Critique

Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière : Raphaëlle Giordano au sommet

21 octobre 2023
Par Thomas Louis
Raphaëlle Giordano a fait paraître ce 19 octobre son livre “Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière”.
Raphaëlle Giordano a fait paraître ce 19 octobre son livre “Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière”. ©Philippe Matsas

Après Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une, Cupidon a des ailes en carton ou, plus récemment, Le Spleen du pop-corn qui voulait exploser de joie, Raphaëlle Giordano revient en librairie avec Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière, un roman pour appréhender sa vulnérabilité… et comprendre qu’elle peut devenir une force !

Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière (édition Récumier)… Derrière cette expression évocatrice se cache une citation que l’on attribue souvent à Michel Audiard, alors que ses contours sont, en réalité, plus flous que cela. Et si les maximes inspirantes font partie de l’ADN de Raphaëlle Giordano, c’est aussi parce que la romancière a pris le parti de développer des romans où, dès le titre, un cheminement se met en place. Ici, c’est à nouveau le cas : elle tire les fils de nos fêlures pour mieux nous amener à comprendre d’où la lumière peut venir. Tout un programme !

Un titre plein de promesses

Car oui, la lumière est, chez Raphaëlle Giordano, partout, tout le temps, peut-être même derrière les ombres. Comme pour ses précédents livres – que l’on pourrait lire à la manière de contes à certains égards –, l’autrice construit ici une histoire comme un levier.

« Henriette, quant à elle, a imaginé le concept de peurosité, car elle a l’impression que les peurs traversent facilement les pores de sa peau et circulent à toute blinde […] »

Raphaëlle Giordano

Un levier grâce auquel les personnages identifient leurs failles et finissent par dépasser leurs blocages. Dans Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière, on fait la connaissance d’Henriette, une jeune architecte d’intérieur pleine de talent, qui a la particularité d’être submergée par certaines de ses émotions. Une forme d’hypersensibilité que l’autrice appelle la « trophobie », complétée par une autre notion : la « peurosité ».

Des concepts universels

Entre « l’audacité » (dans Le Bazar du zèbre à pois), la « burnerie » (dans Le Jour où les lions mangeront de la salade verte), ou encore la « routinologie » (dans Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une), Raphaëlle Giordano n’a pas son pareil pour inventer et déployer des concepts inébranlables sur près de 300 pages. Des concepts qui permettent ici à la romancière de donner une vraie substance aux interactions entre les personnages, à commencer par Henriette.

Couverture du livre Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière. ©Recamier Éditions

Au fil de l’histoire, cette dernière est amenée à travailler pour un cabinet d’architecture paysagiste (mention spéciale à la variété de spécimens végétaux évoqués dans le livre), au sein duquel elle fait la rencontre d’Auguste. Mais ce dernier ne voit pas son arrivée d’un très bon œil. 

Au fil du roman, d’autres protagonistes font leur entrée, tous très différents, mais tous reliés par ces parts d’ombres qui font le sel de l’histoire. La force du roman tient également dans le fait que Raphaëlle Giordano déploie des personnages masculins particulièrement nuancés (à l’instar de Kenzo), handicapés par une forme de vulnérabilité. Mais, quelle que soit la forme de cette dernière, on comprend vite qu’elle peut rapidement devenir une force ; et le titre l’incarne à merveille.

« Car, la vérité, c’est qu’on a tous peur de quelque chose, mais pas au même endroit… »

Raphaëlle Giordano

À travers l’expérience d’Henriette du dépassement de ses limites, on réalise alors que les peurs sont souvent irrationnelles. Pire : elles sont mises en surbrillance par le regard des autres, que l’on imagine souvent plein de jugement. Au fil des pages, on comprend que, pour les maîtriser, l’idéal reste de faire une place à sa fragilité. Et tout prend sens.

Car si l’hypersensibilité est aujourd’hui un concept parfois utilisé à outrance, il peut aussi être considéré comme une partie de nous à apprivoiser. En cela, le roman de Raphaëlle Giordano fait prendre conscience à quiconque en doutait qu’il ou elle n’est pas seul(e) dans son magma d’émotions. Et la littérature devient collective.

Un livre collectif ?

Si elle ne s’autoproclame pas chantre du bien-être, Raphaëlle Giordano réussit pourtant à proposer des histoires qui, en partant d’un thème souvent sombre, se dirigent progressivement vers la lumière, pour, à la fin, toucher un maximum de lecteurs et de lectrices. Dans cette perspective, Heureux les fêlés est une forme de prise de recul, afin de comprendre que nous sommes tous et toutes les mêmes. Alors, quoi de mieux, pour s’en rendre compte, que de le prouver ? 

« Combien de personnes voient leur estime d’elles-mêmes gangrenée par la honte de leurs failles et de leurs faiblesses dont elles portent souvent la responsabilité à tort ? »

Raphaëlle Giordano

C’est la raison pour laquelle, en fin de roman, Raphaëlle Giordano a demandé aux membres de sa communauté sur les réseaux sociaux de témoigner de leurs peurs inavouées, ou, au contraire, leurs failles assumées. De la peur d’être en insécurité à la peur des sorties festives, en passant par la peur des bananes (la « bananophobie »), on réalise que chacun a sa manière de gérer la peur, de l’évitement à l’anticipation, en passant par l’angoisse frontale. 

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Il y a dans ce roman quelque chose qui, à bien y réfléchir, se rapproche de la philosophie : étudier l’être humain dans tout ce qu’il a de plus riche pour, finalement, comprendre qu’il est parfaitement en accord avec le reste du monde.

Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière, de Raphaëlle Giordano, éditions Récamier, octobre 2023.

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