[Rentrée littéraire 2023] L’auteur a publié le 23 août dernier Chaleur humaine, suite du prix Femina 2020 Nature humaine et récit de la pandémie vue par une famille rurale. Rencontre.
Dans Nature humaine (2020, j’ai lu), Serge Joncour créait la famille Fabrier, témoin des changements de la société à l’aube du passage au nouveau millénaire. Lauréat du prix Femina, l’ouvrage a désormais droit à une suite : Chaleur humaine (Albin Michel). La famille de paysans, désormais dispersée à travers la France, se retrouve des années plus tard, rassemblée par le confinement lié à la pandémie de Covid-19 en France.
On assiste alors à un huis-clos intimiste et puissant, où le destin des personnages bascule en même temps que celui de l’humanité. L’occasion pour l’auteur d’aborder la question du changement climatique, mais aussi les évolutions d’une société mondialisée qui veut aller toujours plus vite.
Trois ans après Nature humaine, pourquoi avez-vous eu envie de retrouver ces personnages ?
Le diptyque que forment les deux romans m’a permis d’aborder les changements de la société à l’aube du passage à l’an 2000, une période qui m’intéresse beaucoup. Dans le premier livre, j’abordais la fin du siècle dernier et décrivais un monde qui se mondialisait. Dans Chaleur humaine, il s’agit plutôt de la perversité de cette mondialisation, l’accélération de tous nos rythmes, qu’ils soient de production, de voyages, de transports…
Après les événements du premier livre, il fallait que je trouve un moyen de réunir Alexandre, Caroline, Vanessa, Agathe et les parents Fabrier. J’ai alors imaginé une sorte de catastrophe écologique, un événement qui pousserait cette famille à revenir à la terre, à la campagne. Et puis, en 2020, la pandémie de Covid-19 est arrivée. J’avais devant moi une crise que même l’esprit le plus farfelu n’aurait pas pu imaginer, j’avais trouvé mon prétexte.
« Qu’importe notre âge, notre pays ou notre origine sociale, nous étions tous dans le même bateau, confrontés aux mêmes questionnements, aux même craintes. »
Serge JoncourAuteur de Chaleur humaine
Le livre est une sorte de journal multiple et très détaillé de la crise du Covid-19. Qu’est-ce qui vous a inspiré dans cette période ?
J’ai toujours aimé les moments d’unanimisme comme les grosses chaleurs, où, pour une fois, tout le monde est d’accord. Avec la pandémie, il s’est passé ce moment impensable où l’humanité était assignée à résidence. Quatre milliards d’êtres humains, condamnés à rester chez eux pendant une durée indéterminée. Qu’importe notre âge, notre pays ou notre origine sociale, nous étions tous dans le même bateau, confrontés aux mêmes questionnements, aux même craintes. C’est pour cela que j’ai choisi de raconter cette période à travers les yeux de cette famille. Les Fabrier ont beau être des paysans perdus dans le département du Lot, leur histoire résonne avec celle de l’humanité.
La chute du mur de Berlin est évoquée comme un événement incroyable, mais finalement devenu une simple date dans l’histoire. Pensez-vous qu’il en sera de même pour la pandémie ?
Peut-être, mais c’est pour cela qu’il faut en cultiver le souvenir. Très tôt pendant le confinement, j’ai eu envie d’écrire sur la période que nous traversions, comme un devoir de mémoire. J’écris pour témoigner d’une époque, pour que les prochaines générations puissent s’immerger dans le passé. L’écriture consigne le réel pour le rendre accessible au futur. Je cite dans le livre Mémoire d’outre-tombe (1849) de Chateaubriand, peut-être le plus grand document historique sur le XIXe siècle jamais écrit.
À ma petite échelle, j’ai écrit Nature humaine pour que l’on n’oublie pas la canicule de 1976, l’explosion de la centrale de Tchernobyl en 1986… Je suis cependant convaincu d’une chose : si l’humanité oublie ces événements, la réalité, elle, s’en rappellera. Les gens ont beau avoir peut-être oublié la chute du mur de Berlin, on est sans cesse ramené à cet épisode quand on regarde la situation actuelle dans la Russie de Poutine. Pour la pandémie de Covid-19, j’espère qu’elle nous servira non pas de leçon, mais bien de mode d’emploi pour les éventuelles crises sanitaires à venir.
Chaleur humaine a des allures de roman de science-fiction, pourtant la réalité qu’il décrit est bien factuelle. N’est-il pas vertigineux pour un écrivain de se retrouver face à une réalité qui dépasse la fiction ?
Il est vrai que l’écriture des deux livres a été radicalement différentes. Dans le premier livre, j’avais le recul nécessaire pour parler de la fin du siècle dernier, un luxe donné par le temps qui passe. Pour Chaleur humaine, j’écrivais à mesure que les événements se déroulaient sous nos yeux. Il ne faut pas oublier qu’en mars 2020, l’humanité était dans le flou total. Il y avait ceux qui prédisaient des scénarios morbides, d’autres qui minimisaient l’impact de la pandémie.
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Puis, il y a eu les considérations politiques, certains ont menti, d’autres se sont trompé… Ce qui était vertigineux, c’était cette abondance d’informations, d’éventualités à envisager pour les prochaines semaines à venir. Regardez le récent début de coup d’État en Russie par le groupe Wagner. On a envisagé tous les scénarios, les retombées, les dangers d’un tel événement, avant qu’il ne s’éteigne de lui-même presque 24 heures plus tard. Il est difficile d’écrire sur le présent sans le recul nécessaire. Chaleur humaine devait à la base contenir 200 pages de plus, j’ai finalement décidé d’en éluder une bonne partie.
Les questions du retour à la terre et du changement climatique sont également abordées dans le roman. Qu’a dit le confinement sur le rapport de notre société à la nature ?
Il est vrai que le premier réflexe pour beaucoup lors de l’annonce du confinement a été de fuir vers la campagne. Les gens les plus chanceux ont pu s’exiler dans les terres, assurer leur télétravail les pieds dans l’eau… Je ne pense pas que le retour de la fascination pour la nature date de la pandémie. Je vais souvent passer du temps dans le Lot (département dans lequel se déroule l’action du roman) et je constate un retour du tourisme rural. Certains chemins de randonnée complètement abandonnés par le passé sont aujourd’hui réhabilités. Je milite moi-même pour un retour de ce tourisme dans les terres. C’est très bien d’aller en République dominicaine, mais il existe aussi un exotisme français et européen que les gens ont tendance à oublier. J’ai l’impression que les choses changent tout de même, que les gens ont plus de scrupules à prendre l’avion. Moi, j’ai longtemps été opposé à ce moyen de transport, d’abord parce qu’il gâche le paysage, et parce que je n’aime pas que tous ces gens me regardent d’en haut [rires].
« J’utilise mes personnages pour raconter des catastrophes, des bouleversements, des traumatismes de notre histoire moderne. »
Serge JoncourAuteur de Chaleur humaine
La nature est très présente dans le roman, notamment par la présence des chiens, qui deviennent presque les personnages principaux du livre. C’est en partie à cause d’eux que les tensions naissent, avant de s’apaiser. Ce qui me marque dans le retour à la terre, c’est la redécouverte d’un monde qui n’est en rien le nôtre. Lorsque je m’aventure dans la campagne, que j’observe les chevreuils, les oiseaux, que j’entends les sangliers, je me vois avec mon ciré, mes bottes et mon cache-col et je me trouve bien ridicule. Il est presque risible de voir à quel point l’homme n’est pas adapté pour cet univers, il est celui des animaux.
Après Nature humaine et Chaleur humaine, pensez-vous faire un jour revenir vos personnages ?
C’est une question que je me pose actuellement. Ces personnages sont tellement inspirés par les miens, par ceux que je côtoie, que je vais certainement avoir du mal à m’en défaire. Il sera difficile de m’en détacher après presque six ans passés à leurs côtés. Cependant, je les utilise également pour raconter des catastrophes, des bouleversements, des traumatismes de notre histoire moderne. Désormais, je suis attentif, j’observe ce qu’il se passe. Mais il est certain que je n’ai aucune envie de les faire revenir pour les confronter à une éventuelle Troisième Guerre mondiale…