps de conteur ou d’un entraînement avant de faire le grand saut vers le roman. Pourtant, l’histoire littéraire française est marquée par certains maîtres du genre, des monstres du réalisme Honoré de Balzac, Stendhal ou Gustave Flaubert aux géants du XXe siècle, Sartre et Camus, en passant par les apôtres du Nouveau Roman que sont Alain Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute.
La source semblait s’être tarie, mais un nouvel espoir ressurgit aujourd’hui. À l’heure du sacre des histoires de genre et des séries à suspense, du découpage en épisodes millimétré et des sacro-saints cliffhangers – ces fins abruptes, surprenantes, destinées à tenir le spectateur en haleine –, les nouvelles fantastiques et horrifiques, une frange puissante qui a fait la gloire de cette forme littéraire, s’offrent un joli retour sur le devant de la scène. Sous l’impulsion de certaines grandes plumes américaines et britanniques, mais aussi françaises, dignes héritières de Guy de Maupassant, Barbey D’Aurevilly, Edgar Allan Poe ou H.P Lovecraft, la France se remet à vibrer devant les maîtres de l’effroi, capables en quelques pages seulement de bâtir un univers, de faire naître la peur et de vous achever avec une chute fracassante. En voici quelques exemples éclatants dans les parutions du moment. En amour comme en littérature, on croit aux secondes chances.
1 Le retour du roi : Stephen King, Plus noir que noir
À force de s’extasier devant ses romans touffus, sombres et dévorants, dont le dernier en date, Holly, un très grand cru publié en 2023, on en oublierait presque que Stephen King est aussi un des plus grands nouvellistes de notre temps et l’auteur d’histoires courtes virtuoses, évidemment popularisées par le 7e art, comme La rédemption de Shawshank, portée à l’écran sous le titre Les évadés par Frank Darabont, Brume, ou encore Le singe, dont l’adaptation est sortie il y a peu au cinéma.
Plus noir que noir, un hommage à une chanson de Leonard Cohen et un titre comme un manifeste du mal qui rôde dans ces pages. Un flic psychotique terrifiant, une femme qui continue à promener ses jumeaux fantômes dans leur poussette, 40 ans après leur disparition, un vol secoué par de drôles de turbulences : une inquiétante étrangeté nous envahit alors qu’on parcourt les 12 récits qui composent cette anthologie horrifique, ponctuée comme toujours de chutes ahurissantes.
Un concentré de tout ce qui fait le sel de sa littérature : le malaise qui naît de la confrontation entre des êtres désaccordés, le sommeil, le rêve et autres visions, royaume terrifiant où naissent les monstres et, bien sûr, cette foutue faucheuse qui passe en toile de fond, prête à trancher à la moindre occasion. Et comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, un nouveau roman, Never Flinch, vient tout juste d’être annoncé pour le 27 mai prochain. God Save The King !
2 La papesse de l’horreur : Joyce Carol Oates, Flint Kill Creek
Sous ce chapeau noir qui ne la quitte jamais, Joyce Carol Oates doit dissimuler un élixir de jouvence tant sa plume se moque de l’usure du temps. Pour ceux qui osaient encore se demander si la reine des lettres américaines, papesse du macabre et de l’horreur avait, à 86 ans, calmé ses ardeurs, la réponse est non. Après un dernier roman, Boucher – qui nous plongeait dans un horrible asile d’aliénés et dans l’enfer de la « gyno-psychiatrie moderne », cette pseudoscience partant du principe que l’hystérie des femmes était liée à leur utérus et qu’il fallait donc intervenir chirurgicalement pour la soigner –, le recueil Flint Kill Creek vient poser une nouvelle pierre dans son effroyable mausolée.
Insatiable nouvelliste depuis ses débuts, Joyce Carol Oates n’a jamais cessé d’alterner entre les deux formes pour disséquer les entrailles du mal. Avec une obsession : placer les femmes au cœur du jeu, en leur faisant interpréter tous les rôles du drame à venir, les victimes parfois, les héroïnes souvent et, plus jubilatoire encore, les coupables à certains moments.
Une jeune amoureuse prise au piège d’une relation malsaine et inquiétante, une veuve hantée par les visions d’un assassin envoyé depuis l’au-delà par son défunt mari pour se venger, une autre qui rêve quant à elle de sangsues capables d’éliminer son nouveau compagnon : dans Flint Kill Creek, elles se débattent avec un monde trouble et tourmenté ; comme chez Stephen King, elles sont écartelées entre rêve et réalité. Et toujours en surplomb, le malaise instillé par les hommes, d’un étrange laborantin à un père indigne, en passant par un maniaque obsédé par une date cruciale qu’il ne parvient pas à identifier. Lentement, mais sûrement, l’inconfort gagne, la peur s’installe. Surtout, ne partez pas du principe que la fin vous sauvera, car des chutes, souvent, il n’y en a pas.
