Entretien

Karine Tuil pour La guerre par d’autres moyens : “J’écris pour laisser une trace”

05 mars 2025
Par Léonard Desbrières
Karine Tuil publie “La guerre par d'autres moyens”.
Karine Tuil publie “La guerre par d'autres moyens”. ©Francesca Mantovani

Un ancien président rongé par l’alcoolisme et angoissé par sa postérité, sa femme Hilda, une actrice sur le retour qui décroche le rôle de sa vie, son ex-épouse Marianne, écrivaine talentueuse pas encore remise de leur rupture brutale ou encore Léo, sa fille, brillante étudiante à Science Po, féministe radicale qui se cherche : bienvenue dans le petit théâtre réaliste et cruel de Karine Tuil, peut-être la plus balzacienne de nos plumes contemporaines.

La critique a tendance à abuser des références à La comédie humaine quand elle analyse certains romans de l’époque, mais, à la lecture de vos œuvres, je ne peux pas m’empêcher de penser à Balzac et à sa volonté de proposer une “histoire naturelle de la société”. Est-ce un romancier qui compte pour vous ? Est-ce que ce travail de reconstitution et d’observation au microscope vous parle ?

La façon dont un livre s’impose est un processus qui me surprend à chaque fois. Est-ce qu’il y a une inspiration, le désir inconscient de s’inscrire dans une lignée d’écrivains réalistes qui cherchent à décrire la société de la manière la plus précise possible ? Ce livre est né d’un surgissement. Il est le fruit de 20 années d’observation dans les sphères que je décris : le monde politique, le cinéma… De livre en livre, je dénoue une obsession : celle de la place sociale, du déterminisme, des possibilités que l’on a d’échapper ou non à sa condition.

J’écris pour questionner, pour comprendre… Je pense tout le temps au livre, les contours des personnages se dessinent avec leurs ambiguïtés et leurs contradictions… Mais il y a aussi une grande part laissée à la liberté qu’offre l’imaginaire. Pour ce texte, j’ai voulu ajouter une dimension quasi sociologique : pour aborder les thématiques du couple post-MeToo, j’ai rencontré beaucoup d’hommes et de femmes de toutes générations et de tous milieux sociaux. J’aime l’idée que le roman devienne un espace de libération de la parole, dans lequel on révèle tout ce que l’on ne dit pas publiquement. Il y a un élan subversif dans l’acte même d’écrire.

Dan Lehman est typiquement cet anti-héros auquel on s’attache. Comment le décririez-vous ?

C’est un être entier, passionné, excessif, cinglant et attachant à la fois, tout entier centré sur la chose politique et sur son désir d’exister dans la sphère publique. Ses failles le rendent touchant. Sa condition sociale modeste explique en partie son désir de revanche, son ambition parfois grotesque. Ce qui m’intéresse, c’est le point de bascule, de fragilité. Il quitte sa femme, la mère de ses enfants, il épouse une actrice plus jeune, lui fait un enfant, il veut briller et puis, assez vite, il comprend qu’il s’est fourvoyé, il sombre dans l’alcoolisme : on prête aux hommes de pouvoir des capacités que l’exercice de la fonction leur fait perdre assez vite, à commencer par le discernement.

À travers lui, s’agit-il de montrer ce que la politique fait aux hommes ? Peut-on être heureux en ayant goûté au pouvoir ?

La politique vous expose à la critique, aux attaques, à la trahison, il faut avoir le cuir épais. Le pouvoir vous isole, du jour où vous êtes président, vous ne pouvez plus faire confiance à grand monde, vous prenez des décisions qui engagent l’avenir de la nation : c’est vertigineux. Le pouvoir est une drogue, une fois que vous y avez goûté, vous ne pouvez plus vous en passer. Et quand vous le perdez, la chute est rude… C’est cet après-pouvoir qui m’intéressait : la confrontation avec le vide d’un agenda, le manque d’adrénaline. Comment supporte-t-on le quotidien quand on a été acclamé par des dizaines de milliers de militants dans des salles surchauffées ? Je crois qu’après ça, il manque toujours quelque chose à votre vie…

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Dan Lehman est juif, il en a bavé toute sa carrière, il se compare parfois à Blum. À un moment du livre, il est même insulté publiquement de “sale juif”. Peut-on voir dans tout cela une matérialisation de l’inquiétude générée chez vous par la montée de l’antisémitisme ?

Ces dernières années, on a assisté à une libération de la parole antisémite, mais aussi à la multiplication d’actes de violence contre des juifs et je crois que vous avez raison, les peurs d’un auteur se cristallisent dans un roman. J’ai toujours pensé que le racisme et l’antisémitisme ne concernaient pas seulement ceux qui étaient visés par les attaques, mais la communauté nationale tout entière. Un chef d’État, c’est précisément quelqu’un qui sait unifier un pays, le fédérer autour de valeurs et d’idéaux communs.

Depuis Les choses humaines, j’érige le roman en espace de réflexion et de débat sur notre société non plus dans un simple souci de dévoilement, de véracité, mais de transformation. Dans ce sens, je me sens proche d’un écrivain comme Roberto Saviano qui utilise l’écrit comme une force de changement. Sartre disait que les mots étaient des pistolets chargés… Toute littérature est politique.

Bande-annonce Les choses humaines.

L’alcoolisme ronge votre personnage, qu’est-ce que ça dit de lui ?

Ça dit sa vulnérabilité et donc son humanité. Comment supporte-t-on le monde tel qu’il se présente à nous ? Lui, l’autorité, l’homme d’État, n’a plus aucune volonté face à une bouteille.

Un mot d’ailleurs sur un détail frappant de votre livre, le jeu sur la typographie qui sert à retranscrire certains états de Dan. Pourquoi cette envie de jouer avec les écritures et la mise en page ?

Je voulais que le lecteur sente de manière quasi physique l’anxiété et le déséquilibre que suscite le manque.

Le Dan du dictaphone, est-ce le seul qui ne joue pas un rôle ?

Quand il s’adresse à son dictaphone, il retire son masque social, il se révèle à lui-même et de cette confrontation à son intériorité se dégage une forme de vérité. Il y a, dans l’existence, des espaces où la maîtrise totale devient impossible : l’écriture, la sexualité et le rapport à soi.

La politique, le cinéma, l’édition, vous vous intéressez ici à des sphères de pouvoir. Peut-on dire que la question du pouvoir est votre matériau romanesque de prédilection ?

Les rapports de force sociaux… Dans le roman, ils s’inversent sans cesse. Vous avez le pouvoir, vous ne l’avez plus et, en amour, celui qui domine la relation n’est pas toujours celui que l’on croit…

Avec en surplomb la question du patriarcat, qui règne encore en maître dans ces milieux ?

Totalement. En politique, les femmes ont souvent eu du mal à s’imposer. Certaines ont même disparu du champ politique. Quant au cinéma, tout dépend de votre position. Les productrices et les réalisatrices prennent de plus en plus le pouvoir, même si elles ne sont pas assez représentées. Mais la condition des actrices reste difficile, voire précaire…

D’ailleurs, en contrepoint de Dan, se dévoile le regard des femmes de son entourage : sa femme, son ex-épouse, sa fille. Vouliez-vous bâtir une sorte de chœur féminin qui raconte sa version de l’histoire ?

Je voulais surtout construire trois portraits de femmes d’âges différents confrontées à des problématiques personnelles et, pour certaines, taboues : le déclin, le vieillissement, la dévalorisation sociale, mais aussi, chez les nouvelles générations, un nouvel équilibre des forces en présence, qui n’exclut pas les failles et les désillusions.

Écrire un roman choral multiplie les focales. Est-ce une liberté et un plaisir particulier pour une autrice ?

C’est un désir d’exigence : les êtres sont beaucoup plus complexes que ce qu’ils donnent à voir d’eux-mêmes. Je pense que l’on doit adopter le point de vue des autres pour les comprendre.

En quoi la forme épouse-t-elle le fond ? En quoi le roman choral sert-il votre propos ?

En multipliant les points de vue, on offre aux lecteurs différents niveaux de lecture et de compréhension de mêmes faits, d’une même histoire.

Il faut qu’on parle de Romain Nizan, que je considère comme une des plus belles ordures que j’ai croisées récemment dans un roman, aussi bien dans sa vision artistique, sa vision des femmes, que son rapport aux autres. Avec lui, y avait-il une volonté de pousser les curseurs à fond ?

Oui, j’avais envie d’avoir, dans ce roman, un vrai cynique, un de ces êtres toxiques dont la fausseté n’apparaît pas au premier abord. J’en ai rencontré au cours de ma carrière et ça a été, chaque fois, la même sidération. C’est un être intéressant en surface : talentueux, brillant, engagé, mais derrière la façade, il y a une noirceur qui broie ceux qui l’approchent.

Vous n’êtes pas tendre avec le milieu du cinéma, d’ailleurs. Avez-vous une dent contre lui ?

Non, mais c’est un milieu fascinant à explorer de l’intérieur, en particulier quand on n’en fait pas partie, que l’on n’y a pas sa place.

La soif de pouvoir, l’orgueil, la séduction et le paraître, les rapports de domination homme-femme. Est-ce un microcosme qui résume bien les affres de la société ?

Oui. Les réseaux sociaux, cette exhibition permanente d’une version embellie de soi, l’interchangeabilité des êtres et l’évaluation permanente dont nous sommes tous l’objet, le capitalisme décomplexé qui a contaminé toutes les sphères de nos vies ont hâté la détérioration du lien social : en tant qu’écrivain, j’avais besoin de décrire ce délitement des rapports humains.

D’ailleurs, j’ai retenu cette phrase : “La majorité́ des écrivains qui se lancent dans une aventure cinématographique finissent par reconnaître que c’est une expérience dévastatrice.” Est-ce pour cela que vous n’avez pas signé le scénario du film Les choses humaines ? Comment jugez-vous cette adaptation ?

Non, je n’y ai pas participé, car Yvan Attal souhaitait l’adapter avec sa coscénariste, Yaël Langman. J’ai vraiment beaucoup aimé le film et la collaboration avec Yvan.

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Pourriez-vous m’en dire plus sur la signification à donner à votre titre, La guerre par d’autres moyens ?

La guerre, c’est la guerre sociale, la guerre entre les hommes et les femmes, mais aussi et surtout la définition de la politique par Foucault qui a repris la célèbre formule de Clausewitz.

À la fin du livre, Dan Lehman se pose la question de la postérité. En tant qu’écrivaine, est-ce que c’est une chose à laquelle vous pensez ?

Oui, j’écris pour laisser une trace. J’aime découvrir des textes un peu oubliés, comme le journal de l’écrivain roumain Michail Sebastian, c’est ma façon de rappeler qu’un écrivain persiste après son œuvre.

Vous dédiez votre roman à la mémoire de Robert Badinter, pourquoi ?

C’était un ami très cher, un homme qui a été pour moi une sorte de boussole morale : il était aussi juste dans la vie privée que dans la sphère publique.

Quel est votre dernier coup de cœur littéraire ?

J’aime bien mettre en avant le travail de jeunes auteurs, alors je citerais Hajar Azell pour son beau roman Le sens de la fuite chez Gallimard. J’ai aimé ce roman, car l’auteure explore avec beaucoup de maîtrise et de finesse la question de la fuite : exil physique, intime, exploration du monde et de soi à travers les parcours de personnages hétéroclites – tous très incarnés.

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