Entretien

Éric Reinhardt pour Le système Victoria : “C’est la vision d’un cinéaste qui transforme le roman en film”

03 mars 2025
Par Lisa Muratore
Damien Bonnard et Jeanne Balibar dans “Le système Victoria”.
Damien Bonnard et Jeanne Balibar dans “Le système Victoria”. ©Cinemafrance Studios/Madison Films

Sylvain Desclous adapte Le système Victoria, en salles ce 5 mars avec Jeanne Balibar et Damien Bonnard. À cette occasion, L’Éclaireur a voulu rencontrer l’écrivain à l’origine du roman éponyme, Éric Reinhardt, pour évoquer le travail d’adaptation. Interview.

Comment le scénario adapté du Système Victoria est-il né ? 

On m’a demandé si je souhaitais écrire le scénario. À ce moment-là, c’était en 2017 et j’en avais envie. Je me disais que c’était une expérience intéressante et enrichissante. Je me suis lancé dans l’aventure avec un coscénariste qui avait déjà adapté au théâtre un autre de mes romans, L’amour et les forêts (2014). On est ici dans un schéma à l’américaine. En France, l’envie d’adaptation naît d’abord chez le cinéaste, pas chez un producteur comme à Hollywood. Chez nous, il y a une mythologie de l’auteur, mais, avec Le système Victoria, on a pris les choses à l’envers. Une fois le scénario écrit par mes soins et une fois qu’on l’a trouvé abouti, on s’est demandé qui pourrait le réaliser. On a donc fait une petite liste de noms. 

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Parmi ces noms, celui de Sylvain Desclous, le réalisateur du film De grandes espérances (2023). Comment s’est déroulée votre rencontre ? 

Parmi ces noms, il y avait effectivement celui de Sylvain Desclous qui, à la sortie du roman en 2011, m’avait écrit sur Facebook pour me dire combien il avait aimé le livre. Son nom m’était resté en tête, car nous nous étions déjà croisés en 2015. À l’époque, il envisageait d’adapter au cinéma mon roman Cendrillon (2007), avant que le projet ne soit abandonné. J’ai aussi beaucoup aimé son long-métrage, Vendeur (2016). J’ai donc proposé son nom au producteur et envoyé le scénario que j’avais écrit à Sylvain. Plus tard, il m’a confié vouloir faire partie du projet, à condition qu’il puisse réécrire le scénario, car il n’envisageait pas mon livre ainsi d’un point de vue cinématographique. Parmi les modifications qu’il voulait apporter, une chose m’a convaincu : il voulait que l’édification de la tour dont il est question dans le livre et le scénario initial ait un enjeu narratif. Il fallait qu’à la fin, elle soit construite et que le spectateur puisse la voir. C’est cette véritable intuition de cinéaste qui m’a convaincu de le laisser reprendre le projet de scénario.

J’ai trouvé cette idée très forte, très belle, alors que dans le roman et dans mon scénario, David [le personnage incarné par Damien Bonnard dans le film, ndlr] quittait le chantier avant que la tour soit terminée. J’ai trouvé ses idées et ses modifications très intéressantes. J’étais très content qu’il s’empare du projet. Je trouve ça très bien qu’il soit suffisamment excité par le projet pour se l’approprier. Je me suis dit que c’était la garantie d’un vrai engagement de sa part. 

Comment avez-vous appréhendé, en tant qu’écrivain, le fait de vous attaquer à un scénario et l’adaptation d’un de vos romans ?

C’est un exercice complètement différent. J’avais déjà écrit un scénario. C’était donc la deuxième fois que je m’y collais. Le scénario obéit à des règles propres qui n’ont absolument rien à voir avec l’écriture d’un roman, puisque les enjeux ne sont pas dans l’écriture. Ils sont dans la succession des situations, les dialogues, l’articulation narrative, ainsi que dans une certaine fluidité pour mettre en place les choses. C’est une tout autre économie. J’avais envie de me confronter à cet exercice. J’étais entre deux livres. J’avais un peu de temps et ça m’attirait. Je vis de mes romans, donc tout ce qui peut m’apporter de l’argent dans le cadre de mon activité d’écrivain est toujours bon à prendre.

