Cinquième épisode d’une série d’entretiens au long cours avec les écrivains. Pour parler écriture et littérature, mais aussi pour percer la carapace de ces raconteurs d’histoire.
On croyait le roman-feuilleton définitivement mort et enterré, mais il a, semble-t-il, trouvé son preux chevalier. Avec Le Bureau des affaires occultes, entamé il y a trois ans et récompensé du prix Maison de la presse 2021, Éric Fouassier marche dans les traces des Mystères de Paris d’Eugène Sue ou du Cri du peuple de Jean Vautrin et remet au goût du jour un genre injustement mal-aimé.
Dans cette trépidante série de polars historiques, on suit, au cœur de la monarchie de Juillet, les enquêtes de Valentin Verne, un ancien limier de la Brigade de sûreté fraîchement nommé à la tête du Bureau des affaires occultes, une unité spéciale chargée de démêler les crimes impossibles teintés de surnaturels. Le quatrième tome, Le Chant maléfique vient tout juste de paraître et nous emmène sur les traces d’une étrange créature qui hante le bocage vendéen. Érudit, divertissant et extrêmement addictif.
Je voudrais qu’on commence par votre parcours, parce que de pharmacien à écrivain, votre trajectoire détonne !
Je suis ce qu’on appelle un littéraire contrarié. J’ai toujours eu un tropisme fort pour les lettres, mais, dans les années 1980, quand vous étiez bon, il n’était pas question de suivre autre chose qu’une filière scientifique. Je me suis donc retrouvé à faire un bac C, l’ancêtre du bac S, alors que mon rêve d’adolescent, c’était d’être écrivain. J’ai écrit mon premier livre à 15 ans, j’ai envoyé mon premier manuscrit à 18, ça m’obsédait. J’ai mis l’écriture de côté pour poursuivre mes études, mais je n’ai pas choisi la pharmacie par hasard. C’est le domaine le plus romanesque de la science. On étudie l’histoire de la médecine, on mène l’enquête en parasitologie… La pharmacie est remplie de mystères et de curiosités. C’est passionnant !
Avant la littérature, vous avez donc mené une carrière universitaire ?
Je suis un universitaire pur jus. Je suis membre de l’Académie nationale de pharmacie. J’ai reçu la Légion d’honneur pour mes travaux et je continue d’enseigner à Paris Saclay le droit, l’économie et l’histoire de la pharmacie. Pour moi, professeur et romancier, c’est un peu le même métier. On essaie d’attirer l’attention des élèves comme des lecteurs, on essaie de les happer avec un récit. D’ailleurs, j’injecte beaucoup de romanesque dans mes cours. Un de mes examens se déroule sous la forme d’un escape game par exemple. Mes élèves doivent résoudre une enquête pour valider leur matière. Un peu comme mon héros le fait.
Vos deux séries précédentes, Sans peur et sans reproche et Les Francs Royaumes, se déroulaient à des époques plus lointaines, respectivement à la Renaissance et au Moyen-Âge. La saga Le Bureau des affaires occultes se déroule, quant à elle, lors de la monarchie de Juillet. Pourquoi ce choix chronologique ?
C’est l’une des périodes les plus fascinantes de l’histoire de France ! Une époque de grands bouleversements. D’abord, c’est un moment de bascule pour la police française. Dans l’Ancien Régime et au début du XIXe siècle, avec le fameux Vidocq, on a une police de flagrant délit et de mouchards. On infiltre les organisations pour débusquer les truands au moment où ils passent à l’acte. Ça a bien marché, puisque Vidocq, l’ancien bagnard, a eu de très bons résultats à la Sûreté. Mais en 1830, le docteur Orfila publie son Traité de médecine légale qui préconise le recours aux autopsies et donne naissance à une nouvelle méthode d’enquête. Avec les analyses toxicologiques et les progrès de la chimie, on bascule dans la police de la preuve. C’est la période parfaite pour situer une intrigue policière.
« On me demande souvent si j’ai une équipe qui effectue les recherches pour moi, mais non, je fais tout moi-même et je prends un plaisir fou. »
Éric Fouassier
Sur le plan des idées, la monarchie de Juillet est passionnante parce qu’elle est paradoxale. C’est à la fois une période où l’on est obsédé par la science et le progrès, et une époque qui signe le retour de l’irrationnel et d’un certain goût pour l’étrange, l’inexplicable. C’est la mode du spiritisme incarnée par Victor Hugo et ses tables tournantes. Les artistes se passionnent pour l’hypnose. Avec l’orientalisme, ils se tournent vers les paradis artificiels comme le Club des haschischins de Baudelaire et Théophile Gautier.
Ce qui frappe le lecteur, c’est aussi la résonance de cette époque avec le présent.
Oui, c’est très troublant. La liste des similitudes est sans fin. Au moment où j’écrivais les premières lignes de cette série, le mouvement des gilets jaunes battait son plein et je ne pouvais pas m’empêcher d’y voir une énième mutation de la contestation ouvrière. La monarchie de Juillet, c’est d’ailleurs l’arrivée de la finance au pouvoir, des banquiers qui deviennent les ennemis du peuple.
J’ai aussi découvert que c’est à cette époque que le féminisme se structure pour la première fois en France. La Tribune des femmes, un journal entièrement écrit par des femmes, est fondé en 1832 et connaît un grand succès. Il y a aussi une grande épidémie de choléra, au cœur du troisième tome de la saga et dont les conséquences rappellent étrangement le Covid, sur fond d’affrontements médicaux et de paranoïa. Très vite, je me suis fixé une ligne directrice dans l’écriture : bâtir une série de polars historiques qui parviendrait à entrer en écho avec notre époque.
« En plus du visuel, je joue avec les odeurs, les bruits, le toucher. J’essaie d’éveiller les sens. »
Éric Fouassier
À vous entendre, on devine que le travail de documentation est une passion.
Bien sûr ! On me demande souvent si j’ai une équipe qui effectue les recherches pour moi, mais non, je fais tout moi-même et je prends un plaisir fou. Il y a aujourd’hui tellement de choses à disposition en ligne. On est loin de l’époque de Maurice Druon et de son armée d’archivistes pour Les Rois maudits.
Pour moi, la documentation ne s’oppose pas du tout à l’imagination. Ça la stimule même. Je suis souvent arrêté par des détails, des événements, des figures dont je vois immédiatement le potentiel romanesque. Par exemple, quand j’ai découvert l’existence d’un bordel clandestin caché dans les souterrains de Paris, sous la place de la Concorde, j’ai tout de suite su qu’il fallait que j’écrive une scène qui s’y déroulerait. C’était presque trop romanesque pour être vrai !
Ce travail poussé de reconstitution historique passe aussi par la langue que vous retravaillez en utilisant les tournures et l’argot de l’époque.
C’est mon péché mignon et c’est surtout le meilleur moyen d’immerger totalement le lecteur dans l’histoire. De la même manière, je travaille beaucoup les descriptions afin qu’elles soient le plus multisensorielles possible. En plus du visuel, je joue avec les odeurs, les bruits, le toucher. J’essaie d’éveiller les sens.
Un mot sur votre héros, le commissaire Valentin Verne ?
Je dirais que c’est un Sherlock Holmes de chair et de cœur. Là où le détective anglais est un monstre de rationalité, Valentin Verne est, lui, traversé de part en part par des sentiments forts et des fêlures. On voit le vernis se craqueler. C’est un être torturé, hanté par son passé, obsédé par une lutte entre le bien et le mal, mais qui essaie d’apprendre à être au monde.
Comme Sherlock Holmes, il a d’ailleurs un ennemi juré.
Je ne devrais pas le dire, mais Le Vicaire est mon personnage préféré. C’est primordial quand vous vous lancez dans une saga de fabriquer un antagoniste à la hauteur, qui soit suffisamment machiavélique, détestable, fascinant pour revenir de façon récurrente confronter le héros. Souvent, les acteurs disent qu’ils aiment bien interpréter les rôles de méchants ; c’est exactement la même chose pour les romanciers. Et c’est encore plus jouissif quand dans les salons, les lecteurs viennent à votre rencontre pour vous dire à quel point ils détestent ce personnage. Ça veut dire que la mission est réussie.
« Dans l’écriture, on passe par des hauts et des bas, mais il faut garder le cap, écrire d’abord et ensuite on fait le bilan. »
Éric Fouassier
Le Bureau des affaires occultes emprunte beaucoup à un genre mal aimé, le roman-feuilleton. Qu’est-ce qui rend cette littérature passionnante à vos yeux ?
D’abord, le roman-feuilleton représente toutes mes premières années de lecture. Alexandre Dumas, Paul Féval, Eugène Sue, Les Pardaillan de Michel Zévaco, le Rocambole de Ponson du Terrail : toute une littérature haletante, de grands sentiments, bourrée de personnages et de péripéties, mêlant érudition et divertissement. Je voulais retrouver cet esprit-là, de roman populaire au sens noble du terme. En assumant d’ailleurs la part de caricature ou en tout cas d’archétypes qu’elle renferme. En osant du point de vue de la langue, aussi. Aujourd’hui, c’est un plaisir de voir que le public suit, que la critique salue mon travail. Au départ, c’était un plaisir purement égoïste, mais je suis très fier de pouvoir le communiquer aux lecteurs.
Vous avez passé la barre symbolique du million de lecteurs, un chiffre qui donne le tournis. Cette réussite s’accompagne-t-elle d’une forme de pression face aux attentes des fans ?
L’adolescent qui rêvait simplement d’être publié n’en croit pas ses yeux. Mais oui, c’est un défi, parce que vos lecteurs anticipent la suite. Ils veulent que vous écriviez un bon livre, mais aussi un livre qui corresponde à leurs attentes et à ce qu’ils ont eux-mêmes imaginé. Il faut déjouer les pronostics, sortir le lecteur de sa zone de confort, le surprendre sans le décevoir. Dans ce quatrième tome, par exemple, j’emmène Valentin Verne hors de son environnement habituel, il quitte Paris pour la Vendée et va se confronter à d’autres adversaires et d’autres mystères. Mais on retrouve les marqueurs qui font le succès de la série. C’est un numéro d’équilibriste, en fait.
Les séries à succès attirent souvent les regards des producteurs. Avez-vous été sollicité ?
Il y a déjà une bande dessinée en cours de production qui ne sera pas une adaptation, mais un spin-off centré sur le personnage d’Aglaé, l’alter ego féminin de Valentin Verne. J’ai hâte de voir ce que ça va donner. Pour ce qui est des droits audiovisuels, c’est un long, très long processus. Une option a été prise dès le premier tome et a été renouvelée, mais pour l’instant, rien de concret. La deadline pour un achat définitif est en septembre, on en saura plus à ce moment-là. Pas mal d’acteurs du monde de l’image gravitent autour de la saga, donc j’espère qu’une adaptation sortira un jour.
Avez-vous un plan en tête pour l’ensemble de la saga ? Savez-vous combien de tomes vous allez écrire, ce que le sort va réserver à vos personnages ?
Non, je n’ai aucune certitude. Je sais juste que l’aventure continue. Je connais la trame des deux ou trois prochains romans. Je peux vous donner un indice sur l’un deux. La monarchie de Juillet, c’est aussi le début de la colonisation de l’Algérie, donc il y a de fortes chances que j’envoie Valentin Verne là-bas. Mais je sais aussi que j’ai besoin d’une respiration dans mon écriture, donc je ne vais plus publier une aventure par an, mais une tous les deux ans. Je vais intercaler des one-shot qui n’ont rien à voir avec Le Bureau des affaires occultes. Pour changer un peu d’air.
Vous publiez à un rythme impressionnant. Avez-vous un rituel d’écriture particulier ?
Au début, j’en avais un. J’avais besoin d’écrire dans la pénombre avec une seule lumière braquée sur mon travail. Mais, petit à petit, ces tocs ont disparu. En cumulant l’écriture et mon travail d’enseignant, je ne peux plus me permettre d’en avoir. Mon seul rituel, c’est de tenir les délais que je me fixe. De janvier à mars, je travaille sur la documentation de mon livre, en avril et mai, j’établis le chapitrage et de fin mai à décembre, je passe à l’écriture. Pour tenir le rythme, j’écris tous les soirs et les week-ends, j’écris en déplacement dans le train ou dès que j’ai un moment sur les salons. Étrangement, maintenant, j’écris presque mieux en dehors de chez moi, au milieu du bruit et du monde.
Quel est le meilleur conseil d’écriture que vous avez reçu ?
Surtout ne pas s’abandonner aux sentiments du moment. Souvent, les gens qui n’arrivent pas à boucler un premier manuscrit, c’est parce qu’ils s’arrêtent dès l’instant où ils ont l’impression d’écrire quelque chose de mauvais. Il ne faut pas se fier à ces impressions. Je n’ai jamais écrit un livre sans me dire à un moment donné : “C’est la pire merde que j’ai jamais faite” ou, à l’inverse, “C’est absolument génial ce que je suis en train de faire”. Dans l’écriture, on passe par des hauts et des bas, mais il faut garder le cap, écrire d’abord et ensuite on fait le bilan.
Votre frère Luc-Michel Fouassier est lui aussi écrivain. Discutez-vous souvent de littérature ?
Oui et c’est souvent très drôle parce qu’on est d’accord sur presque rien. On n’a pas du tout les mêmes goûts, la même approche de l’écriture. Je suis un lecteur très éclectique, j’aime beaucoup l’imaginaire, lui, c’est très Éditions de Minuit et travail de la langue. Contrairement à moi, ce n’est pas du tout un raconteur d’histoires. Son intrigue se résume souvent en une page, mais c’est un incroyable styliste, qui joue beaucoup avec les sensations.
À ce titre, son nouveau roman Cumulonimbus, qui vient tout juste de paraître, est sublime. Avec du recul, c’est quand même fou qu’on ait tous les deux réussi à réaliser notre rêve de devenir écrivain. Je me souviens que plus jeune, on a tourné une vidéo qui reprenait le concept d’Amicalement vôtre. On voyait défiler côte à côte nos deux vies et l’écriture de nos romans respectifs avant de finalement le poster à des éditeurs. Ça tient presque du miracle à ce niveau-là !
Vous vous souvenez de votre premier choc littéraire ?
Il y a un livre qui m’a donné envie d’être écrivain. C’est L’Âne culotte d’Henri Bosco. Un roman injustement méconnu. Henri Bosco a été catalogué auteur de terroir parce qu’il écrivait des livres qui se passaient dans la campagne du Lubéron, ou alors comme auteur jeunesse parce que son plus gros succès c’est L’Enfant et la Rivière, mais c’est beaucoup plus que ça. C’est pour moi le plus grand auteur français de l’invisible. Dans L’Âne culotte, il raconte l’histoire d’un charme, c’est-à-dire un vieux bonhomme qui possède un charme secret. Grâce à la musique, il parvient à attirer tous les animaux et à les réunir au sommet d’une colline du Lubéron pour recréer le paradis sur Terre. Dès que j’ai refermé le livre, je me suis mis à écrire.
Quel livre auriez-vous rêvé d’écrire ?
Le Désert des tartares de Dino Buzzati. Le livre raconte la vacuité de la destinée humaine et la forme rejoint le fond. Ce qui m’a frappé, c’est le travail sur le temps. Le temps du lecteur est toujours le même, les chapitres font rigoureusement la même taille, mais, à l’intérieur, la temporalité s’accélère peu à peu. Dans le premier chapitre, il se passe un jour, dans le deuxième une semaine. On perd tous nos repères, c’est troublant, angoissant.
Pourriez-vous nous partager un coup de cœur culturel récent ?
Je ne sais pas si la pièce se joue encore, mais je suis allé voir le Cyrano de Bergerac mis en scène par Caroline de Touchet et c’est une merveille. Le public décide au début de la représentation quel comédien incarne quel personnage. Vous imaginez ? C’était bluffant. La troupe, la mise en scène, l’inventivité, tout fonctionne.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre parcours d’écrivain ?
Je m’estime chanceux. D’en être là où j’en suis, mais aussi d’avoir connu le succès un peu tard. À 18 ans, lorsque j’ai envoyé mon manuscrit chez Grasset, un éditeur m’a répondu qu’il aimait beaucoup ce que je faisais et qu’il souhaitait retravailler mon texte avec moi. Je me suis braqué. Pour moi, ça signifiait qu’il n’aimait pas ce que je faisais. Alors je n’ai jamais répondu. Et finalement, je crois que j’ai bien fait. Parce que j’ai d’abord étanché ma soif de gloire et de réussite dans mon autre vie plutôt que dans la littérature. Ce qui fait qu’aujourd’hui, j’écris pour le plaisir, le mien d’abord et celui des lecteurs ensuite.