
Connue pour ses collaborations avec Marvel et DC, puis pour ses comics indépendants et singuliers, la dessinatrice espagnole est de retour avec Anzuelo. Après trois ans de travail acharné, Emma Ríos nous livre une œuvre déroutante. On a profité de sa venue au Festival d’Angoulême pour l’interroger à ce sujet et entrer dans son monde fascinant.
Dans les premières pages d’Anzuelo, les enfants envient la liberté des oiseaux et la quiétude des vers. Vous arrive-t-il de convoiter la vie des animaux ?
Il est difficile d’aspirer à une vie de ver, mais Nubera [l’un des personnages principaux, ndlr] était très déprimée à ce moment-là. [Rires] À travers elle, j’ai voulu aborder ce sentiment d’incertitude qui accompagne nos vies : l’angoisse du futur, la peur de ce qui nous attend et cette question lancinante – si je me sens mal aujourd’hui, est-ce que ce sera pire demain ? Je ne souhaite pas vivre de cette façon, mais je comprends pourquoi certains peuvent s’y reconnaître. Il m’arrive parfois d’avoir du mal à me projeter et à ne vivre qu’au jour le jour.
Dans votre comics, on fait la rencontre de créatures marines aussi sublimes qu’effrayantes. Est-ce une métaphore de l’océan et, plus largement, de la nature ?
Complètement. Je voulais que la mer soit un personnage à part entière. J’ai mes théories sur ces créatures marines, mais je préfère laisser une part de mystère pour que chacun puisse se faire sa propre interprétation. Dans mon œuvre, je pense que les enfants essaient de personnaliser l’océan et d’interagir avec ses monstres qui prennent des formes familières – l’un d’entre eux change de visage – pour s’adapter au changement.
D’un autre côté, on peut aussi considérer que l’océan essaie de comprendre ce qui se passe, de comprendre ce que ces petites créatures qu’il a rejetées pensent d’elles-mêmes. C’est une sorte de dialogue impossible, dans lequel la communication échoue en raison de la différence de nature entre les deux mondes. Peut-être que, d’une certaine manière, cela symbolise la confrontation entre l’humanité et la nature.
Les couleurs du livre sont sublimes et apportent une dimension onirique à l’œuvre. Ont-elles une signification particulière pour vous ?
La palette de couleurs joue effectivement un rôle essentiel. Je voulais qu’elle se mêle aux thèmes sombres du livre. À l’origine, Anzuelo était une histoire d’horreur, mais je souhaitais que cet aspect horrifique soit incorporé dans le récit. Les couleurs pastel m’ont donc permis d’accentuer la dimension terrifiante, tout en soulignant la gentillesse et la candeur de ces jeunes héros.

L’aquarelle, avec l’eau qui s’étale et se propage de manière incontrôlable, crée aussi un lien physique avec les thèmes du livre : l’importance de l’eau, la confusion, mais aussi ce sentiment de désorientation et de perte de contrôle qui est l’un des sujets principaux de mon œuvre. Cette technique répondait parfaitement à son univers.
Que ce soit dans les dessins ou dans son histoire, l’univers développé dans Anzuelo nous évoque les œuvres d’Hayao Miyazaki. L’artiste a-t-il influencé votre travail ?
J’ai grandi en étant profondément influencée par Miyazaki et Takahata. Mon parcours professionnel a été marqué par leurs films et les univers émotionnels qu’ils déploient. J’admire particulièrement la manière dont le premier aborde l’écologie et l’humanité, mêlant un certain pessimisme à des récits qui montrent comment les êtres humains peuvent révéler le meilleur d’eux-mêmes.

Nausicaä de la vallée du vent a eu un impact majeur sur ma compréhension du récit d’Anzuelo et de sa thématique liée à l’extinction. Contrairement à l’adaptation cinématographique, qui adopte une approche plus classique de l’écologie – où l’humanité et la nature finissent par cohabiter –, le manga propose une perspective plus nuancée et, à mes yeux, plus captivante. Miyazaki y explore l’idée que le déclin et l’extinction sont déjà en cours. Face à cette réalité inévitable, il invite à rechercher des instants de joie et de répit, malgré l’adversité.
Cette philosophie a influencé la manière dont j’ai façonné mes personnages : ils tentent de dissimuler leur tristesse et leur anxiété pour protéger les autres du désespoir. Dans cet univers sombre, ils cherchent à préserver une forme de stabilité émotionnelle, faisant preuve de résilience et d’altruisme.
Anzuelo est – notamment – un récit de survie, dans lequel on suit des enfants qui tentent de se construire et de (sur)vivre dans un monde sans adultes. Comment vous est venue l’idée de ce comics ?
Cette œuvre découle en partie de mon propre sentiment d’angoisse face à l’état de notre Terre. J’ai voulu aborder littéralement la fin du monde et l’idée qu’il reste quelque chose ou quelqu’un – un humain, un animal, une présence, ou même un simple écho du passé. Une part de moi perçoit les événements du livre comme des résonances qui, en réalité, n’existent même plus. On pourrait les interpréter ainsi.

Je ne voulais pas créer un comics de fantasy et de survie où le héros triomphe de la nature hostile. Ce genre d’histoire suit souvent un schéma classique : un personnage échoue sur une plage, résout des mystères, devient un chasseur et finit par dompter son environnement. Mais mon intention était différente avec Anzuelo.
Je voulais raconter l’histoire de trois enfants bienveillants qui, malgré la perte des repères sociaux qui les ont façonnés, conservent leur humanité et leur innocence. Au fil de leur évolution, ils ne perdent jamais cette capacité d’espoir et d’empathie. Plutôt que de chercher à tout comprendre, ils apprennent à accepter le monde tel qu’il est. Ce thème de l’acceptation traverse d’ailleurs l’ensemble de mes œuvres.

Ça vient aussi de mon expérience personnelle. Dessiner et écrire dans une langue qui n’est pas la mienne, avec un accent et une apparence physique parfois perçus comme “différents”, a conduit les autres à me traiter de façon stéréotypée – un peu comme si j’étais un Pokémon. D’où l’importance de l’acceptation, de l’empathie et du respect dans nos relations avec les autres.
Quelle serait votre première réaction – et vos premières actions – si vous vous retrouviez sur une île déserte, du jour au lendemain ?
Je pense que je réagirais comme tout le monde : je chercherais à me réfugier dans une grotte, pour éviter de mourir de froid, puis de soif, puis de faim. Mais, honnêtement, je ne crois pas que je survivrais longtemps dans une telle situation. Je serais un peu comme Yzma, préférant mourir plutôt que de faire du mal à une créature. Je m’imagine complètement incapable de trouver de la nourriture, de coudre des vêtements, ou même de cueillir des fruits si j’en avais l’occasion. Bref, aucune chance pour moi dans un tel monde !

Vous ne pensez pas avoir certaines ressources ou compétences utiles pour survivre ?
Je n’ai ni compétence ni ressources. De plus, en tant que végétarienne, je ne pourrais pas me résoudre à faire du mal aux animaux. Ce serait terrible. C’est justement ce qui m’a poussé à écrire cette histoire : aller à l’encontre de cette idée du survivalisme souvent idéalisée dans la fiction.
Dans la pop culture, ce thème est souvent traité de manière très légère. Par exemple, dans les jeux vidéo, chasser paraît simple : dans Zelda, il suffit de frapper un animal pour qu’il se transforme instantanément en plat cuisiné, comme si on achetait un poulet au supermarché. Ici, je voulais montrer la réalité de cette expérience : tuer un animal n’a rien de facile, ni pour l’homme ni pour ce dernier. La viande peut pourrir, tout n’est pas comestible et, sans outils appropriés, retirer la peau ou préparer la chair devient un vrai défi.

