Entretien

Maiwenn Alix pour Liberté oblige : “Je devais parler de la relation incestueuse entre la communication et le pouvoir”

08 mars 2025
Par Agathe Renac
“Liberté oblige”, le 6 mars en librairies.
“Liberté oblige”, le 6 mars en librairies. ©Slalom

On a profité de la parution du second tome de Noblesse oblige, intitulé Liberté oblige, pour interroger l’autrice Maiwenn Alix sur cette œuvre addictive, véritable phénomène sur BookTok (la communauté littéraire de TikTok).

Noblesse oblige nous plonge dans une France d’aujourd’hui dirigée par le roi Louis XXI. La révolution de 1789 n’ayant pas abouti, la monarchie autoritaire met en scène la vie de la cour à travers des téléréalités, dont une émission qui suit la rencontre entre de jeunes roturières et de grands héritiers. Parmi elles : Gabrielle, une espionne qui veut renverser le pouvoir.

Votre premier roman, Noblesse oblige, repose sur une idée audacieuse : une France monarchique où se mêlent politique et téléréalité. Qu’est-ce qui vous a inspiré cette intrigue singulière ?

Tout est parti d’une conversation entre amis autour de la saga La sélection, que nous avions toutes lue. Je trouvais que certains aspects du récit, notamment la monarchie, étaient survolés, presque édulcorés. Pour moi, c’est la dictature des Bisounours. Un crime de lèse-majesté ne se règle pas en trois coups de fouet, c’est un acte d’une gravité extrême qui, historiquement, aurait entraîné des punitions bien plus brutales, comme des écartèlements !

À force de dérouler cette idée et d’appliquer des éléments de la monarchie française à un contexte moderne, une réflexion s’est imposée : si l’on voulait mêler téléréalité et monarchie, il serait logique d’imaginer une France uchronique où la Révolution de 1789 aurait échoué. Louis XIV était obsédé par le contrôle de la noblesse et par la mise en scène de son pouvoir à Versailles, donc on pourrait imaginer qu’un Louis XVI – ou mieux, un Louis XVII ayant échappé de justesse à la Révolution – soit totalement obsédé par sa popularité et le contrôle des foules.

@rosexwattpad Un peu choquée quand même… ✨lG : rose_wtpd✨ #fyp #booktok #frenchbooktok #fypシ #frenchbooktokeuse #frenchbookworm #bookaddict #trend #bookworm #book #Booktok ♬ QU EST CE QUE C EST QUE CETTE FANTAISIE – jinniedelrey

Dès lors, un pouvoir ayant frôlé l’extinction pourrait chercher à se légitimer par des moyens modernes, comme la télévision, la radio et les grands médias. Ce serait un moyen efficace de se construire une image “cool”. À partir de cette réflexion, j’ai commencé à creuser le concept et, après une discussion d’une heure sur Discord avec une amie, tout était en place. Les éléments s’imbriquaient naturellement. Ensuite, j’ai formalisé le fonctionnement de cette monarchie alternative. Je ne pouvais pas simplement calquer l’Ancien Régime, car, même si la Révolution avait échoué, elle aurait tout de même laissé des traces et provoqué des évolutions dans le système. Il fallait donc inventer une histoire parallèle à partir de cet événement raté.

J’ai structuré tout ce fonctionnement et, à partir de là, il ne me restait plus qu’à puiser dans ces conversations pour aligner les éléments de l’intrigue. À chaque fois, on se lançait des idées : “Et si on ajoutait ça ?”, “Et si ce personnage, au lieu d’être un simple love interest, était un bâtard ?” Très vite, tout est devenu clair. Il ne restait plus qu’à peaufiner, affiner la structure narrative et c’est ainsi que le roman est né.

La téléréalité joue un rôle central dans votre saga. Quelle critique de notre société contemporaine souhaitiez-vous apporter en intégrant cet élément dans un univers uchronique ?

L’une de mes grandes inspirations pour cet aspect vient d’émissions comme L’incroyable famille Kardashian ou The Real Housewives of Beverly Hills. J’ai regardé toutes les saisons de cette dernière… uniquement pour me documenter ! [Rires] Je dois admettre que c’était marrant, et je suis tombée dans le terrier du lapin dans Alice au pays des merveilles. Je suis sur le subreddit du groupe The Real Housewives of Beverly Hills et j’analyse les storyline [la trame narrative, ndlr] de chaque personnage.

En revanche, les spectateurs ne sont pas dupes et regardent ces émissions en ayant conscience que certains événements sont scénarisés par la production, ou que des scandales ont été créés pour qu’une candidate garde sa place dans la saison, par exemple. C’était particulièrement intéressant de déconstruire ce processus et d’analyser la dualité entre les scènes montrées au public et ce qui se passe réellement derrière la caméra.

