Décryptage

La “Série noire” de Gallimard fête ses 80 ans : retour sur son histoire et ses chefs-d’œuvre

09 avril 2025
Par Léonard Desbrières
La “Série noire” de Gallimard fête ses 80 ans : retour sur son histoire et ses chefs-d’œuvre
©Gallimard

La collection culte de polars de Gallimard fête cette année ses 80 ans avec une exposition exceptionnelle dans la galerie de l’éditeur. L’occasion de revenir sur la destinée grandiose d’une machine à rêves et surtout à cauchemars, durant le mois du polar.

« Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la “Série noire” ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L’amateur d’énigmes à la Sherlock Holmes n’y trouvera pas souvent son compte […] On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu’ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois, il n’y a pas de mystère. Et quelquefois pas de détective du tout… Mais alors. Alors, il reste de l’action, de l’angoisse, de la violence. »

En 1948, trois ans après la création de « Série noire », son fondateur Marcel Duhamel, personnage haut en couleurs, acteur de petites comédies, noceur et dandy, mais aussi traducteur et éditeur de génie, explique dans un manifeste ce qui fonde l’identité de la plus folle et la plus culte des collections du polar. D’emblée, il annonce une révolution et promet une série d’œuvres qui vont bousculer l’ordre établi au sein d’une littérature policière corsetée, encore prisonnière de ses traditions.

Car, au milieu du XXe siècle, le roman policier se résume encore bien souvent à un « whodunit », un Cluedo romanesque mené d’une main de maître par un détective doté d’une intelligence hors du commun. Ses illustres incarnations se nomment Sherlock Holmes, qui apparaît pour la première fois sous la plume de Conan Doyle en 1887, Hercule Poirot, créé par Agatha Christie en 1920 ou, en France, le Rouletabille de Gaston Leroux et le commissaire Maigret de Georges Simenon. La « Série noire », qui doit son titre au grand ami de Marcel Duhamel, un certain Jacques Prévert, s’avance avec une idée en tête. Le polar sera social ou ne sera pas.

Fini les manoirs feutrés du cosy mystery, place à la rue. Le héros devient un homme comme les autres avec ses failles et ses vices, il endosse surtout le rôle du guide dans les méandres d’une société viciée qui engendre ses propres monstres. L’important dans l’intrigue n’est plus de savoir qui commet le crime, mais pourquoi on commet le crime. Et pour souligner la quête obscure qui s’annonce, la collection se dote d’une esthétique particulière, qui marque les esprits : une pochette cartonnée sur fond noir avec une calligraphie souvent en jaune et une lisière blanche.

Le rêve américain

En octobre 1945, paraissent les deux premiers livres de cette folle aventure, La môme vert-de-gris et Cet homme est dangereux de Peter Cheyney. Suivront James Hardley Chase avec Pas d’orchidées pour Miss Blandish, du noir qui flingue et qui tabasse. Un début en fanfare avec deux auteurs britanniques et un paradoxe, car la « Série noire » s’est d’abord forgé une réputation grâce à la littérature américaine.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont la cote. Le libérateur suscite tous les fantasmes et sa culture envahit soudainement la France. Marcel Duhamel compte bien surfer sur la vague et offrir à des auteurs qu’il a déjà traduits un nouvel écrin pour faire éclater leur talent. En quelques années, la « Série noire » publie Un linceul n’a pas de poche d’Horace McCoy (1946), La dame du lac de Raymond Chandler (1948, traduit par Boris et Michèle Vian) et Le faucon maltais de Dashiell Hammett (1950), signant l’entrée au catalogue d’un trio de légendes considérées comme les piliers fondateurs de ce qu’on appelle aujourd’hui le roman noir.

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D’autres auteurs américains devenus des monstres sacrés du polar viendront au fil des années garnir les rangs de la « Série noire ». Chester Himes, le grand peintre de la condition afro-américaine, publie en 1958 son chef-d’œuvre, La reine des pommes, premier tome du « cycle de Harlem ». Jim Thompson, connu pour ses enquêtes trash infusées de sa propre vie, publie en 1966 Le démon dans ma peau, peut-être le roman criminel le plus brûlant et les plus radical jamais écrit.

Plus tard, Jérôme Charyn, Elmore Leonard ou encore Harry Crews se joindront à la fête, mais l’épopée américaine s’essouffle peu à peu sous le coup d’une nouvelle lubie développée par Marcel Duhamel, mais surtout par ses successeurs après sa mort en 1977 : faire émerger les nouvelles voix du polar français.

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Le néopolar français

Le premier titre français à être publié par la « Série noire » est un roman signé par Albert Simonin, qui restera dans les annales grâce à son adaptation, réalisée par Jean Becker, avec dans le rôle-titre Jean Gabin. Touchez pas au grisbi (1953) raconte les déboires de deux malfrats qui avaient pourtant réussi le coup de leur vie, et pose les bases de ce que sera la « Série noire » française pendant 20 ans : de l’argot, de l’humour et de la violence.

La rupture sera consommée au cours des années 1970, alors qu’émerge un nouveau sillon français au cœur de la « Série noire », une jeune génération de romanciers et d’autres aspirations pour le policier, avec un nom : le néopolar. En façonnant des ambiances glauques et violentes, ce sous-genre dissimule derrière des enquêtes souvent accessoires une dénonciation de la société contemporaine, avec cette fracture sociale toujours plus grande et ces scandales politiques toujours plus affligeants.

Avec cette plongée dans le monde des marginaux et des exclus, en ville, dans les banlieues, on traque sans ménagement les racines du mal en mettant en scène des tueurs en série effrayants, des psychopathes comme des incarnations de notre tragique condition humaine.

C’est bien sûr Jean-Patrick Manchette qui fait figure de pionnier. Militant d’extrême gauche, proche de l’Internationale situationniste avec Guy Debord, le Marseillais, adorateur de Dashiel Hammett entre à la « Série noire » en 1971 avec Laissez bronzer les cadavres !, mais surtout avec L’affaire N’Gustro, roman dans lequel il narre la vie d’Henri Butron, voyou, barbouze d’extrême droite, trafiquant d’armes, plongé en plein cœur d’une affaire inspirée de l’exécution de l’opposant socialiste à la couronne marocaine, Ben Barka.

Parmi ses chefs-d’œuvre, on citera Le petit bleu de la côte ouest (1976) dans lequel il conte les déboires de Georges Gerfaut, un cadre commercial mal dans sa peau, incarnation de la violence des sociétés libérales, qui, en étant témoin d’un meurtre, devient la cible des assassins, mais surtout La position du tireur couché (1981), racontant la retraite impossible d’un tueur à gages prisonnier de son milieu.

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Dans la lignée de Manchette, c’est tout un groupuscule d’énervés du polar qui se structure et donne un nouveau souffle à la « Série noire ». Parmi eux, Didier Daeninckx avec Meurtres pour mémoire (1983), inspiré du massacre du 17 octobre 1961, Jean-Bernard Pouy, auteur de L’homme à l’oreille croquée (1987) ou encore Thierry Jonquet et son Moloch (1998). Mais la concurrence de nouveaux mastodontes du secteur comme « Rivages Noir », dirigée d’une main de maître par François Guérif, découvreur en France de James Ellroy, va faire du mal à la collection de Gallimard et les années 1990 et 2000 auront des airs de traversées du désert.

Retour en grâce et nouvelles têtes

Alors que, sous la houlette d’Aurélien Masson (2005 à 2017) puis de Stéfanie Delestré, elle est redevenue un acteur majeur du polar dans le paysage éditorial, la « Série noire » doit aujourd’hui composer entre mise en valeur de son catalogue d’œuvres cultes et quête de nouveaux talents. Un numéro d’équilibriste qui fonctionne plutôt bien alors que se multiplient les rééditions de classiques et qu’on voit désormais éclore des plumes venues du monde entier.

Avec les Français, des plus anciens – Caryl Ferey, Antoine Chainas, Elsa Marpeau – aux petits jeunes comme Thomas Bronnec et Marin Ledun, le Norvégien Jo Nesbø, l’Espagnole Dolores Redondo, le Sud-Africain Déon Meyer, ou encore l’Algérien Saïd Khatibi qui vient de faire paraître La fin du Sahara, la « Série noire » n’a pas fini de faire parler d’elle, riche de son histoire, faisant toujours bouger les lignes du polar.

Trois pépites récentes à se procurer en librairies

1 – Le téléphone carnivore, de Jo Nesbø

Plus de 20 ans après son premier livre et les débuts de son héros inoubliable, l’inspecteur Harry Hole, qu’il ne cesse de réinventer avec brio, l’écrivain norvégien, un des rois incontestés du polar nordique, s’est autorisé un petit plaisir : écrire un roman d’horreur. Perfusé aux magazines pulp, aux œuvres de Stephen King et de LovecraftLe téléphone carnivore tire toutes les ficelles du genre, mais le fait bien.

Orphelin recueilli par son oncle et sa tante, Richard traîne ses guêtres d’adolescent torturé dans une de ces villes pavillonnaires où l’ennui règne en maître. Mais un jour, il assiste à un drame inexplicable. Alors qu’il piège Tom, son seul ami, dans une cabine téléphonique pour lui faire une blague, ce dernier est littéralement englouti par le combiné. Accusé de meurtre, envoyé en centre de redressement, Richard compte bien prouver son innocence et s’élance dans une quête aux frontières du réel jusqu’à une étrange bâtisse devenue le royaume du paranormal.

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2 – Les rangers du ciel, de Horace McCoy

Auteur acclamé d’On achève bien les chevaux (1935), un premier roman qui donnait à vivre tout le désespoir de la Grande Dépression de 1929, proche de Dashiel Hammett et de Raymond Chandler avec qui il forme le triumvirat américain de la « Série noire » dans laquelle il publiera son chef-d’œuvre Un linceul n’a pas de poche (1937), Horace McCoy a droit ces derniers mois à des rééditions en série.

Parmi celles-ci, cette œuvre à part pensée comme un divertissement à grand spectacle. Les rangers du ciel raconte la lutte sans merci entre les Fils de l’enfer, une unité aérienne de la police du Texas qui patrouille à la frontière du Mexique, et les desperados du gang des Avions noirs. Un monument d’action et de haute voltige.

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3 – Sens interdits, de Chantal Pelletier

En 2019, Chantal Pelletier publiait avec Nos derniers festins un polar à l’originalité réjouissante, destiné aux fins gourmets, qui imaginait en 2044 une France plongée dans une terrifiante prohibition alimentaire. Entre la mafia du camembert, les trafiquants de foie gras et les intégristes du régime, deux enquêteurs sont chargés d’élucider le meurtre d’un cuisinier retrouvé mort ébouillanté dans sa blanquette de veau.

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Il y a peu, elle a poursuivi l’aventure avec une suite intitulée Sens interdits. Deux ans plus tard, toujours dans une Provence caniculaire, on retrouve le corps d’une femme sanglée sur une chaise, la tête basculée en arrière, le visage bleuâtre. Il semblerait qu’on l’ait gavée à mort. Une enquête aux petits oignons avec un soupçon de comédie noire.

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