Bande-annonce du film Le système Victoria.

Quand son œuvre est sujette à adaptation cinématographique, quel plaisir, émotion ou même surprise ressent-on en découvrant son livre et son scénario à l’image ? 

C’est vraiment cet émerveillement de se dire que ce qu’on a créé dans la solitude de son bureau, tout ce qui est né dans son cerveau, toutes ces images sont finalement suffisamment fortes et intéressantes pour que l’autre ait envie de s’en emparer et de les emmener dans son langage, en l’occurrence le langage cinématographique.

Je trouve ça très émouvant et très beau. C’est une transposition, c’est adapté, c’est loin et, en même temps, je reconnais beaucoup de choses ; beaucoup de souvenirs de l’écriture me reviennent quand je vois des images. C’est à la fois sa chose à soi et quelque chose qui ne vous appartient plus, qui appartient désormais au cinéaste. C’est très gratifiant. Si l’adaptation est juste – c’est le cas de celle de Sylvain, mais c’était aussi le cas de L’amour et les forêts – quand je vois le film, j’ai l’impression qu’il suit les traces du roman et accomplit le même chemin avec, cependant, des moyens différents.

Damien Bonnard et Jeanne Balibar incarnent David et Victoria dans le film de Sylvain Desclous. ©Cinefrance Studios/Madison Films

Avez-vous une nouvelle vision de votre histoire et de vos personnages maintenant qu’ils apparaissent sur grand écran ? 

Il n’y a pas vraiment de surprise, parce que même s’il y a beaucoup de scènes qui ont été créées, elles l’ont été pour servir la psychologie des personnages, pour les caractériser dans toute leur singularité et dans ce qu’ils sont profondément. Ça, c’était déjà dans le roman. Ce sont des extrapolations à partir de mes personnages, David et Victoria, tels qu’ils sont travaillés par Sylvain dans le film. Ils sont finalement très conformes à ce que j’avais imaginé. 

Quel plaisir représente le fait de voir Jeanne Balibar et Damien Bonnard prêter leurs traits à Victoria et David ? 

Je les trouve exceptionnels, l’un et l’autre. Dans Le système Victoria, je dis que David ressemble à Joaquin Phoenix. Ça veut dire qu’il y a une forme de virilité ; c’est un travailleur, il dirige les hommes sur un chantier de tour, dans le bruit, la poussière. Même s’il est architecte de formation, il est quand même habitué à une certaine frontalité, il s’empare de la matière, avec des équipes. C’est dur, il fait froid, il est dans les intempéries, il se confronte aux problèmes. En même temps, il est très sensible, il y a une forme de fragilité ; ce que dégage Joaquin Phoenix, mais aussi Damien Bonnard.

Damien Bonnard dans Le système Victoria. ©Cinefrance Studios / Madison Films

Dans le film, il y a cette force et cette extrême fragilité. David est vulnérable et ça se lit sur son visage. En revanche, Jeanne est très différente physiquement de ce qu’est Victoria dans le roman, parce que dans le roman, elle est très voluptueuse, très grande, charpentée. C’est presque un archétype de la femme spectaculaire physiquement.

Ce qui est le plus intéressant chez Victoria dans le roman, c’est son côté cérébral, calculateur, opportuniste, précis, manipulateur. Je trouve que Jeanne le porte à merveille et le fait que Sylvain Desclous l’ait choisie pour son aspect charismatique et cérébral, et moins pour ce côté volcanique que l’on retrouve dans le roman, je trouve ça plus intéressant.