L’idée était de démontrer comment une image peut être entièrement construite à partir de situations complètement fausses. Ça ne s’applique pas qu’à la téléréalité : on retrouve ce phénomène avec les youtubeurs, les influenceurs et même les politiciens. Il est très facile d’avoir l’illusion d’une proximité avec une personne simplement parce qu’on la voit fréquemment en vidéo.

Ce biais de proximité pousse parfois les gens à défendre ardemment des célébrités ou des figures publiques qu’ils ne connaissent pas personnellement. Par exemple, on peut se retrouver à protéger une artiste comme Taylor Swift – que j’adore – de toute critique, simplement parce qu’on a l’impression de faire partie de son cercle. C’est fascinant de voir comment on peut s’attacher émotionnellement à des personnes qu’on n’a jamais rencontrées.

Un autre effet pervers de cette illusion de proximité, c’est l’influence que ces figures publiques exercent sur leurs audiences, parfois sur des sujets sur lesquels elles n’ont aucune expertise. On se met à suivre leurs avis, à adopter leurs opinions, sans forcément prendre de recul. Ce lien, entièrement artificiel, méritait donc d’être exploré à travers un roman. Je voulais vraiment montrer qu’il existe une différence entre l’image médiatique d’une personne et la réalité des faits, et qu’il est essentiel de ne pas se laisser aveugler par la communication et le storytelling savamment orchestrés par les médias.

Dans vos romans, Gabrielle est une héroïne ultra badass qui lutte contre les extrêmes politiques. Faut-il voir dans Noblesse oblige et sa suite, Liberté oblige, une résonance avec les enjeux contemporains ?

Totalement. Quand on voit Donald Trump sortir d’un meeting où il vient littéralement d’insulter le Président d’un pays en guerre et que sa première réflexion est : “This is going to make great TV”, on comprend bien dans quel système on évolue. On est dans l’installation d’un narratif, une mise en scène permanente. Toutes les petites piques comme “Gouverneur Trudeau”, “Canada, the 51st state” sont autant de manières d’installer une idée dans l’esprit des gens, de les habituer progressivement à un concept.

On observe ce phénomène à l’extrême avec Trump, mais il est présent dans tous les discours radicaux. Il s’agit d’infimes distorsions de la réalité qui sont encore et encore répétées jusqu’à ce que les faits eux-mêmes soient éclipsés. Petit à petit, on éloigne les personnes de la réalité pour les amener vers un récit alternatif qui n’a plus aucun lien avec la vérité. C’est là qu’on bascule dans une logique digne de 1984, où “la guerre, c’est la paix”.

Avec ce deuxième tome, plus politique que le premier, vous plongez vos lecteurs dans les coulisses du pouvoir. Quel rôle joue la littérature young adult dans la formation de l’imaginaire politique des adolescents et leur éveil à des enjeux sociétaux ?

Quand j’écris un livre, mon premier objectif est avant tout narratif : je veux captiver le lecteur avec une histoire addictive. Si je réussis à les éloigner de leur téléphone en leur donnant envie de plonger dans un roman, c’est déjà une victoire. J’offre une pause, une évasion, un moment de déconnexion face à un monde saturé d’informations et de stimuli pas toujours positifs.

En lisant mon premier roman, mon éditrice m’a dit que j’avais écrit un livre très politique. Sur le moment, je n’en étais pas totalement consciente, mais, en y repensant, c’était une évidence. J’essaie toujours d’amener le lecteur à s’interroger sur le monde qui l’entoure, sur la manière dont il interagit avec lui et sur la place qu’il y occupe.

Dans Noblesse oblige, il me semblait essentiel de parler de la relation incestueuse entre la communication à outrance et le pouvoir, ainsi que du phénomène de désinformation. C’est un sujet malheureusement très actuel. Quand j’ai commencé à planifier ce livre, on était déjà dans l’ère de la post-vérité, mais on n’avait pas encore atteint un tel degré d’extrême. Aujourd’hui, ces thématiques résonnent plus que jamais.

Je ne sais pas si ce livre changera la perception des lecteurs sur ces mécanismes, mais j’espère au moins susciter une prise de conscience. D’autant plus que ceux qui manipulent l’information ne sont généralement pas animés de bonnes intentions. Il me paraissait intéressant de créer un prince qui est en réalité une véritable ordure, tant sur le plan personnel que politique. Pourtant, il parvient à façonner son image pour apparaître comme un prince charmant, prêt à tout pour la France. Ce contraste entre l’image publique et la réalité du pouvoir était au cœur de ma réflexion.

Dans Liberté oblige, Gabrielle se retrouve à la tête du royaume de France après la mort de Louis XXII. Comment avez-vous abordé l’évolution de son personnage face à ces nouvelles responsabilités et aux défis politiques qui en découlent ?

En réalité, j’avais la suite de Noblesse oblige en tête depuis le début. L’univers me semblait suffisamment riche pour être approfondi, et j’avais semé dans le premier tome quelques indices en prévision d’un éventuel second volet. J’avais déjà bien établi le fonctionnement de mon système politique – les différentes chambres, le pouvoir du monarque, les textes de loi en vigueur –, donc il m’a suffi d’exploiter ces bases.

