Entretien

Les super-héros sur le divan, épisode 3 : Batman et le complexe de l’ombre

02 mars 2022
Par Agathe Renac
Le très attendu “The Batman” sort aujourd’hui au cinéma.
Le très attendu “The Batman” sort aujourd’hui au cinéma. ©DC Films

Ils sont forts, puissants et semblent invincibles. Pourtant, les super-héros ont aussi des failles. Emma Scali, psychanalyste, actrice et scénariste, s’est penchée sur le cas de Batman à l’occasion de la sortie du film événement.

Tout commence quand Bruce assiste à l’assassinat de ses parents alors qu’il est enfant. A-t-il réussi à gérer son deuil et à aller de l’avant ?

Non, pas vraiment. Surtout qu’il y a un double mouvement. C’est déjà extrêmement traumatisant d’assister à la mort de ses parents, mais, là, ils sont assassinés. Il y a à la fois la douleur de l’abandon liée à la mort et une insécurité liée à ce qu’il a vu et vécu. Quand on est enfant, on a besoin de nos parents pour nous sécuriser. Nous ne sommes pas des animaux : quand un poulain naît, deux heures plus tard, il est debout et il mange. Or, un humain a besoin de beaucoup de temps pour se développer et de ses parents pour le sécuriser. Ça a forcément des répercussions sur lui et son deuil. D’une certaine façon, toutes ses actions sont motivées par son passé douloureux.

Souffre-t-il d’un trouble de stress post-traumatique ?

Ce trouble est lié à un traumatisme, une situation qui nous tombe dessus, mais qui n’aurait pas dû arriver. Quand on perd un grand-parent ou une personne malade, on est triste, mais on s’y attendait. Donc les traumas générés sont moins violents. Là, dix minutes avant l’événement, ses parents sont vivants et, dix minutes après, ils sont morts. Le cerveau n’a pas le temps d’intégrer l’information : il va devoir gérer immédiatement quelque chose d’extrêmement brutal. Donc oui, il souffre clairement de trouble de stress post-traumatique.

©DC Entertainment

On n’a pas vraiment accès à l’enfance de Bruce Wayne, car ses aventures se déroulent essentiellement quand il est adulte. Mais, face à une telle situation, il aurait pu faire comme si tout allait bien et se développer comme si ça n’était jamais arrivé, ce qui aurait déclenché en lui quelque chose de pervers. Mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas un personnage pervers, il est surtout mélancolique. S’il touche probablement son nœud psychotique, il n’a pas, à proprement parler, basculé dans la psychose. Certes, il y a chez lui quelque chose de délirant, comme chez tous les super-héros : le mec s’habille en chauve-souris et se balade comme ça la nuit. Donc il y a bien quelque chose de l’ordre du délire. On ne fait pas tous ça, sauf pour des soirées déguisées ! Mais pas au quotidien. Ceci étant, son délire est relatif, car il fait la différence entre son costume et la réalité, il ne se prend pas réellement pour une chauve-souris.

Cet événement a-t-il néanmoins créé quelque chose de positif en lui ? Comme le fait d’être devenu Batman ?

Être victime d’un trauma apparaît forcément d’abord comme quelque chose de négatif. Après, on peut en effet le transformer, c’est ce qu’on appelle la résilience. Bruce Wayne est dans un état dépressif consécutif à un deuil, mais ce deuil existe bien pour lui, donc il n’est pas dans le déni. Cette souffrance va le pousser à devenir un justicier. On peut imaginer que cet événement à la fois traumatique et fondateur a créé Batman. Bruce devient un super-héros uniquement parce qu’il a vécu cette situation. Ça peut aussi vouloir dire qu’il s’identifie à cet événement. C’est souvent le cas chez les victimes de traumas (viol, agression…) qui restent bloquées dans leur trauma et en font quasiment une identité. Même s’il est résilient, Batman est coincé dans cette situation passée, il cherche à réparer son trauma en permanence en luttant contre le crime. Il est dans la répétition d’un schéma : il se bat contre le mal en se disant que s’il avait été Batman au moment de l’agression de ses parents, ils ne seraient pas morts.