Ce n’est ni simple ni glorieux. L’idée de frapper un animal avec une pierre et de le voir se débattre, crier ou souffrir m’a beaucoup traversé l’esprit en réfléchissant à la notion de survie dans le livre. Bref, aucune place pour de l’heroic fantasy ici.
Qu’est-ce qui vous manquerait le plus du monde tel qu’on le connaît aujourd’hui ?
Les animaux. Je suis en contact avec plusieurs associations de protection des mammifères marins et je vois à quel point leur situation est difficile. J’imagine que, d’ici quelques années, beaucoup d’entre eux auront déjà disparu. C’est une pensée qui me touche, notamment en pensant aux espèces de l’Arctique.
Quand j’étais enfant, j’adorais les animaux, mais j’avais déjà conscience que beaucoup d’entre eux étaient en voie d’extinction. Aujourd’hui, un grand nombre a disparu et nous continuons à ne presque rien faire. Ceux qui restent sont souvent confinés dans des endroits comme les zoos, où ils ne peuvent même pas vivre dignement. Perdre cette richesse du vivant me rend profondément triste.
Quand on lit Anzuelo, on se dit que le monde aurait peut-être besoin d’être réinitialisé. Pensez-vous qu’il serait meilleur si nous appuyions sur le bouton reset ?
Non, pas vraiment. Je trouve cette posture un peu écophagique. J’ai envie de croire qu’il est encore possible d’agir et de garder foi en l’humanité. Avant Anzuelo, j’avais tendance à sombrer dans un nihilisme facile. Mais, après avoir écrit ce livre et traversé la pandémie, j’ai commencé à adopter une vision plus humaniste des choses, ce qui m’a rendue meilleure à bien des égards.

Je suis convaincue qu’il nous reste encore du temps pour agir, ou du moins préserver ce que nous avons. Je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait, mais j’aimerais que ceux qui ont la possibilité de changer les choses s’en emparent. Je place beaucoup d’espoirs dans la jeunesse, qui aborde les questions environnementales avec une énergie et une détermination que ma génération n’a pas su mobiliser.
Ce livre s’adresse aussi à ceux qui ne se sentent pas concernés, parce qu’ils ne seront plus là lorsque l’effondrement surviendra. Mais qu’en est-il des générations futures ? Peut-on vraiment se désintéresser de la vie qui viendra après nous ? Nous devrions tous nous en soucier.
Les enfants de votre œuvre ont une règle : créer un monde sans violence. Pensez-vous qu’une telle société pourrait exister ?
J’aimerais que ce soit possible, mais je n’y crois pas vraiment. Mon livre invite surtout à adopter une façon de penser plus naïve, dans un monde où les massacres se succèdent sous nos yeux. On a assisté au génocide à Gaza sans bouger le petit doigt, tandis que ceux qui détiennent le pouvoir regardaient en silence, paralysés par la peur de s’exprimer.
Plus jeune, je croyais que le monde pouvait s’améliorer. Aujourd’hui, j’ai surtout l’impression que nous ne faisons que perdre nos droits, et ça me terrifie. Ce qui m’effraie encore plus, c’est notre capacité à nous habituer à cette violence quotidienne, comme si elle faisait partie du décor et que nous ne pouvions rien y changer.

J’essaie de prendre du recul pour ne pas sombrer dans la panique face à cette brutalité. Il ne faut pas oublier que cette violence ne devrait jamais devenir une norme. La montée de l’extrême droite et la remise en question de nos libertés fondamentales me donnent le sentiment que beaucoup cherchent à fuir leur propre humanité et leurs valeurs. Je me demande pourquoi ça arrive.
À travers mon travail, j’espère toucher des personnes qui se posent ces mêmes questions. Je crois que préserver une certaine innocence aide à garder les pieds sur terre et à ne pas perdre de vue ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, sans sombrer dans l’indifférence.