Entretien

Les super-héros sur le divan, épisode 5 : Iron Man, humain avant tout

07 mars 2023
Par Michaël Ducousso
Robert Downey Jr. reste indissociable de son rôle de Tony Stark/Iron Man.
Robert Downey Jr. reste indissociable de son rôle de Tony Stark/Iron Man. ©Marvel

Ils sont forts, puissants et semblent invincibles. Pourtant, les héros ont aussi des failles. Anthony Huard, psychologue et psychanalyste passionné de comic books s’est penché sur le cas d’Iron Man pour les 60 ans du personnage.

Avec son pseudonyme, Iron Man joue sur le registre de l’être indestructible. Pourtant, sous son armure, Tony Stark cache de nombreuses failles. Pourquoi cherche-t-il à convaincre les autres, et peut-être lui-même, qu’il est invincible ?

La particularité d’Iron Man c’est qu’au départ, il n’a aucun super-pouvoir. Il se présente comme un ”génie milliardaire”, qui crée lui-même son arsenal pour être à la hauteur des personnages surhumains qu’il côtoie. On peut donc supposer dans un premier temps que cette façon de se présenter comme infaillible est aussi une façon de se présenter comme étant à la hauteur des autres.

D’ailleurs, à l’origine, le titre de son comic-book était L’Invincible Iron Man. Mais ce présupposé sous-entend implicitement que, derrière cette invincibilité affichée, il y a forcément plusieurs failles physiques et morales

Il camoufle ces failles derrière une armure qu’il ne cesse d’améliorer, pour contrer toutes les menaces qu’il pourrait rencontrer. Cette relation à ce cocon de métal est extrême et obsessionnelle, il en vient même au point de s’inoculer un virus technologique pour ne faire qu’un avec l’armure qui compense ses faiblesses…

Oui et comme vous dites, c’est extrême. D’ailleurs, le virus dont vous parlez porte le nom Extremis et fait de l’armure d’Iron Man une extension de Tony Stark. C’est un aspect que l’on peut observer dès le premier film, lorsqu’il annonce au public : « Je suis Iron Man ».

Il ne peut pas s’empêcher de se présenter narcissiquement comme étant lui-même Iron Man. Mais dans cette phrase, il y a cette idée que son armure n’est plus détachée de lui, qu’il est littéralement cet homme de fer. À partir de ce moment-là, il y a ce que vous décrivez : cette forme de compulsion à toujours améliorer son armure.

Tony Stark est un bourreau de travail, qui ne cesse d’inventer de nouvelles armures pour mieux se protéger et défendre les autres.©Shutterstock, GoBOb

On pourrait le voir comme une volonté de contrôler à tout prix quelque chose qui lui permet d’être dans une forme de sécurité absolue. D’ailleurs, on voit bien dans L’Ère d’Ultron que c’est ce qu’il vise : créer un mécanisme de sécurité absolue sur le monde, mais qui est finalement une extension de son besoin à lui de sécurité profonde.

Et on voit dans le troisième volet de ses films toutes les armures qu’il a construites presque en secret, car c’était plus fort que lui. Il a ce besoin de contrôle absolu, à la hauteur de la faille absolue qu’il a en lui.

La démultiplication des armures d’Iron Man dans le troisième volet de la saga a été un régal graphique pour les spectateurs autant que pour les acteurs, mais cette compulsion est le signe d’une névrose.

Plutôt que d’aller l’explorer pour l’élucider, il construit une sorte de système anti-faille et va vers une compulsion du contrôle. On voit que ça devient un mécanisme très obsessionnel, parce que c’est quelque chose qu’il ne peut plus s’empêcher de faire une fois qu’il a mis le doigt dans l’engrenage. Il y a une compulsion à fabriquer des armures, comme à un moment donné il y a une compulsion à consommer de l’alcool. On pourrait mettre les deux en parallèle.

Justement, il est incapable de se contrôler face au “diable en bouteille”, mais travaille comme un acharné pour obtenir une forme de contrôle absolu… N’est-ce pas paradoxal ?

Non, parce que l’addiction peut avoir plusieurs visages, c’est ce que montre Tony Stark. Il y a le visage socialement reproché et souvent moralement jugé qui est l’addiction à l’alcool. Et puis il y a une autre forme d’addiction, beaucoup plus socialement autorisée, voire valorisée, qui est l’addiction au travail.

Chez Tony Stark, il y a les deux, et elles sont le reflet l’une de l’autre. C’est-à-dire qu’il a une propension à rentrer dans la relation à l’objet qui se construit sur un mode addictif. Que ce soit l’alcool ou son travail, à chaque fois, il s’y engouffre complètement et on voit bien qu’il associe son existence même à l’objet. C’est ce qui définit peu ou prou l’addiction.

Ces addictions résulteraient-elles du traumatisme originel qui va le conduire à devenir Iron Man ? Avant d’être blessé et retenu en otage dans une grotte – au Vietnam dans les comics, en Afghanistan dans les films –, Tony Stark semblait être assez insouciant. Mais cet événement lui a fait prendre conscience de la mort…

Oui, on pourrait dire que ce passage très philosophique par la grotte le transforme. Il y a presque une forme de renaissance. Lorsqu’il en ressort, il n’est plus tout à fait le Tony Stark post-adolescent nonchalant, sûr de lui, qui s’amuse avec des armes en assurant le spectacle avec ces objets mortels. On voit bien qu’avant, le côté mortifère de ses armes était complètement nié.

Quand il est kidnappé, c’est comme si la mort lui revenait tout à coup comme un boomerang en plein visage. Il s’aperçoit que ce n’est pas un spectacle. C’est une réalité qui le traverse directement puisqu’il est lui-même menacé de mort par des éclats de shrapnels qui se dirigent vers son cœur. La mort devient brutalement réelle, alors qu’avant, c’était quelque chose d’assez abstrait pour lui. 

En s’injectant le virus Extremis, Tony Stark a fait de l’armure d’Iron Man une extension de lui-même, intégrée à son propre corps.©Marvel Comics

Il souffre peut-être aussi d’une sorte de syndrome post-traumatique. Quand il ressort transformé de la grotte, on voit bien que le fait de se concentrer sur la construction de son armure l’aide à contourner ce qu’il a affronté. Tout en lui offrant un mécanisme de défense physique, elle devient également un mécanisme de défense psychique.

Cependant, il a construit quelque chose qui le protège de l’extérieur, mais sans être allé sonder ce que cette faille de la mortalité est allée télescoper en lui. Et comme un syndrome de stress post-traumatique, on voit qu’il développe le besoin de sauver les autres, de se sauver lui, qu’il améliore sans cesse son armure… C’est quelque chose qui va le guider, s’installer et ne plus vraiment le quitter, pour finir par développer un profil addict.

Tony Stark recherche l’immortalité et il réussit en transférant une sauvegarde numérique de son esprit dans un autre corps. D’autres personnages de l’univers Marvel, comme le Chacal, ont réussi des exploits similaires, mais, chez eux, c’est perçu comme l’illustration de leur folie. Pourquoi est-ce présenté comme la réalisation d’un grand génie scientifique du côté de Stark ?

Ce qui pourrait distinguer les deux, c’est que chez le Chacal, il y a des intentions perverses : son motif de résurrection est de faire le mal autour de lui. D’ailleurs, quand il renaît, il n’est plus vraiment lui-même et tout l’aspect pervers de cette intention se voit sur lui, comme pour tout super-méchant.

Tony Stark, lui, a recours à la technologie pour essayer d’être un homme augmenté, de se renouveler en ressuscitant, de littéralement se réinventer soi-même. Ça peut rejoindre un des fantasmes d’auto-engendrement qu’on retrouve chez certaines personnes, pour lesquelles chacun devrait sa propre naissance à lui-même.

Même s’il se prétend invincible, Iron Man est loin d’être indestructible.©Marvel Comics

Ça rejoint aussi ce mythe néo-libéral de l’entrepreneur de soi-même. Tony Stark incarne cette idée selon laquelle chacun serait son propre autoentrepreneur et de fait n’aurait pas de dette symbolique vis-à-vis de ses parents ou de ses ascendants. On voit surgir un homme nouveau, qui serait détaché de toute forme de gravité psychique.

Pourtant, cette dette n’est pas là pour nous peser, mais pour nous permettre de transmettre ensuite quelque chose aux générations futures, comme disait Françoise Dolto. Tony Stark, lui, avancerait sans dette particulière, juste avec son propre désir pour boussole, en étant l’entrepreneur de soi-même, avec cette illusion d’avoir le choix.

Et si le plus grand adversaire d’Iron Man était Tony Stark ?©Marvel Comics

Mais, à chaque fois qu’il se réinvente, il est rattrapé par des échecs. C’est ce qui le ramène sur le plan de l’humanité. Contrairement au fantasme transhumaniste de l’homme augmenté, on voit bien que chez Tony Stark, ça ne retire pas toutes les failles.

Au contraire, ça les démultiplie, car ses échecs sont parfois malheureusement – et heureusement peut-être – à la hauteur de tout ce qu’il a accompli. Cela rappelle que même un homme comme lui reste profondément humain. La technologie augmente juste ses symptômes et ses névroses.

Cette idée d’autoengendrement est une double illusion chez Tony Stark. Il doit la vie à ses parents, mais également sa fortune et son entreprise à son père. C’est ce qui rend sa relation à la figure paternelle si ambiguë, oscillant sans cesse entre rancœur et admiration ?

Oui, ce nom de Stark, gravé en lui, est en même temps celui de l’entreprise qui lui est léguée et qui est un poids sur les épaules. C’est un héritage à double tranchant. S’il y a une ruine, ce n’est pas qu’une chute de l’entreprise, c’est celle d’un nom et de lui-même. En même temps, s’il arrive à la faire fleurir, il y a cette idée, implicite, que ce ne sera jamais à la hauteur de ce que son père attendait de lui.

Le besoin de contrôle et de sécurité de Tony Stark l’a poussé à rejoindre le gouvernement et à s’opposer à son ami Captain America dans l’arc Civil War.©Marvel Comics

Il y a donc une ambivalence vis-à-vis de cet héritage. D’ailleurs, dans le comic, cette entreprise va jusqu’à la ruine et elle s’accompagne de la déchéance de Tony Stark. Peut-être qu’inconsciemment, il y avait pour lui l’idée de liquider cet héritage. Dans les livres, il s’en débarrasse complètement et refonde l’entreprise Stark avec ses propres ressources et ses propres amis qu’il arrive à fédérer autour de cette nouvelle société.

Peut-être qu’il est aussi obnubilé par l’héritage de son père parce qu’il n’a que cette figure parentale ? Sa mère apparaît peu dans ses histoires. D’ailleurs, la plupart des femmes qu’il croise ne sont que des objets de séduction, sauf Pepper Potts, qui va réintroduire une figure maternelle dans sa vie.

En effet, quand Tony Stark se présente à Steve Rogers, il dit qu’il est ”un génie, playboy, philanthrope, milliardaire”. Cette idée de playboy séducteur fait partie de la carte de visite de ce Don Juan. Et, tout à coup, il y a Pepper Potts qui apparaît et le lien se crée de façon différente. Elle n’est plus un objet de séduction, même s’il y a un rapport charmeur entre eux.

Il y a quelque chose qui s’inverse dans le sens où lui-même est séduit par cette jeune femme qui, en plus d’être son assistante, va prendre soin de lui, essayer de le materner, de le sécuriser affectivement. Cette figure en même temps féminine et maternelle va permettre à Tony Stark de cheminer d’un profil très narcissique à un profil beaucoup plus ouvert à l’autre, altruiste.

Même si Pepper Potts apporte un certain équilibre à Tony Stark, elle n’efface pas tous ses problèmes pour autant, notamment son sentiment permanent d’insécurité.

Grâce à ce passage sentimental, il va réussir à aimer une première personne, avant de pouvoir en aimer d’autres. C’est peut-être ce trait d’union qui lui manquait avant, sans doute parce qu’il y avait cette figure du père (cette statue du Commandeur, si on reprend la métaphore de Don Juan) mais il n’y avait pas de figure maternelle et maternante dans sa vie, et ça a créé l’une de ses plus grandes failles. Il y a une forme de réparation lorsqu’il en trouve une sur son chemin.

Cette rencontre vient la réparer en lui permettant de franchir non pas un stade technologie, mais un stade psychique. Il va passer du stade narcissique, qui est nécessaire à la construction de l’enfant, à un stade où il s’ouvre à l’autre en n’ayant pas peur d’aller explorer le monde extérieur et en ayant des attachements différents qu’à son corps propre.

On pourrait presque croire que c’est ce qui fait de lui un véritable héros : même si ça n’accroît pas ses pouvoirs, cela le dote d’empathie, une vertu essentielle pour qui voudrait aider son prochain.

Oui, d’ailleurs on voit bien ce cheminement-là dans les films entre le premier Iron Man et Avengers Endgame où il se sacrifie pour les autres. On peut voir dans cet acte la forme d’un reste de son syndrome divin, puisqu’il prend la place du ”dieu” Thanos qui avait revêtu un gant lui offrant la toute-puissance.

Mais en lui prenant le Gant de l’infini et en l’enfilant, il arrive à articuler son syndrome divin avec quelque chose de dirigé vers l’autre. Il le fait pour que les autres puissent continuer de vivre. S’il n’avait eu que le côté altruiste et empathique, il n’aurait peut-être pas pu faire ce qu’il a fait, tout comme il n’aurait pas pu s’il n’avait gardé que son côté narcissique.

Malgré les conseils de Pepper Potts et de l’Agent Coulson qui tentent de canaliser son narcissisme, Tony Stark ne peut pas s’empêcher de dévoiler son identité de super-héros.

Mais le fait d’avoir relié les deux, c’est peut-être ce qui le définit comme super-héros. Il arrive à associer un travers à quelque chose qui l’ouvre vers l’extérieur et aussi vers sa propre faille. Tout ça mis ensemble fait qu’il arrive à claquer des doigts et sauver l’humanité. C’est vraiment une alliance, un alliage particulier, pour continuer la métaphore d’Iron Man, qui fait de lui un être héroïque.

Sur un point de vue plus personnel, ce nouvel alliage dans sa psyché lui permet également de résoudre ses problèmes vis-à-vis de la figure paternelle, et même de devenir lui-même père.

Tout à fait. Cela s’illustre avec ce moment où il voyage dans le passé et croise son père. Là, il se rend compte qu’il n’est pas forcément la statue qu’il a édifiée, idéalisée et vis-à-vis de laquelle il est entré en rivalité, mais il le perçoit comme un homme à sa hauteur, avec ses désirs, ses ambitions, ses faiblesses et son humanité.

En 1979, la célèbre couverture d’Iron Man 128 mettait crument en lumière l’addiction de Tony Stark à l’alcool.©Marvel Comics

À partir du moment où il le voit de cette manière, comme un être faillible, il accepte lui-même sa propre faillibilité et accède donc à la capacité d’aimer en tant que père. C’est un processus que l’on peut faire dans un travail de thérapie durant lequel on réaborde les événements, non plus de façon idéalisée, mais avec une approche plus humaine en observant également les failles que chacun peut avoir, y compris les figures que l’on a hissées sur un piédestal.

Cette transformation psychologique de Tony Stark ne serait-elle pas, finalement, le secret de sa popularité ? Il donne en tout cas une belle leçon : en travaillant sur lui-même et sur ses défauts, cet être humain a réussi à s’améliorer et à sauver la Terre, là où un être divin comme Thor avait échoué.

Oui, c’est sûr que lorsqu’il cabotine, qu’il en fait des tonnes, il a un côté très séduisant, parce qu’il a un air très infantile et attachant. Mais s’il en restait là, ça pourrait être très vite agaçant. Ce qui fait que l’attachement dure et se complexifie vis-à-vis de ce personnage, c’est cette humanité qu’il développe et le fait qu’il mette ses failles au service des autres.

Là où un dieu est par nature infaillible, où un super-soldat est construit pour n’avoir pas de faille, Iron Man, lui, se construit au fur et à mesure, grâce à elles. D’abord il essaie de les nier, puis il les assume et les dépasse.

Ce mois-ci, l’éditeur Panini Comics célèbre les 60 ans du héros avec une édition collector de l’anthologie regroupant les plus grands récits consacrés au personnage.©Panini Comics

C’est grâce à ce cheminement que Tony Stark devient finalement philanthrope. C’est-à-dire qu’il utilise ses failles pour devenir plus humain dans le monde qui l’entoure et trouver sa façon à lui d’être plus héroïque de temps en temps. Ça nous rappelle nos propres constructions, dans le sens où rien n’est jamais ni donné, ni définitif, mais où tout est le fruit d’un cheminement permanent. Finalement, il y a un effet miroir avec Tony Stark. Il illustre ce que tout le monde peut faire pour essayer d’avoir des petits moments héroïques dans sa vie.

Anthony Huard est psychologue, psychanalyste et auteur de Freud & les super-héros, aux éditions l’Opportun, 320 p., 12,90 €.

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Article rédigé par
Michaël Ducousso
Michaël Ducousso
Journaliste