Jeanne Balibar dans Le système Victoria.©Cinefrance Studios / Madison Films

On sent ainsi qu’il se joue autre chose, il est attiré physiquement par elle, mais aussi par l’être intérieur de Victoria, par son pouvoir. Elle l’émerveille par ce qu’elle est. C’est ce que joue Jeanne dans ce film. Je pense qu’elle trouve ici l’un de ses plus grands rôles.

On connaît également l’adaptation au cinéma de L’amour et les forêts, un autre de vos romans, par Valérie Donzelli et Audrey Diwan. L’expérience sur Le système Victoria a-t-elle été similaire ou différente pour vous ? 

Ça a été assez similaire. Dès lors que j’ai donné mon autorisation à Sylvain de s’emparer de mon scénario, ça a rejoint l’expérience que j’ai eue avec Valérie Donzelli et Audrey Diwan quand je leur ai dit : “Faites de L’amour et les forêts ce que bon vous semble. Je vous fais confiance.” Ce qui m’importe, c’est que le film soit beau et pour cela, je sais que les cinéastes ont besoin de se sentir entièrement libres.

Valérie Donzelli et Audrey Diwan m’avaient demandé si je voulais collaborer au scénario. Je pense que, renseigné par l’expérience du Système Victoria, où j’étais trop proche de mon scénario, je n’ai pas su m’en détacher. J’ai compris à ce moment-là que l’écrivain était le moins bien placé pour prendre les décisions qu’il fallait prendre pour que le film se détache du livre, prenne son autonomie et puisse s’accomplir avec toute sa puissance.

Les mauvaises adaptations, c’est quand il y a trop de références au livre adapté, et qu’on sent qu’il y a une trop grande servilité envers le roman. Je me félicite d’avoir donné cette liberté à Valérie. L’amour et les forêts est un film qui est très fidèle à l’esprit de mon roman, mais ça se fait par une forme de trahison de la lettre. Le film existe d’une façon complètement autonome par rapport au livre. Les deux peuvent cohabiter. C’est ça qui est fort, car, la plupart du temps, il faut choisir entre les deux, souvent au détriment du film. En s’affranchissant du livre, les œuvres arrivent à exister l’une avec l’autre. 

Bande-annonce de L’amour et les forêts.

En s’affranchissant du livre et en simplifiant la narration, chose que Sylvain a faite dans Le système Victoria, ça oblige à créer plein de scènes, à en enlever d’autres qui pourtant, aux yeux des lecteurs, sont des scènes centrales ou cruciales. C’est un paradoxe : le cinéaste veut adapter un roman parce qu’il l’aime et qu’il aime tout, mais, pour faire son film, il est obligé de sacrifier les choses qu’il adore.

Comment sait-on finalement que son roman est adaptable au cinéma ? 

Je pense que ce n’est pas à l’écrivain de le savoir. En tout cas, je n’y pense pas quand j’écris. D’ailleurs, mes livres sont très difficiles à adapter, en dépit du fait qu’il y a beaucoup d’images. Je suis un écrivain de l’image, c’est vraiment l’une des choses les plus importantes pour moi. Si je n’ai pas l’image, alors je ne suis pas satisfait de mon travail. Depuis toujours, on me dit que mes romans sont cinématographiques parce qu’il y a des images et que mes dialogues sont bons, mais ce n’est pas pour ça que c’est adaptable. Mes romans sont assez complexes dans leur forme. Il y a beaucoup de strates. Ce ne sont pas des scénarios. C’est pour cette raison, j’imagine, que les adaptations sont arrivées tardivement. Aujourd’hui, j’en ai deux coup sur coup, mais ça fait 25 ans que je publie des romans. Ce n’est finalement pas si évident. 

Aujourd’hui, il y a un intérêt d’une cinéaste pour adapter un autre de mes livres, Comédies françaises (2020). Les producteurs ne voient pas comment ce livre est adaptable, c’est donc au cinéaste de tracer son chemin à travers l’histoire et de trouver sa propre narration. C’est le génie et la vision d’un ou d’une cinéaste qui transformera le roman en film.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste