Entretien

Garth Ennis (The Boys) : “Vous pensez que mon travail est sombre et violent ? Le monde l’est tout autant”

23 mai 2023
Par Agathe Renac
“The Boys” est l'une des séries de super héros ayant connu les plus fortes audiences.
“The Boys” est l'une des séries de super héros ayant connu les plus fortes audiences. ©Prime Video

Le créateur de The Boys et The Punisher nous a accordé une interview lors du Paris Fan Festival. Il nous a parlé de son rapport à la violence, de ses personnages favoris et de ses comics à venir.

The Boys, The Punisher, Preacher… Vos œuvres sont très marquées par la violence et l’humour noir. Est-ce lié à votre enfance, passée en Irlande du Nord ?

Oui, mais peut-être pas de la manière à laquelle tout le monde pense. J’ai effectivement grandi en Irlande du Nord, mais je vivais dans une banlieue très calme de la classe moyenne. Je n’étais pas confronté à la violence tous les jours, mais je l’entendais à la radio et la voyais à la télé. J’ai réalisé que personne ne comptait arrêter ces guerres, et que rien n’allait changer.

On les a condamnées publiquement, mais rien de sérieux n’a été fait pour qu’elles cessent. Heureusement, la paix est revenue en Irlande du Nord depuis 25 ans, mais, à l’époque, on avait l’impression que ça n’arriverait jamais. Le fait de grandir dans cet environnement m’a peut-être rendu un peu cynique vis-à-vis des autres. Les politiques peuvent condamner des situations autant qu’ils le veulent, mais s’ils ne tendent pas la main et n’essaient pas de faire des compromis pour négocier, alors que valent vraiment leurs paroles ? 

Nombre de vos publications ont été censurées ;The Boys a été annulé par DC Comics avant d’être repris par Dynamite Entertainment, et True Faith a été retiré des ventes. Vous sentez-vous libre de raconter toutes les histoires que vous souhaitez aujourd’hui ?

Quand True Faith est sorti, les responsables de la communication ont envoyé des exemplaires à toutes les églises et groupes chrétiens du Royaume-Uni. Forcément, si vous cherchez des ennuis, vous les trouvez. Le comics a donc été retiré de la vente durant plusieurs années, avant de revenir dans les rayons.

True Faith©DC Comics Vertigo

Concernant The Boys, DC n’a pas apprécié l’œuvre, car elle parodie l’univers des super-héros. Elle se moque de la sainte Trinité Superman, Batman et Wonder Woman – et chez eux, on ne peut pas faire ça. Nous avons donc trouvé un autre éditeur en un rien de temps. Donc, pour répondre à votre question : oui, il y a toujours un moyen de contourner la censure et de publier les histoires que l’on souhaite raconter. Si un éditeur ne souhaite pas faire entendre votre voix, un autre le fera.

Vos œuvres ont d’ailleurs été portées à l’écran, comme Preacher, ou encore The Boys. Êtes-vous satisfait des adaptations qui leur ont été réservées ?

Ça dépend. C’était impossible d’adapter The Punisher de manière fidèle, car c’est trop violent. Jon Bernthal est brillant dans la série, mais cette dernière reste très prudente et évite au maximum les scènes avec des coups de feu. La violence liée aux armes à feu est un vrai sujet aux États-Unis, donc ils l’ont réduite au maximum dans le show. 

The Punisher©Panini Comics

Concernant Preacher, c’est mitigé. À certains moments, ils sont parvenus à proposer une adaptation très proche du comics, et à d’autres moments, ils s’en sont beaucoup éloignés. Pour terminer, je pense que The Boys est une très bonne série. L’équipe a compris l’idée et le ton de l’œuvre originale, où les super-héros sont des salauds. Elle est parvenue à porter à l’écran ce que j’avais imaginé. 

La série a rencontré un succès phénoménal. Avez-vous toujours porté ce regard cynique et très sombre sur les super-héros ? 

Oui. Je n’ai pas vu beaucoup de comics en Irlande du Nord. J’en lisais de temps en temps, mais c’était rare. J’ai grandi avec des BD britanniques et des revues comme 2000 AD. Si on ne tombe pas dans l’univers des super-héros dès l’enfance, si on n’est pas émerveillé par ces personnages qui volent dans le ciel et lancent des éclairs avec leurs mains, très tôt, c’est difficile de prendre leurs histoires au sérieux en étant adulte. Vous allez les trouver un peu idiotes, ridicules et parfaites pour être parodiées. Ces personnages sont quand même très loufoques, quand on y pense.

Homelander, A-Train, Queen Maeve, Aquaman, Stormfront, Starlight… De qui vous êtes-vous inspiré pour créer ces super-héros ?

Sans surprise, Homelander est une version alternative de Superman ou de Captain America ; le leader du groupe et le super-héros le plus puissant de l’univers. Je me suis aussi inspiré de tyrans de la vie réelle pour créer le personnage, ce qui a donné un homme sans cœur, mais qui est finalement un petit garçon trop gâté au plus profond de lui.

Queen Maeve est quant à elle un mélange entre Wonder Woman et des vieilles stars du cinéma des années 1930-1940 comme Bette Davis. C’est le genre de personne qui vit pour les Martinis la plupart du temps, et qui est devenue une personne apathique et extrêmement cynique.

Homelander et Aquaman dans The Boys.©Prime Video

Black Noir, lui, reflète les “idées paresseuses” des comics. Dans l’univers des super-héros, il y a toujours celui qui est ultrasombre… Une version cheap de Batman, en somme. C’est comme s’il fallait absolument avoir ce type de personnage. Alors j’ai décidé de créer Black Noir, qui est paresseux jusqu’à son nom, qui veut littéralement dire “Noir Noir”. En réalité, il est très différent dans les livres. Les scénaristes ont donc dû créer la série avec ce personnage merdique, au nom merdique, pour en faire quelque chose d’absolument terrifiant.

Après, il y a Aquaman, le mec paresseux, mais qui sait nager. Ensuite, il y a celui qui court vite, le psychopathe… Il y a tous ces personnages qui sont incontournables quand on doit créer une super-équipe. Je voulais montrer que les idées des Américains ne sont pas plus originales que les autres et se ressemblent toutes (pour la plupart).

Et de quel personnage vous sentez-vous le plus proche ?

Celui que j’aime le plus, c’est Billy Butcher. En revanche, je ne pourrais pas dire que je me sens particulièrement proche de lui, parce que je ne pourrais pas faire ce qu’il fait. Parcourir le monde pour affronter ce genre de super-héros doit être une expérience particulièrement désagréable.

Billy Butcher et Hughie dans The Boys.©Prime Video

Parfois, je me sens un peu comme Hughie. Mais d’autres fois, j’ai envie de lui donner un coup derrière la tête. Je peux comprendre leur manière de voir le monde ; ils veulent faire tomber les méchants et c’est très bien. Mais ce qui se passe dans leur tête et les plans qu’ils mettent en place pour sauver le monde sont terrifiants. Au final, ils deviennent aussi violents et aussi monstrueux que les monstres qu’ils combattent.

Aujourd’hui, Marvel et DC sont des géants et engrangent des milliards de dollars. Il n’y a jamais eu autant d’adaptations et de multivers autour des super-héros. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

J’aimerais que des auteurs s’éloignent des super-héros et explorent de nouveaux genres dans les comics. J’adore les histoires de guerre, de crime, d’horreur, de science-fiction et même de sorcellerie. On a de quoi échapper à cette domination du genre par les super-héros.

Je comprends que les spectateurs préfèrent se tourner vers ces histoires fantastiques en ce moment, car la Terre ressemble à un endroit effrayant. Cependant, je pense que c’est une erreur. Nous devons davantage nous intéresser à des divertissements qui ont un vrai fond et une réelle pertinence. Ils nous permettent de voir le monde tel qu’il est, et de réfléchir à la manière dont nous pouvons le rendre meilleur. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai aimé la série The Boys. Ils ont par exemple utilisé Homelander pour critiquer Trump.

Stormfront vous permet aussi d’aborder la question des réseaux sociaux. Pensez-vous qu’ils desservent le débat public et qu’ils banalisent des personnalités dangereuses ?

Les réseaux sociaux me semblent très problématiques. Je pense que si vous résumez vos idées en seulement 240 caractères, vous allez aussi commencer à réfléchir de cette manière. Pour moi, c’est un vrai problème. Il suffit de regarder ces dix dernières années ; il y a eu une véritable polarisation des idées dans la politique et dans la culture, et nous sommes de plus en plus réticents au compromis – que nous allons tous finir par faire, dans tous les cas.

Sur les réseaux sociaux, les partis de gauche s’emparent de la “haute moralité” et se contentent de dire que la droite est méprisante et honteuse. En revanche, les groupes d’extrême droite sont très présents et prennent le pouvoir grâce à Internet.

Stormfront dans The Boys.©Prime Video

Aux États-Unis, les Américains ont réussi à les tenir éloignés de la Maison-Blanche un peu plus longtemps grâce à la victoire de Biden en 2020. En France, je pense que vous parvenez à les maintenir loin de l’Élysée uniquement grâce au vote. Mais sur les réseaux sociaux, les gens développent un sentiment de puissance. Ils pensent que s’ils disent telle ou telle chose, ça va faire la différence. La droite l’a compris, mais la gauche ne semble pas vouloir intégrer cette idée.

Vos comics sont considérés comme étant violents et très sombres, mais finalement, ne reflètent-ils pas simplement notre monde ? N’avez-vous pas l’impression que la réalité dépasse parfois la fiction ?

Franchement, oui. Quand une personne me dit que mon travail est sombre, je lui dis de s’intéresser à l’histoire, de lire les infos et de voir ce qu’il se passe dans le monde tous les jours. Regardez tout ça, et dites-moi que nous ne vivons pas dans un monde sombre et terrible.

On fait d’énormes pas en arrière depuis au moins 20 ans. C’est difficile pour moi d’assister à tout ça. C’est difficile d’écrire sur le monde et de ne pas retranscrire ces aspects dans mes histoires. Vous pensez que mon travail est sombre et violent ? Oui. Guilty. Mais le monde l’est tout autant.

Le comics The Boys.©Panini Comics

Vos super-héros ont choqué vos fans et vous abordez de nombreuses thématiques polémiques dans vos comics. Y a-t-il d’autres sujets, tout aussi marquants, que vous aimeriez aborder maintenant ?

J’écris beaucoup d’histoires de guerre. C’est mon genre préféré, parce que j’ai grandi avec. Quand tout le monde lisait des comics de super-héros, je me plongeais dans ces récits. Je m’intéresse particulièrement aux femmes soldats que la Russie soviétique a mises sur la première ligne de combat durant la Seconde Guerre mondiale.

Je veux proposer à mes lecteurs des comics à travers lesquels ils peuvent regarder le monde tel qu’il est, plutôt que comme un fantasme. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée d’espérer qu’un type descendra du ciel pour nous sauver – parce qu’il ne viendra pas.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste