Décryptage

Daniel Clowes : retour d’une figure incontournable de la BD underground américaine

25 janvier 2024
Par Quentin Lewis
“Monica”, de Daniel Clowes, est disponible chez Delcourt depuis novembre dernier.
“Monica”, de Daniel Clowes, est disponible chez Delcourt depuis novembre dernier. ©Delcourt

En lice pour le grand prix du Festival d’Angoulême 2024, Daniel Clowes a une influence incontournable dans le milieu des comics indépendants, mais reste encore méconnu du grand public.

Après sept ans d’absence, Daniel Clowes faisait son grand retour en France le 2 novembre dernier avec son album Monica. Annoncée bien avant sa sortie par de nombreux critiques (parmi lesquels le réalisateur Ari Aster, connu pour des films comme Midsommar ou Hereditary) comme le chef-d’œuvre absolu de l’auteur originaire de Chicago, cette bande dessinée l’a catapulté parmi les trois auteurs en compétition pour le grand prix de la 51e édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême.

Mais qui est-il exactement ? Pour reprendre une phrase autrefois utilisée par la critique et autrice britannique Amanda Craig au sujet de Neil Gaiman, nous pourrions considérer Daniel Clowes comme « le plus connu des auteurs dont vous n’avez jamais entendu parler ».

Extrait de The Complete Eightball.©Fantagraphics

Connu chez les amateurs de bandes dessinées alternatives, il ne jouit pourtant pas d’un succès populaire aussi grand que jadis Robert Crumb ou quelqu’un comme Art Spiegelman. Il tient pourtant une place tout aussi importante dans le panthéon des grands artistes indépendants de l’industrie impitoyable du comic book américain. Ses confrères ont tendance à le considérer comme un author’s author – le genre d’auteurs que vos auteurs favoris regardent avec admiration et dont le corpus constitue une source d’inspiration inépuisable.

Les années Eightball (1989-2004)

Porte-parole sarcastique de l’angoisse existentielle et du cynisme que ressentaient les jeunes gens de la génération X, ce n’est pas un hasard si Daniel Clowes fait son apparition sur le devant de la scène au même moment que la musique grunge. En 1989, l’éditeur Fantagraphics publie le premier numéro du magazine Eightball.

Décrit par Clowes lui-même comme « une orgie de malveillance, de vengeance, de désespoir et de perversion sexuelle », Eightball fait la part belle aux thématiques chères au mouvement musical : aliénation sociale, traumas psychologiques, sensation de ne pas avoir sa place dans le monde qui nous entoure… Le tout enrobé dans un graphisme singulier inspiré de la BD américaine des années 1950 et badigeonné d’un humour cynique au vitriol.

Couverture originale du Rayon de la mort.©Fantagraphics

Durant les 15 ans d’existence du magazine, aucun genre n’échappe au regard désabusé du prodige du 9e art. Au fil des 23 numéros, Daniel Clowes nous transporte avec brio du thriller surnaturel (Comme un gant de velours pris dans la fonte) au récit super-héroïque (Le Rayon de la mort), en passant par le roman érotique introspectif (David Boring). Le tout à travers un prisme personnel et inimitable, entre tragicomédie intimiste et surréalisme dérangeant (ce qui lui vaudra de nombreuses comparaisons avec David Lynch, autre auteur de génie influencé par le cinéma Bis).

L’anti-American Pie

Parmi toutes les histoires publiées dans les pages de Eightball, aucune n’a une aussi grande influence que Ghost World. Cette œuvre initiatique relate les aventures de deux adolescentes alors que leurs années lycée touchent à leur fin, entre comédie sociale acerbe et drame introspectif (le tout dernier dialogue de l’histoire hantera les admirateurs de cette œuvre longtemps après l’avoir refermée).

Cette bande dessinée a eu droit à une adaptation géniale (avec Thora Birch, Scarlett Johansson et Steve Buscemi), scénarisée par Clowes lui-même. Elle prend à contrepied les teenage movies de l’époque et constitue une véritable bouffée d’air frais pour les adolescents qui cherchent un film qui aborderait leur quotidien avec un peu plus de profondeur que la saga American Pie.

Ghost World devient ainsi la première d’une série d’adaptations des œuvres de Daniel Clowes au cinéma (Art School Confidential, Wilson et prochainement Patience) et d’un tout nouveau tournant dans la carrière de l’auteur : les romans graphiques.

Le retour tant attendu

À partir de 2005, l’auteur américain s’attelle à la publication régulière de romans graphiques. Sept longues années se sont pourtant écoulées depuis la sortie de son œuvre la plus conséquente, le récit de science-fiction Patience (2016).

Patience, la jeune femme au cœur de l’intrigue du chef-d’œuvre de science-fiction de Clowes.©Delcourt

Sorti en novembre 2023, Monica retrace la vie de l’héroïne éponyme, de son enfance jusqu’à ses vieux jours. Abandonnée par sa mère lorsqu’elle était encore très jeune, notre protagoniste décide de se lancer à sa recherche. Mais cette quête complexe l’entraîne sur des territoires parfois inattendus et bien souvent terrifiants.

Pour ceux et celles qui n’ont pas encore eu la chance de découvrir le travail de Clowes, cette bande dessinée est représentative de son œuvre. On y retrouve sa patte graphique époustouflante, son plaisir contagieux à mettre en lumière la bizarrerie du quotidien et sa critique ironique de la société américaine. Mais son aptitude à créer des personnages si réalistes et complexes qu’ils semblent surgir dans le monde réel au fur et à mesure de notre lecture, et son goût prononcé pour le pastiche (déjà présente dans Wilson et encore plus brillamment dans Ice Haven).

Pastiche des comics de guerre d’EC Comics, exemple du jeu d’intersexualité de l’auteur dans Monica.©Delcourt

En effet, de nombreux chapitres de l’histoire de Monica sont racontés dans le style de comics classiques (tels que Les Contes de la crypte ou les bandes dessinées romantiques américaines d’après-guerre).

Par où commencer ?

Certains habitués de l’œuvre de l’auteur d’Eightball se laisseront toutefois surprendre par une différence de dosage par rapport à la grande majorité de ses autres comics. Ainsi, l’humour auquel Clowes a pu nous habituer dans la plupart de ses récits phares est ici plus en retrait, favorisant plutôt la mélancolie existentielle qui traverse son œuvre depuis 1993 (le ton de Monica se rapproche ainsi plus de David Boring que d’autres publications plus connues du dessinateur).

Et, bien que l’auteur nord-américain se garde (à raison) de qualifier cette œuvre d’autobiographique, sa dimension personnelle semble plus flagrante que jamais. L’âge de l’héroïne, sa relation à sa thérapeute et le fait d’avoir été contrainte de vivre avec ses grands-parents à l’âge de 5 ans font partie des nombreux moments de l’histoire qui semblent faire écho à la vie de Daniel Clowes.

David Boring, l’une des façons les plus accessibles de découvrir l’œuvre de Clowes.©Cornélius

Ce qui nous pousse à nous interroger : Monica est-il le magnum opus annoncé par la critique outre-Atlantique ? Ce n’est malheureusement pas le cas aux yeux de l’auteur de cet article. Ce statut serait peut-être mieux adapté à son livre précédent, l’inquiétant récit de voyage dans le temps Patience. Ou, choix qui serait sans doute plus contesté, au très intimiste David Boring. Œuvre qui constitue potentiellement l’une des meilleures façons d’entrer dans le corpus de cet auteur.

Il est cependant certain que nous avons affaire à une œuvre importante pour quiconque s’intéresse au joli monde de la BD indépendante et à un livre absolument incontournable pour tout admirateur de Daniel Clowes qui se respecte.

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