3 La prodige gothique : Daisy Johnson, L’hôtel
Elle a à peine plus de 30 ans, mais la nouvelle prodige des lettres britanniques, Daisy Johnson, est déjà la gardienne d’une tradition littéraire chère à son pays : le roman gothique. Dans la lignée de Bram Stoker et d’une autre virtuose, Mary Shelley, passés à la postérité respectivement pour Dracula et Frankenstein, elle a façonné, avec Tout ce qui nous submerge et Sœurs, une œuvre étrange, inquiétante, qui évolue à la lisière du fantastique. Pourtant, jamais, elle n’avait totalement embrassé le genre horrifique et poussé à fond le curseur de la peur. C’est désormais chose faite avec ce recueil de nouvelles qui revisite un des poncifs du genre : la maison hantée.
Quatorze récits qui jonglent avec les époques, mais qui nous ramènent toujours au même endroit : l’Hôtel des marais, effroyable demeure bâtie sur une terre maudite, un royaume des ombres dont la source maléfique semble être la chambre 63. D’ailleurs, le premier chapitre sonne comme un avertissement : « N’allez pas dans la chambre 63 (…) L’hôtel écoute tout ce que vous dites. L’hôtel guette. L’hôtel sait tout de vous. L’hôtel vous connaissait avant votre arrivée. L’hôtel n’est pas le même avec tout le monde. » Comme chez Joyce Carol Oates, les femmes sont tour à tour des héroïnes et des proies du mal qui rôde ici-bas. Et l’écriture de Daisy Johnson de nous éblouir par son charme légèrement suranné et par sa phrase toujours diablement maîtrisée. L’alliance parfaite du style et de l’effroi.
4 Le champion francophone : Bernard Quiriny, Nouvelles nocturnes
Son nom ne vous dit peut-être rien et, pourtant, l’écrivain belge Bernard Quiriny s’est imposé depuis L’angoisse de la première phrase, il y a 20 ans, comme le champion de la nouvelle dans le paysage littéraire francophone avec un univers bien à lui qui allie humour noir, histoires loufoques et dédale narratif, comme un hommage à son maître, Jose Luis Borges. Et le recueil Nouvelles nocturnes ne déroge pas à la règle avec une collection savoureuse et déjantée de 25 histoires allant de 20 pages à… deux lignes. Avec l’impression constante d’un artiste en pleine mesure de son sujet, bâtissant plus vite que son ombre des décors envoûtants, dictant le rythme comme un horloger suisse, soignant ses sorties avec style.
Imaginez un immortel qui se suicide en vain, un homme qui se réveille à côté de son double chaque matin, un étudiant écrivant une thèse sur rien, un roi fou qui s’amuse avec les impôts comme un gamin. On voit même passer Sherlock Holmes aux prises avec une affaire saugrenue et, cerise sur le gâteau, l’auteur ne se prive pas de jouer la carte méta en proposant une réflexion corrosive sur l’avenir de la littérature. Érudit, surprenant, divertissant, le royaume de Bernard Quiriny n’est pas celui de la peur, mais de l’étrange et du grotesque : une bonne blague belge mâtinée du surréalisme d’un Magritte. Un voyage en absurdie pensé comme le sacre de l’imaginaire.
5 Le converti : Bernard Minier, Les chats et 14 histoires mystérieuses, diaboliques et cruelles
S’il est l’une des figures emblématiques du polar français avec ses deux héros récurrents, le commandant Servaz et la lieutenante Lucia Guerrero, Bernard Minier est d’abord un immense lecteur de littérature de genre, fan d’horreur et de science-fiction. En témoigne la jolie préface rédigée pour la nouvelle édition du chef-d’œuvre de SF, Hypérion, de Dan Simmons. Pour son premier recueil de nouvelles, paru directement en poche chez Pocket, l’écrivain est venu puiser dans toutes ces influences et a bâti une mosaïque d’histoires indéfinissables, fusant dans tous les sens de l’imaginaire, qui n’est pas sans rappeler l’œuvre de H.P Lovecraft.
Des adeptes du tourisme noir qui ponctuent leurs périples de pèlerinages dans les lieux où règne la mort, de Tchernobyl aux anciens bagnes, en passant par la forêt des suicidés au Japon, des animaux qui reprennent leurs droits pendant le confinement et fomentent des plans redoutables, des chats en plein bad trip gothique et animés des pires intentions composent ces nouvelles. On retrouve même, pour notre plus grand plaisir, les origines de Damien Dix, personnage inoubliable de H, son dernier roman qui vient tout juste de paraître, un animateur de talk-show infect, prêt à tout pour la gloire, même à donner la parole au plus odieux des tueurs en série. Le résultat est particulièrement inattendu, savoureux, et donne à voir toutes les facettes du talent de Bernard Minier, comme un portrait-robot établi par le plus habile des policiers. Conversion réussie.