Décryptage

Et si Joyce Carol Oates était la plus grande écrivaine de notre temps ?

03 novembre 2023
Par Léonard Desbrières
Joyce Carol Oates a fait paraître “Babysitter” le 12 octobre.
Joyce Carol Oates a fait paraître “Babysitter” le 12 octobre. ©Philippe Rey

Joyce Carol Oates vient de souffler ses 85 bougies et publie un nouveau roman étourdissant. Retour sur la vie et l’œuvre d’une immortelle et d’un monstre sacré de la littérature.

La Femme aux 100 romans : voilà comment le réalisateur Stig Björkman a intitulé son formidable documentaire consacré à Joyce Carol Oates, qui vient tout juste d’être diffusé sur Arte. Un nouveau surnom pour la reine des lettres américaines et un hommage à une œuvre tentaculaire qui irrigue tous les pans de la littérature depuis maintenant 60 ans. Sous ce grand chapeau noir qui ne la quitte jamais, Joyce Carol Oates doit dissimuler un élixir de jouvence, tant sa plume se moque de l’usure du temps, ou une pierre philosophale tant la romancière nous paraît immortelle. Alors que Babysitter, son nouveau roman – un énième chef-d’œuvre –, vient de paraître, l’occasion était trop belle pour ne pas saluer une icône de la littérature contemporaine.

Une vie dans les livres

Derrière un grand écrivain (une grande écrivaine, en l’occurrence) se cache toujours un grand lecteur – une grande lectrice, donc. Élevée dans une petite ferme rudimentaire à la frontière avec le Canada, Joyce Carol se réfugie très tôt dans les livres. Faulkner, Dostoïevski, Thoreau, Hemingway, les sœurs Brontë : depuis sa plus tendre enfance, Joyce Carol Oates dévore les œuvres des géants et des géantes de la littérature. La rencontre avec Lewis Caroll et son roman culte Alice au Pays des merveilles est un choc qui la marque au fer rouge. Cette littérature sombre, qui embrasse parfois le fantastique pour mieux s’attaquer au réel, la fascine et fait naître chez elle un irrépressible désir d’écriture.

Couverture d’Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll. ©Folio Classique

Un livre par an à l’adolescence, puis un livre tous les semestres alors qu’elle est étudiante, l’écriture devient une activité vitale pour celle qui se destine en parallèle à une carrière de professeure. Pendant 40 ans, Joyce Carol Oates dirige, en effet, le master de création littéraire de la prestigieuse université de Princeton, dans le New Jersey. Toute sa vie, elle la passe au milieu des livres, entre ses lectures, ses romans et une volonté de transmettre la flamme de l’écriture aux générations futures. Pour que vive la littérature.

« Si vous voulez me rencontrer, vous me trouverez dans mes livres. »

Joyce Carol Oates

Noir, c’est noir

Avec Joyce Carol Oates, il ne faut surtout pas se fier aux apparences. Grande, fluette, douce, elle pourrait même paraître fragile, mais dès que la discussion littéraire s’engage, c’est une tout autre femme qui se révèle, un mélange fascinant entre un puits de science nourri par des milliers d’heures de lecture et une bête féroce qui a beaucoup de choses à dire sur le cours du monde et l’évolution de la société américaine.

Et le contrepied est encore plus saisissant lorsqu’on plonge dans ses romans. L’œuvre de Joyce Carol Oates est un concentré de noir, une littérature sombre, poisseuse, parfois sanglante, qui, en plus de plonger loin dans les entrailles du mal, s’attaque sans vergogne à la mascarade du rêve américain.

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Depuis ses débuts, la romancière a décidé d’être le porte-voix de celles et ceux qu’on n’entend pas, de représenter les minorités, quelles qu’elles soient. Les femmes, les noirs, les sans-classes : toutes et tous ont voix au chapitre dans ses livres et deviennent les symboles d’un pays qui oppresse.

Avec Eux, couronné du National Book Award en 1970, Joyce Carol Oates retrace, à travers la destinée tragique de Maureen Wendall et de son clan, une famille ordinaire de Détroit, 40 ans de crises américaines, de la Grande Dépression aux émeutes raciales de 1967. Dans Nous étions les Mulvaney (1996), elle égratigne l’hypocrisie d’une société où le paraître règne en maître et où tout est fait pour préserver le faux vernis du rêve américain. Dans Les Chutes, prix Femina étranger en 2005, elle raconte, dans les terres reculées des États-Unis, les ravages de la cupidité et de la course à l’expansion sans limite des géants industriels américains.

Bande-annonce de Blonde sur Netflix.

