Pilier de la série « Shameless » pendant plus de dix ans, Jeremy Allen White a vu sa carrière exploser avec le phénomène « The Bear », imposant son physique nerveux et un jeu à fleur de peau. Une trajectoire qui l’amène aujourd’hui à se glisser dans la peau du « Boss » dans le film « Deliver Me from Nowhere » de Scott Cooper. La vulnérabilité pour seule armure.
Un visage à la Gene Wilder, le corps d’un danseur et une énergie qui capte la lumière. Comprendre l’ascension irrésistible de Jeremy Allen White, c’est revenir sur le parcours d’un acteur qui incarne à la perfection son époque.
Son nom est partout, brouillant les frontières entre la performance d’auteur et le phénomène pop, entre le chef angoissé de la série The Bear et le sex-symbol (en slip) des campagnes Calvin Klein. Son succès, qui n’a rien d’un hasard, suit une ligne claire : celle d’une masculinité complexe dont il est devenu l’incarnation.
L’intensité à fleur de peau
Son parcours est celui d’un artisan. Fils de comédiens, Jeremy Allen White a fait ses classes loin des projecteurs, dans le creuset d’une série-fleuve : Shameless.
Dans cette adaptation américaine de la série britannique éponyme – le quotidien chaotique des catholiques Gallagher, famille dysfonctionnelle et désargentée des bas-fonds de Chicago –, il auditionne pour le rôle de Ian, le frère sensible… Mais les producteurs voient en lui la rage intellectuelle de son aîné, Lip.
Ce contre-emploi va définir sa carrière : onze ans à incarner ce génie autodestructeur dont l’intelligence, qui devrait être son salut, devient le moteur de sa propre chute. Onze ans consacrés à la maîtrise du temps long de la fiction télévisuelle.
Puis, l’explosion : The Bear. Le rôle de sa vie, qui survient alors qu’il traverse une profonde crise de confiance. Il y joue Carmen « Carmy » Berzatto, un chef prodige issu des cuisines étoilées les plus prestigieuses, contraint de revenir à Chicago (encore) pour reprendre la modeste sandwicherie familiale, suite au suicide de son frère.
Yeux cernés, gestes saccadés, corps voûté sous le poids du deuil : sa performance est avant tout physique. La série est une autopsie de l’anxiété contemporaine, et White en est le cœur battant. Celui qui rend tangible la lutte contre le burn-out. Le public plonge. Les récompenses pleuvent, des Golden Globes aux Emmy Awards.
L’épreuve du corps
La critique salue l’acteur. Le grand public s’enflamme pour le corps et le charisme. À l’origine de ce déferlement : une campagne Calvin Klein. Les clichés, le dévoilant en sous-vêtements sur les toits de New York, affolent les réseaux sociaux. Mais réduire ce phénomène à une simple musculature, aussi séduisante soit-elle, serait une erreur.
Car ce corps, avant d’être une icône publicitaire, est d’abord un outil de travail, comme en témoigne sa transformation physique pour le film Iron Claw de Sean Durkin où il incarne le catcheur Kerry Von Erich.
Et bien avant les muscles du catcheur, il y avait déjà la discipline du danseur, acquise dès l’enfance dans des cours de ballet, de jazz et de claquettes. Là se trouve l’origine de sa gestuelle précise et hypnotique. Une tension qui rappelle celle d’un Marlon Brando ou d’un James Dean, mais débarrassée du mythe toxique. Une tension qui fascine.
La normalité comme superpouvoir
Le paradoxe est là. À la ville, l’homme des shootings cultive une dégaine d’anti-glamour. Short ample, marcel blanc, casquette vissée sur la tête : les photos volées le montrent comme un New-Yorkais ordinaire, loin de l’esthétique millimétrée des tapis rouges. Enfant de Brooklyn, il a gardé de ses origines une simplicité qui sonne juste.
La clé du succès est peut-être là, dans cette authenticité désarmante que renforcent ses interviews où il semble lui-même dépassé. « Toute cette attention, c’est une situation étrange. Je ne peux pas dire que ça me plaise, mais j’essaie de faire preuve de gratitude », confiait-il à la presse US. Et c’est ce « type normal » que l’on perçoit finalement à travers les personnages qu’il incarne : figures d’une masculinité en crise qui résonnent avec une époque qui se méfie des héros sans failles.
Sur la route du Nebraska
Défi ultime : son incarnation de Bruce Springsteen dans Deliver Me from Nowhere. Le film explore la genèse de l’album Nebraska, un disque culte, aride, enregistré seul sur un magnétophone 4 pistes, que le « Boss » destinait à l’oubli.
Sous la direction de Scott Cooper – réalisateur à la filmographie trop sous-estimée (Crazy Heart, Strictly Criminal, Hostiles) –, il ne s’agit pas de singer une rockstar, mais d’incarner la légende au moment du doute.
Le rôle est pour Jeremy un miroir tendu aux personnages qui ont fait son succès : des génies abîmés issus des classes populaires. Le challenge est de taille, mais c’est un défi taillé sur mesure pour un acteur qui a fait de la tourmente intérieure sa spécialité.
Du jeune prodige de Chicago au « Boss » du New Jersey, le parcours de Jeremy Allen White révèle une ligne directrice : une exploration constante de la fragilité masculine. Son succès n’est pas celui d’une étoile filante mais celui d’un artisan qui, en choisissant la fêlure plutôt que l’armure, a su se rendre indispensable. Il n’est pas juste un acteur qui monte. Il est un acteur qui raconte son époque.