Entre horreur gothique et poésie visuelle, Une invitée dans la demeure est le premier format long et personnel d’E.M. Carroll (Through the Woods). L’artiste y explore la tristesse et les obsessions, transformant l’expérience de lecture en voyage émotionnel et visuel singulier.
Une invitée dans la demeure est une œuvre riche, complexe et troublante, dont on ne sort pas indemne. Qu’est-ce qui vous a inspiré ce récit ?
À l’origine, comme beaucoup de mes histoires, tout est parti d’un rêve – qui, comme souvent, n’avait plus aucun sens une fois que j’ai essayé de l’écrire. [Rires] J’ai toutefois choisi de conserver l’atmosphère de romance gothique qui imprégnait ce songe, influencée ensuite par deux éléments. Le premier, c’est Rebecca de Daphné du Maurier. Je voulais créer une version où la nouvelle épouse devient romantiquement, érotiquement, obsédée par le souvenir de la femme décédée, plutôt que d’être complètement intimidée par elle.

Le deuxième n’est pas un roman d’horreur ; il s’agit d’Une plaisanterie de Dieu (A Jest of God en version originale), de la célèbre écrivaine canadienne Margaret Lawrence, paru en 1966. On y suit l’histoire de cette trentenaire qui a une vie fantasmatique très active, mais qui est extrêmement effacée dans la réalité. Elle n’a aucune expérience, elle est malheureuse, mais ses fantasmes sont très vivants.
Ces deux œuvres ont été des influences majeures pour la conception d’Une invitée dans la demeure. Je crois qu’au fond, mes bandes dessinées fonctionnent un peu comme une thérapie sur moi : j’essaie toujours de créer quelque chose qui m’aidera à mieux comprendre certaines situations.
Réputé·e pour vos récits courts, vous signez ici votre premier format long et personnel. Comment cette transition s’est-elle imposée à vous ? Et qu’a-t-elle changé dans votre façon de travailler, de raconter ?
C’était difficile. Entre mon premier recueil de nouvelles et ce comics, j’avais dessiné des scénarios pour des romans graphiques plus longs, imaginés par d’autres artistes. Ils étaient destinés aux jeunes adultes, mais il ne s’agissait pas de récits horrifiques. Ça m’a néanmoins aidé·e à être moins intimidé·e par l’idée de terminer un roman graphique complet. L’un de mes problèmes, c’est que je suis très impatient·e. Je veux juste finir mes projets et passer à autre chose. [Rires]

Pour Une invitée dans la demeure, je connaissais les principaux éléments de l’intrigue dès le début, mais j’ai décidé de découper sa conception en plusieurs sections. Je pouvais ainsi me concentrer sur chaque arc comme s’il s’agissait d’une nouvelle, avant de les combiner en une seule narration globale. Ça m’a vraiment facilité la tâche.
Une invitée dans la demeure se distingue par une audace formelle rare – aussi bien dans la narration, la mise en page, le dessin, que l’utilisation des couleurs. Quelles sources d’inspiration ont façonné cet univers singulier ?
Je pense que les illustrations des Fairy Books d’Andrew Lang m’ont beaucoup inspiré·e pour ce projet. Ces recueils de contes de fées victoriens contiennent des dessins réalisés par Henry Justice Ford. Dans cette nouvelle version, les fées apparaissaient en toutes sortes de couleurs, et elles ont constitué une référence majeure pour la création du fantôme et du chevalier dans Une invitée dans la demeure.
En revanche, la mise en page et la configuration des cases sont clairement influencées par les mangas. La majorité des BD que je lis sont japonaises, et j’aime beaucoup leur manière de maîtriser le rythme grâce à l’espace laissé entre chaque case et chaque planche.
Crystal vit avec le fantôme de sa mère. Abby avec celui de la première femme de son mari. Sommes-nous tous condamnés à vivre avec nos fantômes ?
Je ne sais pas. [Rires] Personnellement, je ne traîne pas de fantômes. Une grande partie du livre ne traite pas littéralement de spectres, mais plutôt de la tristesse. De la manière dont on apprend à vivre avec ces choses – pas seulement les fantômes, mais aussi les aléas de la vie qui nous hantent. À trouver une forme de sécurité dans le malheur.