Peut-on penser qu’il est dépressif ?

Pour moi, il est mélancolique. C’est une forme de dépression, mais à un stade plus avancé ou plus originel et fondamental. À l’époque de Molière, on l’associait à l’idée d’une bile noire. C’est un état de tristesse extrêmement profond qui est lié, selon Hippocrate, à un trouble de l’humeur. Il y a une absence de goût de vivre. Freud dit que la mélancolie est un deuil impossible et originel. Il n’y a qu’à regarder l’univers de Batman : tout est noir. Il se prend pour une chauve-souris, il vit la nuit, il est très sombre… Après, il continue à avancer et ne se laisse pas aller. Il bouge, il fait des tas de choses, sauve des gens. Mais il y a une tristesse profonde chez lui.

©DC Films

Il est d’ailleurs connu comme étant l’un des super-héros les plus sombres des comics…

Il nous emmène du côté de l’obscurité, c’est vrai. Jung dit qu’il y a de l’ombre et de la lumière à l’intérieur de nous. Et Batman nous permet de visiter cette part sombre. Elle n’est pas forcément négative, elle nous permet aussi de mieux nous connaître. Lui, ça lui permet de juguler sa violence, qui est liée à la mort de ses parents. Il en a été victime, donc il va aussi en user, mais en la contraignant dans sa fonction de justicier. Mais on peut dire qu’il a quasiment un complexe de l’ombre. C’est intéressant, parce qu’il n’a pas de pouvoirs. Il est très intelligent, a de gros moyens physiques et financiers. Donc c’est un homme “plus plus”, mais il est finalement comme tout le monde.

D’un côté, il y a Bruce Wayne, et de l’autre, Batman. Souffre-t-il d’un trouble de la personnalité multiple ?

Dans ce trouble et dans le TDI, plusieurs personnalités cohabitent à l’intérieur d’une même personne et l’individu vit d’une manière morcelée. À l’instant T, il est Paul, deux heures après il est Jack et le lendemain il peut être Justine. Bruce Wayne sait quand il est Batman et il sait qu’il est la même personne. L’un n’annihile pas l’autre. Il y a une identité commune. Donc il n’a pas de trouble de la personnalité multiple ou de l’identité à proprement parler, car il est conscient de qui il est. Mais il délire quand même un peu. Je n’ai encore aucun patient qui soit entré dans mon cabinet en collant et cape en disant : “Coucou, je suis le justicier masqué”.

Il semble aussi avoir des problèmes d’attachement sur le plan affectif, comme Black Widow.

Son angoisse des autres et ce repli sur soi me font penser à un trouble de la personnalité schizoïde. Mais il est quand même proactif, ce qui ne correspond pas à ce type de personnalité. Le fait d’avoir assisté à la mort de sa mère rend son rapport aux femmes complexe. Il la voit mourir et il le ressent malgré tout comme un abandon. Depuis cet événement, il a du mal à créer un lien de confiance, car il se dit que les autres peuvent partir et disparaître à tout moment. C’est assez destructeur et complexe. Il a du mal à se laisser aller et se replie dans quelque chose d’assez narcissique. Après, il n’est pas complètement fermé aux autres, il forme des apprentis justiciers. Il y a cette notion de transmission, il est leur mentor. Donc il n’a pas de problème de sociabilité, juste un gros trouble d’attachement. Il ne se laisse pas aller à l’amour, car il devrait se rendre vulnérable et il pense que ça le mettrait en danger.

©DC Films

Dans certains opus, Batman prend des médicaments contre la douleur. Est-ce uniquement pour soulager sa peine physique ou peut-on aussi y voir une forme d’addiction ?

