Le roman graphique consacré au combat de Marc Tyler Nobleman et Athena Finger rend hommage au cocréateur méconnu du Chevalier Noir.
« Batman, créé par Bob Kane avec Bill Finger. » Une mention en apparence anodine, mais qui n’est apparue pour la première fois sur les écrans qu’en 2016, à la sortie de Batman V Superman, soit 77 ans après la création de l’Homme Chauve-Souris. Pendant des décennies, le dessinateur Bob Kane a été connu comme le seul inventeur du héros, laissant son acolyte scénariste dans l’ombre et la misère.
Mais, en 2012, Marc Tyler Nobleman rétablit la vérité avec son ouvrage Bill the Boy Wonder : The Secret Co-Creator of Batman. Grâce à son travail et après de nombreux combats juridiques, la petite-fille de l’artiste, Athena Finger, a pu obtenir que DC Entertainment crédite enfin son grand-père sur toutes les œuvres liées à Batman. Le roman graphique Bill Finger, dans l’ombre du mythe, qui sort ce 3 juin chez Urban Comics, retrace leur combat pour élucider le plus grand mystère du justicier masqué.
Petites et grandes histoires
« Bill a écrit 1 500 histoires [de Batman] en 25 ans, dont des origines qui ont fait date. Il a même conçu le costume, raconte Marc Tyler Nobleman dans la préface de l’ouvrage. Pourtant, il n’a jamais été cité une seule fois en tant qu’auteur. Bob a dessiné quelques histoires au cours des toutes premières années et n’a jamais écrit un scénario de Batman, mais il était cité en tant qu’unique auteur dès 1939. » Une telle injustice est d’autant plus surprenante qu’elle concerne l’origine du plus grand redresseur de torts de Gotham. Et pourtant, tout est vrai : le cocréateur de l’un des héros les plus célèbres et les plus rentables de la pop culture est mort dans la misère et la solitude en 1974, après avoir été oublié de tous.
C’est le triste tableau que dépeignent le dessinateur Erez Zadok et Julian Voloj, scénariste auteur de plusieurs biographies, dont celle de Joe Shuster, cocréateur de Superman, chez le même éditeur. En suivant plusieurs fils rouges, les deux hommes tentent de faire comprendre comment cela a pu arriver. Ils retracent ainsi trois histoires liées par ce secret : celle de Bob Kane et Bill Finger, faite de complicité et de trahison, celle de Fred et Athena Finger, descendants du scénariste floué qui ont tenté de défendre sa mémoire malgré l’indifférence et les moqueries, et enfin celle de Marc Tyler Nobleman, jeune fan de comics, bien décidé à faire la lumière sur toute cette affaire.
Derrière cette trame se dévoile une autre histoire, celle de la naissance de l’industrie des comic books super-héroïques. Frère cadet de Superman, le Chevalier Noir est le deuxième plus ancien représentant du genre, même si à plus de 80 ans Bruce Wayne continue de se battre dans les ruelles malfamées de Gotham. Ce héros et ses créateurs ont donc vu naître et grandir ce genre, et leur histoire nous donne un aperçu de ce qu’était l’univers des super-héros bien avant qu’ils ne deviennent des machines à blockbusters.
Le roman graphique met ainsi en lumière ces jeunes artistes pleins d’idées et de talent, qui profitent de l’avidité des éditeurs pour exploiter un filon leur permettant de s’extraire de leurs conditions d’ouvriers et de petits employés. Mais, comme dans toute ruée vers l’or, ceux qui font fortune ne sont pas toujours ceux qui triment le plus. C’est malheureusement ce qui est arrivé à Bill Finger, jeune scénariste plein d’imagination, mais moins brillant en affaires que son compère qui finira par tirer toute la couverture à lui.
L’injuste monde des justiciers
Le cas Bill Finger-Bob Kane illustre merveilleusement bien l’envers du décor des comics. Un microcosme qui génère aujourd’hui des milliards de dollars, mais qui a vu de nombreux artistes vivre dans l’anonymat et la précarité financière. Aujourd’hui encore, les petites mains de cette industrie doivent parfois appeler aux dons de leurs fans pour pouvoir payer leurs frais de santé. Et chaque sortie de film ou série provoque l’ire de tel dessinateur ou tel scénariste scandalisé de voir ses idées adaptées à l’écran sans qu’il ne soit crédité au générique – sans même parler d’une quelconque gratification financière. Un des derniers cas en date à avoir secoué le petit milieu des comic books est celui de la série Hawkeye de Disney+, qui a beaucoup emprunté au scénario et à la patte graphique du « run » de Matt Fraction et du dessinateur David Aja, sans que ce dernier ne soit crédité.
Devant les réactions des fans offusqués qui demandaient que son nom apparaisse au générique de la série, l’artiste s’est fendu d’un tweet sardonique : « Encore mieux : cessez de créditer, commencez à payer, haha. » Comme Bill Finger, David Aja a fait les frais d’un système que Julian Voloj résume clairement en postface de son ouvrage : « Siegel et Shuster se consacrèrent à Superman durant des années malgré les refus répétés des éditeurs. Quand enfin ils parvinrent à faire publier leur travail, en 1938, ils abandonnèrent leurs droits en touchant leur premier chèque. Aux États-Unis, il était d’usage que les droits relatifs à la propriété intellectuelle soient transférés des créateurs aux éditeurs. »
Voilà pourquoi, comme Bill Finger, ils vécurent dans l’anonymat et la pauvreté jusqu’à ce que leur travail soit reconnu en 1976. Cet éclairage permet aussi de mieux comprendre les agissements de Bob Kane vis-à-vis de son collègue – comme ceux d’un Stan Lee à qui l’on a souvent reproché d’éluder le rôle de ses associés créatifs comme Jack Kirby ou Steve Ditko. Dans une industrie où ce que vous créez ne vous appartient pas, votre fortune dépend du talent que vous aurez à survendre votre créativité. De l’importance du storytelling… Cela surprendra sans doute le public francophone, peu au courant de ces subtilités juridiques et habitué à ce qu’un personnage de bande dessinée soit lié à son créateur.
Il n’y a qu’à observer la bataille opposant Dupuis et la fille d’André Franquin concernant la résurrection de Gaston Lagaffe pour saisir la différence de considération entre les artistes de la bande dessinée franco-belge et ceux des comics américains. Dans le cas du cocréateur de Batman, il aura fallu plusieurs générations pour obtenir la reconnaissance qui lui était due, mais les choses sont désormais rentrées dans l’ordre et Bill Finger, dans l’ombre du mythe, contribue à lui rendre justice. Comme le dit Marc Tyler Nobleman : « Bill Finger n’a pas eu de sépulture, mais, désormais, il est officiellement reconnu pour son travail et son nom figure (…) dans toutes les histoires de Batman. Et ça, c’est bien plus important qu’une pierre gravée. »
Julian Voloj, Erez Zadok, Bill Finger, dans l’ombre du mythe, Urban Comics, 136 p., 20 €, en librairie le 3 juin 2022.