Roman à part dans son œuvre, Blonde (2000), adapté il y a peu par Andrew Dominik, est peut-être son attaque la plus frontale dirigée à l’encontre du rêve américain. En retraçant l’existence brisée de l’icône absolue Marilyn Monroe, en racontant l’envers du décor de l’usine à fantasmes hollywoodienne, la romancière met à mal les certitudes rassurantes de son pays. Non, le destin de l’actrice n’est pas une happy story, non, Hollywood n’est pas un paradis, il tient plutôt de l’enfer. Oui, la masculinité toxique est une réalité qui saccage au quotidien la vie des femmes.

Une œuvre-monde à la croisée des genres et des formes

Amoureuse de l’écriture sous toutes ses formes, curieuse de confronter sa plume aux différentes épreuves que lui propose la littérature, Joyce Carol Oates ne se contente pas de creuser un seul sillon romanesque. Elle explore, elle expérimente. Comme un prolongement de sa littérature noire, elle écrit plusieurs romans policiers sous les pseudonymes de Rosamond Smith et de Lauren Kelly. Certains romans, comme l’insoutenable Daddy Love (2016), vous emmènent du côté du thriller psychologique et de l’horreur. Un autre versant de son œuvre, incarné par Bellefleur (1980), et La Saga gothique, fraie quant à lui avec le fantastique.

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Et Joyce Carol Oates n’est pas que romancière, loin de là. Depuis ses débuts, elle s’essaie à la poésie dans des recueils à la croisée du politique et de l’intime, comme Mélancolie américaine, paru cette année. Elle est également l’autrice de plusieurs pièces de théâtre à succès comme En cas de meurtre, publiée en France dans la collection « Papiers » chez Actes Sud.

Surtout, elle est une nouvelliste hors pair qui n’a jamais cessé de défendre ce genre mal aimé. La publication de chacun de ses romans est entrecoupée par une parution de nouvelles, comme si ces instantanés venaient apporter un éclairage en contrepoint de son œuvre romanesque.

Couverture de De la boxe de Joyce Carol Oates. ©Souple Deluxe

L’écrivaine n’est jamais là où l’on attend. La preuve, une de ses œuvres les plus éblouissantes est un essai littéraire sur la boxe. À travers ce sport, elle révèle au lecteur une part de sa vie, notamment le rapport à son père qui lui fait découvrir les combats dans les années 1950.

Mais, au-delà de la quête intime se dévoile un récit passionnant sur la boxe elle-même, passion humaine, trop humaine, qui symbolise autant notre grandeur d’âme que nos bassesses les plus infâmes. Joyce Carol Oates explore sa portée sociale unique aux États-Unis et son importance dans l’émancipation des hommes noirs en Amérique.

Une plume infatigable

Comment peut-on écrire un tel roman à plus de 80 ans ? C’est la première question qui traverse l’esprit du lecteur au moment de refermer les derniers livres de Joyce Carol Oates, surtout ses deux chefs-d’œuvre tardifs, Un livre des martyrs américains, publié en 2019 et Babysitter qui vient tout juste de paraître.

D’abord parce que ce sont des œuvres denses, tentaculaires, qui ne se satisfont pas d’une narration simple et linéaire. Ensuite, parce que leur propos est à chaque fois d’une acuité redoutable sur les errances coupables de la société américaine. Si, pour beaucoup d’écrivains, la vieillesse est synonyme de ramollissement et de décalage fatal avec son temps, il n’en est rien pour l’octogénaire. Jamais sa plume n’a été aussi affutée, aussi tranchante, aussi radicale. Avec la fougue d’une jeune militante, elle continue à imaginer des histoires qui bousculent nos certitudes et questionnent notre époque.

Un livre des martyrs américains est une déflagration magnifique, un des textes majeurs de son inépuisable carrière. À la fin des années 1990, en Ohio, Gus Voorhees est assassiné sauvagement par Luther Dunphy. Rivalité amoureuse ? Différend financier ? Simple règlement de comptes ? La raison est bien plus troublante. La victime était un médecin pratiquant des avortements. Son bourreau, un « soldat de Dieu » qui ne pouvait pas supporter qu’on porte atteinte à la vie. Joyce Carol Oates utilise ce crime odieux comme le point de départ d’une fresque corrosive représentant une Amérique ébranlée dans ses valeurs profondes.

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À la manière d’un Tom Wolfe dans Le Bûcher des vanités, elle dessine dans Babysitter un portrait corrosif de l’élite blanche américaine. Fin des années 1970, Détroit. Hannah et Wes Jarrett forment l’un des couples les plus en vue et mènent une vie mondaine bien loin des préoccupations du monde. Mais l’arrivée en ville d’un effroyable tueur en série qui cible les enfants et l’irruption d’un mystérieux amant dans la vie du couple vont brutalement ramener ces nantis à la réalité. Noirceur abyssale, scènes d’horreur anthologiques, charge impitoyable contre son pays natal : Babysitter est un condensé éblouissant de tout ce qui fait le sel de l’œuvre de Joyce Carol Oates. Alors, pourquoi ne pas commencer par-là ?

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