Je pense que ça va dans le sens de la mélancolie du personnage. La méthamphétamine et l’héroïne sont des drogues très dures et qui procurent beaucoup de plaisir. Elles nous plongent un peu dans un état orgasmique. Mais c’est extrêmement addictif et il y a une déperdition du réel. Ça lui permet d’échapper à la réalité et de fuir dans ces paradis artificiels. Il y voit probablement un moyen de soulager sa peine physique, mais ce qu’il fait endurer à son corps est aussi une forme de fuite. Il a perdu le contrôle quand il était petit et ça a tellement été insupportable qu’il cherche à tout prix à le retrouver, partout, et également sur son corps. On peut imaginer que ces médicaments soulagent aussi sa douleur psychique, dont il n’arrive pas à se défaire depuis son enfance.

Il est obsédé par ses ennemis (et surtout par le Joker), il a une pratique sportive très intense… Est-ce qu’il souffre aussi de trouble obsessionnel ?

Le trouble obsessionnel compulsif, c’est quand on a des idées obsédantes et qu’on va chercher à les contrer par des actes contraphobiques visant à nous rassurer, ce qu’on appelle des compulsions. C’est tout le système des TOC. Par exemple, Monk (de la série du même nom) est un vrai toqué : il se lave 50 fois les mains, vérifie 20 fois que le gaz est bien fermé. Monica (Friends) et Bree Van de Kamp (Desperate Housewives) veulent tout cadrer. Dans American Beauty, la femme de Lester a même les gants de la même couleur que ses chaussures pour couper les roses assorties.

Bref, il y a cette notion d’hypercontrôle. C’est le cas de Batman, mais il le fait pour autre chose. Souvent, les obsessionnels sont dans le respect de la loi absolue, car il y a une peur de Dieu ou des figures paternelles. À l’inverse, Batman est hors des clous. Il est obsédé par cette volonté de contrôle, mais je ne pense pas qu’on puisse parler de trouble obsessionnel compulsif. Surtout que les obsessionnels sont souvent pétris de culpabilité. Je n’ai vraiment pas l’impression qu’il soit comme ça. Peut-être sur le fait de ne rien avoir pu faire lors de la mort de ses parents, mais c’est plutôt de l’impuissance.

Quels seraient vos conseils pour l’aider à avancer ?

Clairement, une thérapie. Il doit parler de ce qui lui est arrivé quand il était petit. Une séance d’hypnose serait intéressante pour faire ressortir certains souvenirs, mais ça pourrait être un peu trop fort. Je pense qu’il a besoin d’un ou d’une thérapeute très bienveillant, qui lui apporte cette douceur qu’il n’a pas eue quand il était plus jeune et qui lui a été arrachée. Il aurait peut-être besoin de calinothérapie, qu’on le prenne dans les bras et qu’il accepte d’être vulnérable. Avec sa tragédie personnelle, il est très vite passé de l’enfance à l’état d’adulte. Spider-Man avait un oncle et une tante qui lui ont permis de recréer un couple parental. Batman a dû faire face à une solitude très dure qui est accentuée par son pouvoir et sa richesse. Comment savoir si ceux qui s’approchent de lui n’en veulent pas à son argent ?

©DC Films

Finalement, il me paraît très petit. C’est peut-être aussi pour ça qu’il est si proche de la nuit, c’est comme si elle l’enveloppait. Après, je ne pense pas qu’il soit vraiment mal. Il doit juste essayer de s’ouvrir. Je pense qu’il a besoin d’être contenu et qu’une vraie histoire d’amour lui ferait du bien. Ça pourrait lui permettre de sauver son intérieur, qui ressemble un peu à un champ de ruines. Il pourrait tout à fait réciter le poème de Nerval : “Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé”. Il a ce côté maudit, mystérieux et sombre. Ça peut le rendre sexy. Il y a une profondeur extrême chez ces personnes qui les rend attirantes. Mais il faut avoir envie d’y aller, parce que ça ne doit pas être funky tous les jours. Par ailleurs, Batman est extrêmement résilient. De son ombre, il a réussi à tirer une sorte de lumière qui lui a permis de devenir un super-héros. Je pense qu’il lui manque juste une histoire d’amour, qui pourrait le rendre plus joyeux.

Emma Scali est psychanalyste, actrice, réalisatrice et co-autrice de Saison. La revue des séries.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste