Entretien

Entre les lignes avec Manu Larcenet : “Jack Nicholson est le personnage de cartoon ultime”

18 avril 2024
Par Léonard Desbrières
“La Route” de Manu Larcenet.
“La Route” de Manu Larcenet. ©Dargaud

Chaque mois, L’Éclaireur lit entre les lignes afin de percer la carapace d’un auteur ou d’une autrice. Aujourd’hui, c’est Manu Larcenet qui se prête à l’exercice de l’entretien décalé.

Comment allez-vous ?

Très bien ! J’ai presque failli vous oublier ! Ça fait deux jours que j’essaie de décortiquer une chanson, je n’y arrive pas et ça m’énerve.

Quelle chanson ?

Une chanson de Mano Solo, qui s’appelle Des années entières. C’est pourtant très simple, c’est sur une gamme, mais je n’y arrive pas. Ma fille a des facilités avec la musique, si seulement je pouvais avoir cette aisance !

On ne peut pas avoir tous les talents !

Oui, mais la musique c’est ultime quand même. J’aurais dû apprendre le solfège avant de me mettre à la guitare. Autant j’ai fait les choses dans l’ordre pour le dessin, autant, pour la musique, j’ai tout fait à l’envers et je m’en veux beaucoup parce que j’aurais pu être une rock star !

Ça vous aurait plu ?

Bien sûr ! Quel pied d’enflammer les fans tous les soirs ! J’ai adoré créer en groupe, jouer avec eux, c’était une telle joie. Quand tu arrives à être à l’unisson, c’est tellement intense.

Comment s’appelait votre groupe ?

Je ne vous dis pas, il n’en reste aucune trace de toute façon !

« Mes mots à moi, ce sont mes traits. »

Manu Larcenet

L’effort collectif, est-ce quelque chose qui vous manque dans la création de vos œuvres ?

Oui, parfois j’ai besoin de me retrouver en groupe. Surtout à des moments comme aujourd’hui, où je finis de gros projets, des efforts solitaires qui m’ont demandé énormément de concentration et d’isolement.

Parlons de La Route, justement. Comment cette d’adaptation est-elle née ?

À l’origine, je ne comptais pas adapter ce roman-là. J’étais parti sur une histoire qui avait été adaptée au cinéma par Terry Gilliam : Tideland de Mitch Cullin. Une œuvre sombre, somptueuse, mais personne n’a jamais daigné me répondre. J’ai donc lâché l’affaire. Un jour, alors que je traînais comme une âme en peine dans les studios graphiques de Dargaud, quelqu’un m’a alpagué et m’a dit : “Tu aimes les histoires sombres, les univers pesants, il faut que tu adaptes ça !” Et il m’a tendu La Route de Cormac McCarthy. Je ne l’avais jamais lu !

Bande-annonce de Tideland de Terry Gilliam.

Et alors ?

J’ai tout de suite été envahi par une sensation… Il y a avait un mot qui revenait à chaque page : la cendre. Je n’en avais jamais dessiné, encore moins une cendre omniprésente, qui recouvre le monde. Ça demande un effet de dessin particulier. Bien sûr, il y a aussi l’histoire, cette noirceur. J’aime ce qui est sans espoir. Je me suis même permis d’enlever les notes d’espoir disséminées par McCarthy, notamment la fin. Elle n’était tout simplement pas envisageable pour moi.

Avez-vous échangé avec lui avant de vous lancer ?

Quand j’ai vu que le roman me plaisait, j’ai commencé à dessiner directement sans trop en parler à mon éditeur. Puis, je lui ai montré des pages. Il se trouve qu’il était aussi l’éditeur de Cormac McCarthy en France. Il y avait déjà des personnes sur le coup, alors j’ai fait ce que je n’avais jamais fait de ma vie entière : écrire une lettre de motivation.

« J’ai injecté de l’intime dans cette histoire. »

Manu Larcenet

C’était un cauchemar ! Je ne savais pas comment lui expliquer. Mes mots à moi, ce sont mes traits, alors je lui ai dit que s’il me laissait lui envoyer une dizaine de pages, je pourrais lui montrer plutôt que d’en parler. Il a accepté. Mais je ne lui ai jamais parlé directement. Surtout, il est mort alors que j’étais en plein travail. Ça m’a touché parce que le seul type que je reconnaissais valable pour me faire la leçon n’était plus là.

Par quoi commence-t-on face à une œuvre aussi immense ?

J’adorais les décors. Ce monde en décomposition me fascinait, y compris les voitures accidentées. Rien n’est d’équerre, je n’avais jamais composé un monde comme ça. En revanche, j’ai eu un vrai problème pour m’identifier au départ. Le petit garçon était trop jeune, rempli d’espoir. Le père, lui, m’a vraiment déplu à la première lecture, parce qu’il ne câline jamais son fils. Il ne l’étreint pas, il ne le serre pas. Ça m’énervait !

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Tout a basculé dans cette scène où le père apprend à son fils à se tirer une balle dans la bouche. J’ai eu un déclic. Il ne le câline pas parce qu’il ne fait que le préparer à sa mort. S’en éloigner est comme une protection ultime. À partir de là, j’ai vu mon père à moi. J’ai des problèmes mentaux depuis tout petit et il n’a cessé de me préparer à faire face au monde. Il me répétait : “Ça va être dur, tu vas en chier, il faut que tu sois attentif, il faut que tu sois plus fort que les autres.” J’ai injecté de l’intime dans cette histoire.

Ce n’est pas la première fois que vous vous frottez à l’exercice de l’adaptation. On se souvient du Rapport de Brodeck d’après Philippe Claudel. En quoi est-ce une aventure à part ?

Après Blast, 800 pages de choses très intenses et très personnelles, je ne savais pas quoi faire, j’étais vidé, mais je me disais : “C’est dommage d’avoir acquis un vocabulaire graphique et qu’il ne serve pas à raconter des histoires.” Le Rapport de Brodeck a presque été un détonateur pour moi. J’ai compris que je pouvais m’approprier les histoires des autres. Philippe Claudel a été très patient avec moi, parce que je ne suis pas quelqu’un qui rencontre, qui parle ou qui téléphone. Je suis un ermite et souvent les gens prennent cela pour du mépris, alors que c’est simplement que je préfère les textes aux hommes.

Revenons à l’œuvre, justement. La Route n’est pas n’importe quel livre, c’est des millions d’exemplaires vendus, un Pulitzer, un film. Vous êtes-vous mis une forme de pression ?

Je ne savais pas tout ça ! J’ai lu le livre, je suis rentré à la maison et pendant deux ou trois mois, j’ai dessiné des pages sans me soucier du monde. C’est mon éditeur qui m’a raconté l’influence du roman et, là, j’ai réalisé tout l’héritage ! Je me suis surtout rendu compte de la forme de narration, cette première personne impossible à retranscrire. C’est l’auteur qui pense, pas ses personnages. Il a donc fallu jouer avec les silences, n’utiliser que les dialogues, être beaucoup plus démonstratif que d’habitude, faire des gros plans.

Ceci explique-t-il l’utilisation des silences comme procédé artistique ?

Je dois ça à Daniel Goossens. Il faisait des bandes dessinées hilarantes avec, entre deux cases, un silence où les deux personnes se regardent. Quand j’ai lu ça, je me suis dit : “C’est incroyable, on les voit penser.” Dans La Route, c’est devenu une religion, justement parce que je ne pouvais pas avoir recours à la narration. Ça amplifie cette chape de plomb qui recouvre le livre.

Quelle est la première chose que vous avez dessinée ?

Je me souviens du moment exact où j’ai commencé à griffonner un dessin à même le livre. Les personnages en silhouette de très loin. Le ciel menaçant. Une caméra au ras du sol. Dans ce tout petit dessin-là, il y a toute la sémantique graphique du livre.

Manuscrit de La Route. ©Manu Larcenet

Quelles ont été vos inspirations graphiques ?

Quand j’ai compris que je ne pourrais pas utiliser les textes et que j’avais besoin de faire du dessin compliqué, j’ai commencé à rassembler plein de livres sur l’histoire de la peinture. Je suis tombé sur un bouquin de gravures rempli de Durer et de Doré. J’ai eu envie de m’inspirer de ces gens-là. C’est à la limite de ce que j’appelle du sur-travail, mais je cherchais un réalisme fort. Mon épouse adore les livres, mais n’aime pas trop la BD, et c’est la meilleure des critiques pour moi. Elle a pleuré pour la scène du coca. J’étais ravi. Ça voulait dire que j’étais dans le vrai, dans l’émotion.

Pourriez-vous nous parler de votre rituel de travail ? Comment fonctionnez-vous ?

C’est toujours de la même manière. Déjà, il faut réfléchir, au sens de mettre le cerveau en marche. Je ne sais pas comment marche le cerveau des autres, mais je sais que le mien fonctionne en arrière-plan, notamment la nuit. Être attentif tout le temps, pendant très longtemps, prendre des notes de tout ce que l’on pense, ne pas s’en servir, ce n’est pas grave. Puis, je dessine. Sans but. Je surligne dans le livre des choses qui me parlent et je les dessine. Les deux premières cases sont faciles. Soudain, les problèmes se mettent à arriver, scène après scène. Tout se complique. Tout devient dur, mais c’est parce que c’est dur que c’est beau.

« Je me bats tous les jours pour rendre mon dessin meilleur. »

Manu Larcenet

On remarque une alternance entre des œuvres denses, sombres et des albums plus légers et drôles. Est-ce une nécessité pour vous d’alterner ?

Impossible de faire deux œuvres comme La Route de suite. À la fin de l’album, j’étais épuisé. Pendant 365 jours, je n’ai rien fait, je travaillais sans discontinuer pour ne pas perdre le fil. Ça commençait sérieusement à me monter au cerveau. En fait, c’est surtout pour les autres que c’est rude. Je suis emmerdant avec mon entourage, je n’aime pas trop que l’on me parle. Ma famille, mes deux enfants et mon épouse ont un mérite incroyable de me supporter.

Quel est le meilleur conseil que l’on vous ait donné ?

Ce n’est pas une phrase qui me reste en tête, ce sont des gestes. Je fais partie de la génération qui a vu Cabu dans Récré A2, une émission pour enfants qui a contribué à importer les mangas en France. Parmi les animateurs, il y avait Cabu, ce type avec une coiffure improbable, timide, qui avait l’air d’être un peu comme moi. Dès que la caméra arrivait sur sa main et qu’il commençait à dessiner, c’était magique pour moi.

Quel a été votre premier coup de cœur dessiné ?

F’murr, le génie des alpages. J’ai lu ça vers 8 ans. Quel mystère, je ne comprenais rien ! D’ailleurs, même aujourd’hui, je ne suis pas sûr de tout comprendre, c’est un truc très poétique où se mélangent l’humour et la poésie, avec des jeux de mots, des allusions au Moyen-Âge, à des arts disparus. Je pouvais lire ça sans m’arrêter.

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Qui sont vos idoles, vos rock stars ?

Cézanne et Van Gogh, parce que dans l’histoire de l’art, ce sont les précurseurs de l’art moderne, ils ont prédit tout ce qui s’est passé après. C’est drôle parce que ce sont les deux opposés de la peinture. Il y en a un, Cézanne, qui est très cartésien, très analytique, et Van Gogh, lui, c’est vraiment l’expressionnisme à plein régime. Tout ce qu’il fait vient de l’intérieur. Savoir qu’on peut aller à ces deux opposés-là m’a toujours épaté.

Quel est le héros de fiction qui vous fascine ?

Le personnage joué par Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Il m’a obsédé très longtemps, au point d’envisager une adaptation ! Mais on ne peut pas lutter contre le film, c’est impossible. Nicholson est le personnage de cartoon ultime.

Bande-annonce de Vol au-dessus d’un nid de coucou.

Qui inviteriez-vous pour un dîner parfait ?

Il y aurait Camus. Il y aurait mon premier professeur de dessin en 6e qui m’a aidé à trouver ma voie. Mon père, j’adorerais retrouver mon père. Ce serait chouette d’avoir Tom Waits. Jarmusch aussi. Les deux ensemble, comme ça, ils pourraient s’amuser s’ils se font chier. Cabu, Mano Solo… Ça commence à décoiffer comme dîner !

Quel est votre dernier coup de cœur culturel ?

C’est un livre d’illustration de Floc’h, qui s’appelle Inventaire. Floc’h, c’est mon antithèse, je ne sais pas comment mieux le dire. Une fois, on s’est croisés chez Dargaud. Lui, il était en tweed. C’était magnifique. Il avait un costume sur mesure. On aurait dit qu’il sortait de ses albums. Moi, j’étais en bombers avec le crâne rasé et mes docs. On se croise, il me regarde dans les yeux, et d’une manière très intense me dit : “Nous sommes tous les deux des caricatures.” C’était tellement beau et tellement inattendu que je me suis mis à lire son bouquin. J’ai adoré.

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Quels sont les nouveaux projets sur lesquels vous travaillez ?

Là, je travaille avec un jeune homme, un petit gars qui m’a fait un scénario pour un 48 pages marrant. Après, j’aimerais me lancer dans un livre qui sera probablement mon dernier, ou en tout cas pas loin. J’aimerais que ce soit mon grand-œuvre, au sens compagnon du terme. Je vais essayer de mettre dedans tout ce que je sais faire. Des pages en noir et blanc, des pages en couleur, des pages en gravure, d’autres très simples. J’ai une histoire en tête qui peut soutenir toutes ces choses. J’ai adoré la BD classique toute ma vie, il est temps que j’essaie quelque chose de moderne et de surprenant.

En regardant en arrière, quelle est votre plus grande fierté ?

Grâce à Fluide Glacial, j’ai toujours rassemblé une communauté de lecteurs qui m’a permis de ne faire que des albums que j’aimais. J’ai toujours été libre de proposer des choses aux éditeurs et de ne pas devoir me conformer à ce qu’ils voulaient. Une deuxième chose peut-être, c’est d’enfin, à 55 ans, avoir certains automatismes en dessin qui commencent à être intéressants. Je me bats tous les jours pour rendre mon dessin meilleur.

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