Entretien

Nicolas Beaujouan (404 Comics) : “Notre ligne éditoriale est un chaos heureux”

04 novembre 2022
Par Michaël Ducousso
Les oeuvres 404 Comics retiennent l'attention avec leurs couvertures soignées, comme ici “Automnal”, un récit horrifique particulièrement de saison.
Les oeuvres 404 Comics retiennent l'attention avec leurs couvertures soignées, comme ici “Automnal”, un récit horrifique particulièrement de saison. ©404 Comics

En un peu plus d’un an d’existence, la maison d’édition 404 Comics s’est taillée une solide réputation sur le marché de la bande dessinée américaine. Son responsable éditorial fait le bilan avant de sortir les derniers tomes de l’année.

Lancée en avril 2021 avec Dunce et Big Girls, deux titres totalement inconnus du grand public, 404 Comics a vite gagné sa place sur un marché de niche. Libraires, lecteurs et même éditeurs concurrents ont rapidement été conquis par le travail soigné effectué par ses équipes, mais également par le talent du responsable éditorial, Nicolas Beaujouan, pour dénicher de véritables pépites et leur donner tout l’éclat qu’elles méritent.

Avec Zombie World, qui sort le 3 novembre, et le deuxième tome de We Live, décalé au 10 novembre, vous achevez votre deuxième saison éditoriale. Quel bilan faites-vous de l’aventure 404 Comics jusqu’à présent ?

On a commencé en avril 2021, en période post-Covid. Le lancement a donc été compliqué, même si la fin d’année a été positive. En revanche, 2022 est assez tonitruante, car deux de nos titres sont devenus des best-sellers : le premier tome de We Live et Everything. On les a sortis quasiment coup sur coup, en tout début d’année. En réalité, leur succès a été une surprise. We Live, par exemple, est un titre qui vient de chez AfterShock, une toute petite maison d’édition américaine, dont quelques titres avaient été uniquement publiés par le pendant éditorial de la librairie Snorgleux à Marseille.

C’était donc un vrai pari pour nous. Aujourd’hui, et à l’aube du deuxième tome, l’œuvre continue de cartonner. De la même manière, Everything a été une méga bonne surprise. C’est un titre dont j’étais tombé totalement fou amoureux et que je ne pouvais pas ne pas publier. Pour être honnête, je l’ai fait sans espoir réel que ce soit une réussite éditoriale. Au final, c’est sûrement l’une des plus belles surprises de 2022.

Everything, un des best-sellers de 404 Comics de l’année, interroge les lecteurs sur la question du vrai bonheur et de la surconsommation.

C’est un vrai bonheur de voir un titre que je trouve exigeant, parfois complexe à certains égards (et qui est un coup de cœur à 100%) devenir une réussite. Cette année, on a aussi lancé notre première création, Mundus, c’est le début d’une nouvelle aventure pour nous. J’ai hâte que le deuxième tome de We Live sorte et que le Zombie World de Mignola soit enfin republié, après 25 ans d’absence.

Vous vous êtes lancés avec Dunce et Big Girl, des titres assez confidentiels, et qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Malgré cela, vous vous êtes fait remarquer dans un milieu de niche, plutôt occupé par les super-héros. Quel est le secret du succès de votre ligne éditoriale ?

C’est difficile d’avoir une réponse absolue, parce que notre ligne éditoriale, qui est la mienne, est un peu chaotique. J’aime bien dire que c’est un chaos heureux. Je ne veux pas qu’on se repose sur nos lauriers. Au contraire, j’ai envie qu’on soit en capacité de proposer en permanence des titres différents et qualitatifs. Je crois qu’il ne faut pas reprendre tout ce qui marche en Amérique, car ça ne va pas forcément bien fonctionner en France.

J’ai l’impression que les blockbusters “indies” américains ne sont pas toujours un succès chez nous et que le public qui pourrait être intéressé est accaparé par les super-héros. Il faut donc être capable d’aller vers des titres différents – et c’est ce qu’on essaie de faire. Le fait de publier sept œuvres maximum par an nous permet aussi de nous réadapter rapidement. Par exemple, on n’a pas de système de collection. Je l’ai refusé, car je voulais que chaque livre soit indépendant dans sa forme graphique.