À partir du moment où Gabrielle devenait reine, il était évident qu’elle allait se heurter à plusieurs adversaires. Il ne me restait plus qu’à orchestrer cette danse politique. Je construis toujours mes romans de cette manière : je commence par l’univers et, quand le cadre et le système sont bien définis, l’intrigue découle naturellement. Quand plusieurs directions sont envisageables, il suffit d’opter pour celle qui met le mieux en valeur le thème central du récit.

Votre roman traite également de thématiques difficiles, comme les agressions sexuelles et le harcèlement. Comment trouvez-vous le juste équilibre pour aborder ces sujets auprès d’un jeune public ?

Pour moi, tout est une question de rythme. J’essaie de faire en sorte que la dynamique du récit ne soit jamais brisée. Si je m’attarde trop sur un élément et que ça crée une cassure dans le rythme, c’est le signal que j’en mets trop.

De la même manière, je n’introduis pas de traumatismes ou de scènes violentes gratuitement. Chaque événement a un but précis : provoquer une réaction chez le lecteur, tout en servant l’intrigue. Ces deux objectifs doivent être remplis, sinon ça devient juste de la violence gratuite, ce qui n’a aucun intérêt.

@juliepancakes Fallait prévenir 😱 (-16 ça serait bien…) #booktokfr #noblesseoblige #dystopie ♬ original sound – 𝐽 ℎ 𝑜 𝑟 𝑑 𝑦 ⊹

Ce qui m’agace profondément dans certains romans comme Cinquante nuances de Grey, c’est la manière dont les agressions sont traitées. Trop souvent, une héroïne subit une tentative d’agression et, dès la scène suivante, c’est comme si rien ne s’était passé, elle tombe dans les bras de son agresseur. Ça me laisse sans voix. Ça ne fonctionne pas comme ça dans la réalité.

Ma propre expérience du traumatisme nourrit ma manière d’écrire ces scènes. Je sais ce que c’est d’avoir des flashs et des réminiscences. Finalement, je pense que Gabrielle gère ces événements un peu de la même manière que moi. Mon héroïne est secouée, elle traverse des épreuves difficiles, mais elle trouve toujours un moyen de rebondir. Elle devrait clairement aller voir un psy, mais malheureusement, elle ne le peut pas. [Rires] Elle doit donc gérer cela seule, comme elle peut.

Comment percevez-vous l’évolution du genre young adult ces dernières années, notamment avec l’émergence de la dark romance, qui aborde des thèmes complexes et parfois controversés ?

Je discutais justement de ce sujet avec mon éditrice polonaise – avec laquelle je travaille sur la traduction d’In Real Life –, et elle constate exactement le même phénomène en Pologne. La dark romance cartonne et elle ne comprend pas cet engouement. D’autant plus que les Polonaises sont très féministes. Pour ma part, j’ai l’impression que cet attrait répond à un fantasme autour d’un tabou, particulièrement chez les plus jeunes, qui sont justement de plus en plus engagées et qui ne se laissent pas faire.

Je vois ce phénomène comme une forme d’anti-boyfriend. Ce ne sont pas des situations qu’on voudrait vivre dans la vraie vie, mais elles permettent d’expérimenter des émotions fortes à travers la fiction, d’explorer des dynamiques interdites ou dangereuses sans risque réel. Tant que cette fascination reste du domaine de la fiction et qu’on ne cherche pas à la reproduire dans la vraie vie, tout va bien. Après tout, un livre reste un espace sûr pour expérimenter des choses qu’on n’assumerait pas autrement.

De la science-fiction à la politique en passant par la téléréalité, vous avez abordé de nombreuses thématiques dans vos livres. Quels sujets aimeriez-vous traiter maintenant ?

Mon Dieu, il y en a plein ! En ce moment, je travaille sur un projet assez intense qui explore la haine en temps de guerre et surtout la manière dont on doit apprendre à la dépasser pour parvenir à une paix durable. J’ai un autre projet en cours qui parlera d’exploitation, et notamment d’exploitation sexuelle.

Un troisième tome de Noblesse oblige figure-t-il parmi vos projets ?

Je ne pense pas que Gabrielle aura d’autres aventures. En revanche, j’en ai déjà discuté avec Slalom : si le tome 2 fonctionne bien, j’aimerais écrire un livre centré sur Félix. Ce ne serait pas un spin-off à proprement parler, mais un roman qui pourrait se lire de manière totalement indépendante. On le suivrait dans l’émission Au service du Roy, qui se déroule deux ans avant Noblesse oblige. On découvrirait les coulisses de la téléréalité des hommes et comment la monarchie utilise la communication en temps de guerre.

À partir de
18,95€
En stock
Acheter sur Fnac.com

À lire aussi

Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste