Alors que le film produit par Sony Kraven the Hunter sort dans les salles le 18 décembre, retour sur une tentative d’univers partagé qui n’a jamais pu décoller.
À Hollywood, les succès des uns ont toujours donné des envies aux autres. Quand Marvel Studios connaît une ascension fulgurante sans précédent grâce à la notion d‘univers partagé pendant plus de 10 ans – avec des films indépendants situés dans un même univers et pouvant être par la suite réunis dans un cross-over épique –, les autres studios en mesure de se baser sur des comics tentent de faire pareil. Warner Bros., avec DC Comics et Sony, s’y est essayé avec un pan bien particulier de l’univers Marvel : Spider-Man. Un cas très singulier à Hollywood.
Le sacre de Marvel Studios
Un rapide retour dans le passé s’impose. Dans les années 1990, Marvel Entertainment n’est pas encore en mesure de produire seul ses films inspirés de ses différents comics et s’entoure de plusieurs studios à Hollywood pour y parvenir. En cédant les droits d’exploitations cinématographiques de ses personnages, Marvel lance la course aux films de super-héros (avec les X-Men chez la Fox et Spider-Man chez Sony, par exemple), avant de réaliser qu’il peut, peut-être, se charger seul de ces adaptations.
Marvel Studios naît donc en 2008, sous la présidence de Kevin Feige, et lance le Marvel Cinematic Universe avec les Avengers, révolutionnant le genre. Seule limite à ce succès : les personnages dont les droits d’exploitation cinématographiques ont été cédés à d’autres studios ne peuvent apparaître dans cet univers en construction. Pendant plusieurs années, le MCU évolue donc sans les X-Men et sans Spider-Man. La Fox étant par la suite rachetée par Disney (propriétaire de Marvel), les droits des mutants reviennent dans le giron de la société. Reste Spider-Man, qui vit toujours plus ou moins chez Sony.
Tout change avec le projet de film Captain America: Civil War (2016). Marvel Studios veut y intégrer l’homme-araignée et parvient à trouver un accord avec Sony pour lancer une nouvelle trilogie avec un nouvel acteur (Tom Holland), qui pourra également être présent dans les films Avengers liés.
Sony conserve donc les droits d’exploitations cinématographiques de Spider-Man (et des personnages associés, dont ses ennemis), mais cède Peter Parker à Marvel Studios, qui fait du super-héros de Tom Holland un personnage clé du MCU. Voyant le succès des films et du personnage, Sony tente de capitaliser sur la franchise en annonçant la production de plusieurs films basés sur des méchants de Spider-Man.
Seul problème, Marvel Studios ne veut pas participer à la manœuvre – les films ne font donc pas partie du MCU – et Spider-Man, désormais chasse gardée de Kevin Feige, ne peut y apparaître. Commence alors un univers Spider-Man sans Spider-Man, marqué par quelques succès financiers, des échecs cuisants et, surtout, un accueil critique désastreux. Sony produit les films à l’envers, en faisant croire à l’excès que Spider-Man pourrait être de la partie, sans que la qualité intrinsèque des projets ne suive. Six films plus tard, le constat est amer, l’univers partagé de Sony est un désastre.
Venom Comedy Club
Le début était pourtant prometteur. En annonçant la production d’un film Venom (qui sort en 2018), Sony fait un choix appuyé sur des éléments forts : un antihéros qui a vécu ses propres aventures, un personnage emblématique des comics, le potentiel de se démarquer de la concurrence avec un héros-méchant plus violent, le tout porté par Tom Hardy, reconnu dans le genre super-héroïque pour sa prestation physique de Bane dans The Dark Knight Rises.
Malheureusement, la trilogie Venom (Venom, Venom: Let There Be Carnage et Venom: The Last Dance) fait le choix de l’humour et de l’absurde plutôt que de la violence, et développe une relation entre Eddie Brock et le symbiote extraterrestre basée sur la blague, les quiproquos et le ridicule.
Les films reçoivent un accueil critique exécrable et seul le box-office confortable confirme Sony dans sa direction. Le premier Venom récolte près de 900 millions de dollars dans le monde, un succès galvanisant.
Pendant que Marvel Studios bat tous les records avec ses Avengers: Infinity War et Avengers: Endgame, Sony voit grand et annonce plusieurs projets basés sur la même idée : des ennemis de Spider-Man transformés en héros dans leurs propres longs-métrages, sans aucune trace de l’araignée. Plusieurs d’entre eux sont finalement annulés (Black Cat, Silk, El Muerto), mais la production avance bien concernant Venom: Let There Be Carnage et Morbius, avec Jared Leto.
Quand le multiverse s’en mêle
Venom: Let There Be Carnage (2021) et Morbius (2022) sortent alors que Marvel Studios développe les concepts de multivers, permettant à différentes itérations d’un même personnage de se croiser au sein d’un même film. Espérant profiter également du concept (comme dans Spider-Man: No Way Home et la réunion des trois Spider-Man emblématiques), Sony introduit quelques notions du multiverse dans ses films, sans pour autant que le plan ne soit validé par Marvel Studios.
La volonté de Sony est la même : à terme, ils ont besoin de Spider-Man. Introduire des méchants dans des films séparés sans qu’ils puissent rencontrer l’homme-araignée ne peut avoir qu’un temps. La promesse sous-jacente de cet univers est de réintroduire à un moment ou un autre Spider-Man, sous les traits de Tom Holland ou même d’un autre interprète.
Lors de la scène post-générique de Venom: Let There Be Carnage – qui connaît un accueil encore moins bon que le premier film –, Sony « téléporte » littéralement le personnage de Venom sur la terre du MCU, qui voit sur une télévision… Spider-Man ! Sony tente le tout pour le tout : offrir la possibilité à Marvel Studios de récupérer leur Venom, pour que, de l’autre côté, Spider-Man apparaisse dans les films Sony. Kevin Feige, qui veille toujours sur son Marvel Cinematic Universe, décline la proposition.
Dans la scène post-générique de Spider-Man: No Way Home – qui donne une explication à toute cette intrigue à base de multiverse –, le Venom de Tom Hardy est « renvoyé » aussi vite dans son univers, sans que la rencontre avec Spider-Man n’ait lieu. Marvel Studios n’en veut pas, malgré les nombreux appels du pied de Sony, qui réitère la tentative avec Morbius lors d’une autre scène post-générique, en offrant à Michael Keaton le rôle du Vautour, qu’il tenait déjà dans Spider-Man: Homecoming. À ce stade, cet embryon d’univers n’a déjà plus aucune cohérence. Morbius, qui s’essaie au film de vampires, est un échec financier et critique.
Madame Web et la dernière danse
Sony ralentit la cadence, mais confirme les deux projets suivants : un troisième film Venom – le succès financier l’explique – et Madame Web, qui adapte un personnage clé de la mythologie de Spider-Man, capable de voir au-delà de l’espace et du temps. Le personnage, initialement âgé dans les comics, est rajeuni sous les traits de Dakota Johnson et joue encore une fois la carte du Spider-Man qui n’en est pas un.
En plus de présenter d’autres araignées – dont une Spider-Woman interprétée par Sydney Sweeney –, le film fait de nombreuses allusions à Peter Parker, à Spider-Man, mais en oublie l’essentiel : être avant tout un long-métrage qui se tient pour et par lui-même.
Comme pour Morbius, l’accueil financier et critique est exécrable. Le film ressemble à une production dénaturée par les reshoot et les montages successifs, sans grande ambition et ratant à peu près tout ce qu’il entreprend. La perte est importante pour Sony, le public se désintéresse de cet univers Spider-Man qui n’a définitivement pas Spider-Man.
Quelques mois après, en octobre 2024, sort Venom: The Last Dance, censé conclure l’histoire de ce Venom porté par Tom Hardy. Le film récolte plus de 400 millions de dollars au box-office, confirmant l’attrait pour le personnage, mais ne parvient toujours pas à lui rendre hommage en insistant une nouvelle fois sur l’aspect comédie et absurde. Le film est présenté comme l’ultime tentative d’un studio pour convaincre les critiques, en vain.
Kraven, le dernier opus d’un univers mort-né ?
Le 18 décembre 2024, après des mois et des mois de reports et plusieurs jours de tournage additionnels, Sony est de retour avec Kraven the Hunter, inspiré d’un méchant culte de Spider-Man, avec Aaron Taylor-Johnson dans le rôle-titre.
Comme pour les autres films, le projet se fait sans la moindre trace de l’homme-araignée, mais, cette fois-ci, Sony innove et suit une autre tendance observée dans le genre super-héroïque : le film violent, interdit aux moins de 17 ans non accompagnés aux États-Unis (le Rated R). Joker et Deadpool sont passés par là, les spectateurs répondent présents à des propositions plus gores et adultes, et Sony tente de faire de même avec Kraven.
Seulement, la stratégie du studio est trop ancrée, l’univers est irrattrapable et les premières projections parlent d’un démarrage inférieur à l’accident industriel Madame Web. En partant du principe que les méchants de Spider-Man pouvaient exister sans celui-ci, tout l’impact narratif et émotionnel est inexistant.
Autre problème récurrent de cet univers : la volonté d’adoucir les méchants – qui sont les protagonistes des films –, tout en produisant des films comme au début des années 2000, c’est-à-dire sans être attentif à la qualité, aux thèmes proposés et au « produit » final.
As ‘Kraven’ Hunts for Audience, Sony’s Marvel Universe Takes Final Bow for Now | Analysis https://t.co/exxLCId70c
— TheWrap (@TheWrap) December 10, 2024
Si Kraven the Hunter semble ainsi plus prometteur – avec la présence du réalisateur de Triple frontière ou A Most Violent Year, J.C. Chandor –, les échecs successifs de Morbius et Madame Web signent le glas de cet univers de toute façon mort-né. Quelques jours avant la sortie de Kraven, le site The Wrap indiquait déjà que le long-métrage serait le dernier film produit par Sony dans son « univers Spider-Man sans Spider-Man », qui arrête définitivement les frais.
Une double leçon découle de cet univers partagé qui n’a jamais su en être un. Tout d’abord, la création même d’un univers connecté ne peut se faire dans la seule finalité d’en devenir un. Marvel Studios l’a bien compris, dès le début, en prenant le temps d’introduire ses personnages dans des films qui pouvaient se concevoir par eux-mêmes et qui avaient une certaine qualité intrinsèque.
Ensuite, le postulat de départ d’un univers Spider-Man sans Spider-Man ne tient pas. La qualité des méchants et leur intérêt résident dans la confrontation avec l’idéal supérieur que représente Peter Parker. Sans un antagoniste de taille, ces personnages n’existent pas, leur origine est dénuée de sens et ils en deviennent déshumanisés.
Venom, Morbius, Kraven… Privés de leur raison d’être – car les comics partent bien de Spider-Man avant d’offrir à ces personnages leur propre aventure –, les vilains de l’araignée ne sont que l’ombre d’eux-mêmes. Si la fin de cet univers est bien actée par Kraven the Hunter, toute cette tentative échouée deviendra certainement un cas d’école, mais pas pour les bonnes raisons.