Venu de Norvège, Dunce est une œuvre qui reprend les codes des comic strips américains.©404 Comics

Quand un marché devient de plus en plus une niche parce qu’il s’effrite, il faut être en capacité de défendre des livres, et pas une collection. Donc ça nous permet de réagir en permanence et le plus vite possible aux contractions du marché et aux retours des lecteurs. Il ne faut pas s’enfermer. Quand on fait des petits titres “indé”, pour lesquels on peut espérer 5 000 à 6 000 ventes au mieux, il faut leur donner de l’espace et de l’air.

Après, ce qui compte, c’est quand même la qualité des titres. Les mauvais ne fonctionneraient pas, donc ça veut dire que j’ai peut-être la chance d’avoir raison par moments.

L’autre particularité de 404 Comics, c’est de ne pas faire de super-héros, alors que dans l’esprit du grand public, ils ne font qu’un avec le genre comic book. Pourquoi ce choix ?

On ne dit pas qu’on n’en fera jamais, il faut juste trouver la bonne histoire. L’année prochaine, on sortira un titre qui parle de super-héros, mais par un biais détourné. Je n’ai pas de problème avec le fait d’utiliser la forme super-héroïque pour raconter quelque chose. C’est juste que ça ne m’excite plus beaucoup. Je me dis qu’il faut vraiment de bonnes histoires, et c’est le plus compliqué à trouver – et je ne parle pas juste de systèmes narratifs pour donner le sentiment d’intelligence à un récit.

Ce qui est intéressant, déjà, c’est l’alchimie provoquée par la rencontre d’un auteur avec un dessinateur. Ensuite, ce sont des histoires profondes. J’ai besoin de sortir d’un récit en étant changé. Et un récit qui me change, c’est un récit qui a changé aussi son auteur. Mais les super-héros sont un peu galvaudés aujourd’hui, ils sont utilisés à toutes les sauces et pour dire à chaque fois à peu près la même chose. C’est devenu un format compliqué à développer, même pour les structures et les auteurs américains. En revanche, je ne me l’interdis pas.

Nicolas Beaujouan ne s’intéresse pas qu’à la BD américaine made in USA. Ainsi La Fleur de la sorcière est un comic aux airs de conte initiatique, venu d’Italie.

Vous ne limitez pas non plus le genre comic à la bande dessinée purement américaine, puisque vous publiez des œuvres norvégiennes, italiennes, françaises…

Pour moi, les comics et les mangas sont des bandes dessinées. En revanche, la BD américaine a des formats comme le strip, et des découpages et des chapitrages avec des cliffhangers liés à la lecture par floppies d’une vingtaine de pages. C’est excitant, c’est très américain, et j’aime bien ce côté un peu hérité du Pulp des origines, de la lecture facile, rapide.

Pour moi, faire des comics, c’est juste une question de format. Donc toutes les nationalités peuvent travailler dessus. De la même façon que pour Zombie World, Pat McEwon a dessiné en hommage à la BD franco-belge et à la ligne claire de Chaland et Hergé. Donc il y a des rebonds et une porosité entre toutes les formes et c’est ça qui est excitant.

Les créations maison de 404 Comics, qui vous tiennent à cœur, sont une façon de continuer ces rebonds ?

Oui, c’est ça qui m’excite. Quand tu achètes des droits d’œuvres pour les exporter, c’est toujours pour porter la voix d’un auteur. Mais quand tu peux carrément l’aider à créer un projet, l’accompagner pour qu’il sorte, c’est encore plus stimulant. Je sais qu’il y a une surproduction en France, donc il faut réussir à avoir une singularité et ça, ça se travaille sur le long terme. Il faut réussir à rassurer les gens, à les amener avec toi vers une forme et une dynamique particulière.

Mundus, la première création maison de 404 Comics, intègre un catalogue qui privilégie la qualité à la quantité.©404 Comics

D’où le fait que vous attachiez une importance particulière à la communication avec le public ?

Oui, c’est important pour nous de communiquer le plus possible sur les réseaux qui sont à notre portée, en étant capables de répondre en permanence. C’est aussi important d’avoir une relation vraiment privilégiée avec un maximum de libraires. On s’appelle, j’essaie de passer les voir, on organise un maximum de tournées, et de faire par exemple des ex-libris pour qu’ils puissent satisfaire leurs premiers lecteurs… Toutes ces petites choses-là, mises bout à bout, font qu’on est peut-être plus visibles que d’autres.

404 Comics appartient à Editis. J’imagine que la force de communication d’un tel groupe peut vous aider. Cela s’accompagne-t-il de contraintes éditoriales ?

Non, pas du tout. On est venu me chercher pour lancer la maison. Ce n’était pas mon idée au départ, c’est vraiment celle d’Alexandra Bentz, la directrice du pôle jeunesse et la numéro deux de l’entité Edi8. Elle est venue à ma rencontre pour lancer cette aventure, et je ne l’aurais pas fait si je n’avais pas eu les mains libres.

Mais je dois reconnaître que le fait qu’Edi8 ait une vraie liberté éditoriale est appréciable. Ce que j’aime bien dire, c’est que 404 Comics est un peu comme le fanzine que je faisais quand j’avais 16 ans, dans ma piaule. Sauf que, derrière, on a une mécanique industrielle de groupe qui se met en place. Notre méthode, c’est la réunion d’une dynamique de travail purement artisanale et d’une structure qui est derrière pour pousser la vente des livres.

Nicolas Beaujouan, responsable éditorial de 404 Comics.©Amélie_Ciccarellij

Le côté fanzine se retrouve dans votre façon de vous impliquer en vous adressant aux lecteurs dans de petits éditos où vous expliquez avec humour le choix de tel ou tel papier pour la fabrication de l’ouvrage. C’est une démarche assez rare pour un responsable éditorial de s’adresser autant à ses lecteurs…

Je suis comme ça, tout simplement. Pendant des années, j’étais assez admiratif du travail de Dominique Bordes chez Toussaint Louverture. Il le faisait et ça me semblait normal de m’inspirer de ce système. Je n’ai pas honte de le dire et de revendiquer cette parenté, parce que je trouve que quand quelque chose est bien fait, il faut pouvoir le reproduire. C’est sain, au final.

Ensuite, je donne des informations techniques aux lecteurs parce que, personnellement, j’aime bien avoir ces informations quand j’ouvre un livre. Ça me sert plus tard. Je me dis donc que peut-être, dans le lot des lecteurs, il y en a à qui ça servira. Ces petits ours et ces petits colophons que je fais m’amusent, c’est mon espace de liberté dans lequel je peux m’exprimer, mais c’est aussi une manière de dire : “Lisez tout, parce que chaque détail peut être important, amusant et distrayant dans un livre”.

Les lecteurs vont donc devoir être attentifs en parcourant Zombie World, qui sort ce 3 novembre et qui est une œuvre de Mike Mignola (le créateur de Hellboy), méconnue en France, et pourtant très importante dans son parcours artistique. J’ai cru comprendre qu’elle vous tenait particulièrement à cœur…

Oui et pour plusieurs raisons. Déjà, j’ai lu ce livre à sa sortie, quand il a été publié en 1998 chez Albin Michel. Je l’avais adoré. Il est pourtant très simple, court, et dynamique. Ce qui m’a plu, c’est que j’étais déjà fan de Mignola à l’époque, et c’est une œuvre qu’il a publiée alors qu’il n’était encore qu’au tout début de Hellboy. Avec Zombie World, il amorce le BPRD. J’étais aussi tombé fou amoureux du dessin de Pat McEwon, qui avait travaillé à l’époque sur une des histoires de Grendel, War Child.

Zombie World ressort pour la première fois depuis 25 ans dans un grand format tout en couleur, l’occasion de découvrir une œuvre qui mêle BD américaine et franco-belge.©404 Comics

En plus, le duo créatif fait un hommage direct et frontal à Lovecraft, dont je suis dingue. Ce titre est donc important pour moi, parce qu’il fait partie de mon histoire de lecteur de BD américaine, mais il l’est aussi pour les amoureux de Mignola et pour la rencontre Amérique-Europe. Quand on a monté la maison et que je me suis rendu compte que ses droits étaient disponibles, je me suis dit qu’il fallait tenter le coup, parce qu’il vaut la peine d’être lu.

En plus, on le sort dans une édition couleur, alors que la première publiée en France était en noir et blanc. C’est formidable de pouvoir publier un titre de patrimoine (après 25 ans, on peut parler de patrimoine) qui n’était plus disponible, dans une belle édition, avec un grand format qui a vraiment un aspect vieille BD franco-belge… Je suis super heureux de pouvoir ressortir ce titre.

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Article rédigé par
Michaël Ducousso
Michaël Ducousso
Journaliste