Critique

Cent ans de solitude : la série est-elle à la hauteur du livre culte ?

03 décembre 2024
Par Quentin Moyon
“Cent ans de solitude”, le 11 décembre sur Netflix.
“Cent ans de solitude”, le 11 décembre sur Netflix. ©Netflix

Netflix s’attaque à l’adaptation en série du prix Nobel de littérature signé Gabriel García Márquez. Un pari réussi ? Voici notre verdict.

Le 6 mars 2019, une bombe a fait trembler le monde de la culture. Netflix venait d’acquérir les droits pour adapter en série l’œuvre majeure du prix Nobel de littérature Gabriel García Márquez : Cent ans de solitude. « C’est pour nous un immense honneur de se voir confier la première adaptation cinématographique de [cette] épopée latino-américaine intemporelle et emblématique que le public du monde entier va pouvoir découvrir », déclarait alors Francisco Ramos, vice-président responsable des programmes originaux de la plateforme.

Le défi était de taille, et pour cause. Personne, depuis Emir Kusturica, dont la tentative fut un échec, n’avait osé se frotter à ce chef-d’œuvre, considéré comme l’un des plus grands romans de l’histoire. L’acquisition de ces droits est une opération ambitieuse sur le plan culturel, mais aussi et surtout sur le plan économique.

Vendu jusqu’alors à plus de 50 millions d’exemplaires et traduit dans pas moins de 46 langues, c’est un véritable livre-monde susceptible d’être distribué par Netflix aux quatre coins du globe. Un pari culotté, au risque de ne pas être à la hauteur de l’ouvrage, de sa complexité, de sa modernité, de sa beauté. Mais si, au contraire, la série surpassait l’œuvre originale ?

Le livre, toujours meilleur que son adaptation ?

En juin 2023, le Centre national du livre avait mis à disposition du public les résultats de sa grande enquête consacrée aux adaptations audiovisuelles d’œuvres littéraires, tous formats confondus. Il en ressortait que dans le marché actuel, une œuvre sur cinq sorties en France était tirée d’un livre.

Si la motivation à porter à l’écran ce type de matériel littéraire persiste, c’est sans aucun doute pour des raisons de popularité : quand un livre a marché, conquis un public, il est fréquent de retrouver ces mêmes lecteurs devant les adaptations cinématographiques ou sérielles. 

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Mais, s’il semble facile de convaincre cette audience de se plonger dans la découverte de l’adaptation de son livre favori, rien n’est moins sûr quant à son avis sur le résultat. On pourrait même dire l’inverse : une majorité des œuvres audiovisuelles adaptées, et donc comparées au matériau littéraire d’origine, déçoivent.

Selon un sondage réalisé il y a dix ans par le site britannique Love Reading, la tendance pourrait même être chiffrée : en comparant 58 œuvres littéraires et leurs adaptations en films pour savoir laquelle était la meilleure, les livres sortent vainqueurs dans 67 % des cas. De là à dire que « c’était toujours mieux avant » ? Ce serait éminemment réducteur et comparer un roman avec une œuvre audiovisuelle n’a évidemment que peu de sens. On ne vient pas chercher la même chose devant ces deux médiums.

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Si les livres font la part belle aux détails avec des descriptions précises, donnent accès à l’intériorité des personnages et laissent les lecteurs imaginer l’univers décrit, les films ou séries revêtent des qualités qui leur sont propres et qui apportent, si ce n’est une plus-value, du moins une autre forme d’expérience. Une expérience qui repose notamment sur l’ajout de l’image, mais aussi du son pour donner vie à un paysage, à une réalité simplement fantasmée à l’écrit.

Mais aussi sur la possibilité de partager une œuvre audiovisuelle, de rendre son visionnage collectif, là où le livre est très solitaire. Ou encore, d’assister à une nouvelle lecture du texte puisque le réalisateur apporte sa propre vision de l’œuvre, en y injectant un peu de son univers.

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Il est donc profondément absurde de vouloir classer un livre et un film qui, par nature, de par leur attachement à des champs artistiques distincts, sont en réalité deux œuvres différentes, avec leurs propres caractéristiques et grammaires. Même si, dans certains cas, la transposition d’une œuvre littéraire en œuvre audiovisuelle ne semble pas aller de soi, tant le texte se fait complexe.

Adapte-moi si tu peux

À ce titre, l’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, jugée difficile, a été très peu adaptée. Certains s’y sont mouillés, comme Francesco Rosi, qui s’est attaqué à Chronique d’une mort annoncée en 1987, ou Mike Newel, qui a plus récemment réalisé L’Amour aux temps du choléra, mais sans grand succès. Concernant son chef-d’œuvre, son livre-monde, Cent ans de solitude, personne n’a tenté le pari.

Il faut dire que ce roman monumental est considéré comme inadaptable. Du fait de sa complexité narrative et temporelle, d’abord, l’ouvrage couvrant plusieurs générations de la famille Buendia dont les personnages partagent les mêmes prénoms (oscillant globalement entre Aureliano et José Arcadio), et réalisant à plusieurs reprises des allers-retours dans le temps. 

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Ensuite, le genre de l’œuvre, empreint de réalisme magique, nécessite de faire évoluer ensemble, main dans la main, le réel et le fantastique. Un style hybride très présent dans les textes de l’écrivain, qui mêle le journalisme au style direct et précis à la poésie dont il se nourrissait en lisant Pablo Neruda, Garcia Lorca ou le Nicaraguayen Rubén Darío.

En découlent de longues phrases rythmées, gorgées de formes stylistiques. Bref, un style très littéraire, quand l’exercice de la série et du cinéma se doit d’être plus littéral. D’autant que Gabriel Garcia Marquez se sert d’un narrateur omniscient pour nous faire accéder à de nombreuses informations sur les personnages, mais aussi sur le monde qui les entoure, auxquels nous n’aurions pas normalement accès.

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Bien sûr, ce qui reste le plus difficile à transcrire réside dans les messages cachés, les thématiques portées par le récit. Cette façade de récit de famille maudite laisse poindre entre les lignes une métaphore de l’histoire de l’Amérique latine, politique, économique et sociale. Pas étonnant, lorsque l’on connaît l’auteur, fervent libéral et partisan des révolutions socialistes en Amérique du Sud, mais aussi proche de Fidel Castro.

Tout en insufflant au texte une dimension philosophique qu’il base sur le concept de temps cyclique, qui nous apparaît dans le récit sous la forme de la répétition du même (les hommes partagent les mêmes prénoms, ont les mêmes faiblesses) chère à Nieztche et à son éternel retour. Sans oublier la longueur du roman qui nécessite d’être adapté, entrecoupé, pour correspondre à la grammaire et à la dynamique d’une série. Il faudra ainsi ajouter de la tension, des respirations, une construction en actes qui implique une réécriture partielle de l’œuvre, sans toucher à son âme.

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À première vue, ce récit est donc bien trop complexe pour être correctement rendu. Pas étonnant que son auteur ait jusqu’alors refusé toute transposition sur le grand ou le petit écran, ne voyant pas comment le livre pouvait être correctement condensé pour de tels médiums. Mais c’était sans compter sur l’ambitieuse et audacieuse firme américaine Netflix qui, pour les dix ans de la mort de l’écrivain, décédé en 2014, et avec l’accord de la famille de l’auteur, s’est lancée dans ce pari impossible. Reste à voir si la richesse et la profondeur du roman pourront, même avec les moyens de la plateforme, être traduites avec justesse.

Macondo reçu 5 sur 5

« Tudum ». Ça y est, c’est pour de vrai. Imaginée par le duo de réalisateurs composé de la Colombienne Laura Mora, déjà détentrice de la Coquille d’or obtenue au Festival de Saint-Sébastien et de l’Argentin Alex Garcia Lopez, la série (qui sera disponible sur la plateforme le 11 décembre), entièrement tournée en espagnol et en Colombie, a de précieux arguments. 

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Présentée comme « l’un des projets audiovisuels les plus ambitieux de l’histoire de l’Amérique latine, réalisé par les meilleurs artistes et techniciens de Colombie et d’autres pays, filmé entièrement en espagnol et en Colombie, et avec le soutien de la famille de Gabriel García Márquez », il faut dire que la proposition est à la hauteur des attentes autour du projet.

En premier lieu parce qu’elle sait se faire humble face à l’univers de l’auteur. La narration tâche de traiter la multitude d’événements qui viennent impacter le quotidien de la famille Buendia, sans en oublier aucun.

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Disparitions, fécondations, fléaux divins allant de l’inondation à l’insomnie généralisée… Servies par un casting aux visages méconnus (du moins en Europe), mais d’une grande justesse, les pérégrinations du fantasque inventeur et explorateur José Arcadio, de la charismatique Ursula ou de l’austère colonel Aureliano prennent vie sous nos yeux.

La brûlure du désir est, elle aussi, bien présente chez nos personnages, et le sexe se fait ritournelle sans non plus prendre toute la place. Le réalisme magique, reposant sur l’intrication dans le réel d’éléments fantastiques ou surnaturels, mais d’une manière assez banale, normale, fonctionne à merveille. Les morts reviennent à la vie et il faut faire avec, les pertes de mémoire généralisées deviennent un mal que le village apprivoise.

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Petit bémol, peut-être, s’il en faut un, pour la troupe de Melquiades, ce nomade mi-Méphistophélès mi-Nostradamus, qui n’est ni inquiétante ni très locale, évoquant presque plutôt les atours des circassiens du Moulin Rouge de Baz Luhrmann. Côté thématiques, la violence des luttes politiques en écho à l’histoire de la Colombie est bien présente. Tout comme cette temporalité cyclique qui prend vie sous nos yeux dans la figure de l’Ouroboros ou plus prosaïquement du serpent qui se mord la queue.

On ressent aussi très bien la solitude qui ronge les personnages à travers leur retenue, leurs absences, leur fuite ou leur violence. Un petit hommage particulier à la performance de Marco González qui délivre une interprétation brillante de José Arcadio Buendía, grand enfant émerveillé et happé par les projets d’exploration, l’alchimie et les inventions auxquelles il consacre son temps, oubliant sa famille et son village.

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D’un point de vue grammaire audiovisuelle, le découpage de la série en plusieurs épisodes assez équilibrés permet de suivre les différentes générations sans se perdre dans les allers-retours temporels. Et, malgré la densité du récit, on ne ressent pas de problème de rythme : tout est parfaitement calibré.

Enfin, pour donner à voir, à ressentir le réalisme magique et faire vivre le style de Gabriel García Márquez qui implique tous les sens, la production se fait synesthésique. Colorée, mais pas trop. Mise en scène sans trop l’être. Le traitement de l’image est très beau, oscille entre la froideur du réel et les couleurs chaudes du rêve, et donne un cachet onirique assez fantastique à l’œuvre, rappelant dans un autre style Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh.

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Et pour mettre en musique ce ballet chatoyant, les partitions ont été signées de la main du maître Camilo Sanabria, détenteur de plusieurs récompenses ou sélections pour des films comme Amazona ou The Smiling Lombana, et récompensé entre autres du prix Macondo de l’académie colombienne des arts et sciences du cinéma. Comme quoi, il était fait pour cette série.

Au travers d’un habile mélange de musiques traditionnelles colombiennes mêlées à l’intervention d’instruments à cordes plus occidentaux, la magie opère… et bientôt prend vie sous nos yeux le village de Macondo, ses habitants et ses intrigues. L’immersion dans l’univers de Gabriel García Márquez est réussie et nous plonge dans un rêve – aux accents cauchemardesques – duquel il est difficile de se réveiller. Une adaptation brillante, à la hauteur du maître.

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