Quand on souffre de dépression, chercher de l’aide peut paraître effrayant. Ça peut apporter du soulagement, mais on ne sait jamais à quoi ressemblera le processus. Vivre avec la dépression est terrible, mais c’est au moins un sentiment familier. C’est le genre de hantise dont je parle dans le livre : comment faire la paix avec soi-même et avec des aspects de sa vie que l’on méprise ou dont on a honte ? Comment sublimer ces sentiments ?
Au fil des pages, vous nous faites (aussi) entrer dans le monde intérieur d’Abby. À quoi ressemble le vôtre ?
Honnêtement, je pense qu’il est assez similaire au sien. Je suppose que mon monde intérieur ressemble à ce qui se passe quand mon esprit fait le vide, quand je travaille ou que je dessine. Et généralement, c’est… gore – et souvent peuplé de personnages. Avant d’imaginer des comics, je créais des histoires pour des jeux de rôle. Il y a donc toujours eu beaucoup de personnages dans ma tête, comme des vampires ou des personnes issues du monde médiéval.
Une invitée dans la demeure nous rappelle à plusieurs égards la série The Haunting of Hill House, une œuvre à la fois horrifique et poétique. Cherchez-vous à sublimer le drame par l’esthétique ? L’horreur est-elle pour vous une voie d’accès privilégiée à une certaine forme de beauté ou de vérité ?
C’est le genre dans lequel je me sens le plus à l’aise pour explorer ces thématiques. Et j’adore The Haunting of Hill House, qui était, aussi, une inspiration majeure pour Une invitée dans la demeure. Les nouvelles et les romans de Shirley Jackson mêlent souvent ce caractère onirique et dérangeant à la fois.

Le genre de l’horreur m’attire particulièrement parce qu’il me permet de plonger dans ces histoires que j’aime dessiner et dans lesquelles je trouve du réconfort. C’est aussi un excellent moyen d’explorer des questions très personnelles. J’aime écrire sur les lâches et sur les émotions insolubles – comme la culpabilité et la dépression –, et sur la manière dont on peut les gérer en les extériorisant. Elles prennent alors la forme de monstres, de fantômes ou d’autres substituts. Pour moi, c’est la façon la plus confortable d’analyser les mauvais sentiments et les mauvaises pensées : en les faisant littéralement prendre vie sous des formes affreuses.
Qu’est-ce qui vous attire autant dans les histoires d’horreur ?
Tout a commencé quand j’étais enfant. Mon père et mon frère – qui a quatre ans de plus que moi – regardaient des films d’horreur ensemble. Pas seulement des œuvres horrifiques, mais aussi des films cultes et vraiment étranges. Je voulais passer du temps avec eux, et le seul moyen de partager ces moments était de regarder ces films. Nous faisions aussi des courts-métrages d’horreur. Mon père louait un caméscope et nous les tournions à la maison.

J’ai toujours associé le genre horrifique au fait de passer du temps avec mon père et mon frère. Il me racontait aussi beaucoup d’histoires de feu de camp, des légendes urbaines et folkloriques. J’associe donc aussi l’intimité de l’horreur orale – raconter une histoire où l’on est tous blottis dans le noir – à quelque chose de très réconfortant.
Quand je me suis lancé·e en tant qu’artiste, il n’y avait pas beaucoup de BD d’horreur indépendantes qui me parlaient vraiment. C’était donc ma façon de dire : “Si je devais le faire, qu’est-ce que ça donnerait ?” Et j’ai tenté de répondre à cette question.
Le paranormal et le surnaturel imprègnent tout votre récit. Au-delà du simple outil narratif, quel est votre propre rapport à ce monde invisible ?
Je sens que ma réponse va vous décevoir, mais je ne crois ni aux fantômes ni au surnaturel. Je crois au fait qu’on peut perdre la tête, parce que ça m’est arrivé. Mais je n’ai aucune connexion spirituelle ou réelle avec le paranormal.
J’aime lire des histoires à ce sujet, et j’adore quand les autres me racontent leurs expériences avec les fantômes. Mais, personnellement, je n’en ai jamais eu, et – je touche du bois – j’espère ne jamais en avoir. Il y a néanmoins quelque chose de fascinant dans l’idée qu’il existe un monde invisible et que, de temps en temps, le voile se déchire pour qu’on puisse voir à travers.