Critique

Cannes 2022 : ce “Don Juan” qui n’en est pas un

22 mai 2022
Par Erick Grisel
Cannes 2022 : ce “Don Juan” qui n’en est pas un
©Les Films Pelléas

Le mythe de Dom Juan a toujours fasciné les cinéastes hommes (tiens donc !). Cette fois-ci, c’est Serge Bozon qui s’y colle, offrant à l’acteur Tahar Rahim l’un de ses plus beaux rôles, joué et chanté, face à une Virgine Efira aux 1 000 visages… et aux 1 000 perruques.

Il s’en prend des claques et des gnons, ce Don Juan qui projette sur toutes les femmes qu’il rencontre le visage de celle qui l’a quitté le jour de leur mariage parce qu’il regardait une inconnue dans la rue. Est-ce que mater, c’est tromper ?

C’est la question qui occupe cette variation autour du Dom Juan ou le festin de Pierre de Molière. Le seigneur libertin est ici un comédien qui, après avoir recherché sa bien-aimée enfuie, la retrouve en pleine répétition de la célèbre pièce, lui dans le rôle de Dom Juan, elle dans le rôle d’Elvire. Cruelle mise en abyme de leur relation achevée. Entre deux tirades, Laurent va tenter de reconquérir Julie…

Tahar Rahim tout en nuances

À priori, par sa façon de draguer et d’enchaîner les râteaux, Laurent a plus de points communs avec le Jean-Claude Dusse des Bronzés qu’avec le séducteur cynique et manipulateur de Molière. Seulement voilà, Tahar Rahim se glisse dans le costume du Don Juan, prêtant au personnage son charisme doux, sans flamboyance, mais non sans nuances. Il faut le voir dans la très belle scène d’ouverture se contempler avec satisfaction dans un miroir de plain-pied avant de se laisser gagner par le doute : son regard se trouble, son visage se crispe… Avec Tahar Rahim, less is more.

©Les Films Pelléas

De film en film, l’acteur étonne par sa faculté d’immersion dans ses rôles, petit mousse embarqué sur d’immenses paquebots (la série Le Serpent, le film Désigné coupable avec Jodie Foster…) dont il devient le capitaine émérite (deux Césars, deux nominations aux Golden Globes). Et l’œil au beurre noir qu’il arbore un long moment dans Don Juan – conclusion d’une rencontre animée avec une femme – est au moins aussi cinégénique que celui de Sylvester Stallone dans Rocky.

Virginie Efira dans toute sa splendeur

Certes, il faut s’y accrocher, à ce Don Juan de Serge Bozon, film théâtral et musical qui, parfois, déconcerte tant le cinéaste impose à ses deux interprètes des épreuves dignes de Koh Lanta. Les faire chanter en live tandis que la caméra les scrute au plus près ? Pas facile, mais ça passe, la fragilité de leurs voix faisant ressortir les tourments intérieurs de leurs personnages. Affubler Virginie Efira de vilaines perruques ? On finit par comprendre : qu’elles soient laides ou belles, ce que voit Laurent en chacune des femmes qu’il rencontre, c’est Julie, celle qu’il aime. Enfin, faire déclamer à ses deux acteurs, stars de cinéma, des passages de Dom Juan de Molière, écrit en alexandrins ? De cette dernière épreuve, Efira et Rahim se sortent haut la main, apportant au texte une tonalité nouvelle.

©Les Films Pelléas

En pleine ère #MeToo, s’attacher à une figure de la masculinité aussi clichée n’était pas tâche aisée. Et avec l’aide de sa coscénariste Axelle Ropert, Serge Bozon a su éviter un obstacle majeur : que l’on prenne en pitié ce Don Juan inversé. Après tout, si Laurent est une victime, c’est d’abord de lui-même, séducteur bloqué dans son regard obsessionnel.

Face à lui, Virginie Efira a la charge d’incarner différents stéréotypes féminins. Ce dont elle s’acquitte avec son abattage habituel, tour à tour délicate, pétulante ou vulgaire. Tout récemment, Serge Bozon a déclaré à propos de l’actrice qu’il avait eu « l’intuition de la faire jouer d’une façon un peu plus douce et interrogative ». Si les cinéastes semblent toujours s’enorgueillir de faire faire à leurs interprètes des choses qu’ils n’auraient jamais faites auparavant, on a plutôt l’impression qu’à sa palette de jeu déjà complète, l’actrice est en train d’ajouter, l’âge aidant, la puissance de l’une de nos plus grandes actrices, Simone Signoret.

Don Juan de Serge Bozon, sortie le 23 mai. En compétition officielle au Festival de Cannes.

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