Critique

La Route, de Manu Larcenet : un road-trip sans fin sous la cendre

28 mars 2024
Par Robin Negre
“La Route” de Manu Larcenet.
“La Route” de Manu Larcenet. ©Dargaud

Une nouvelle adaptation de l’œuvre culte de Cormac McCarthy sort ce 29 mars 2024 en bande dessinée, écrite et illustrée par Manu Larcenet. Une réussite.

La Route. Derrière ce titre épuré se cache l’un des romans les plus célèbres de l’auteur Cormac McCarthy, publié en 2006 aux États-Unis – 2008 pour la version française aux éditions l’Olivier –, prix Pulitzer en 2007, et suivant le quotidien d’un homme et de son fils dans un monde apocalyptique. Alors que la civilisation a connu son effondrement et que la planète a brûlé, la Terre est recouverte de cendres et les rescapés tentent de survivre comme ils le peuvent.

Entre la désolation et la violence de ce nouveau monde, l’homme et son fils marchent et suivent la route les menant au Sud.

Ce 29 mars 2024, c’est au tour de l’artiste français Manu Larcenet de proposer sa propre version en bande dessinée de cette œuvre dense et complexe. Le dessinateur magnifie les thématiques de Cormac McCarthy tout en livrant son propre regard sur cette histoire simple. Un homme et un fils marchent, sans explications du comment, du pourquoi, ni même de qui ils sont.

C’est dans l’anonymat que La Route devient une œuvre puissante : en n’étant personne, les personnages peuvent être tout le monde.

La déambulation éternelle

Manu Larcenet est connu grâce à son immense carrière artistique dans le monde de la bande dessinée et par la richesse de ses séries, plus ou moins longues, telles que Le Combat ordinaire (Dargaud), Blast (Dargaud), Journal d’un corps (Futuropolis-Gallimard), Le Rapport de Brodereck (Dargaud) ou encore Le Fléau de Dieu (Dargaud).

Avec La Route, il livre une one-shot minutieux. Le roman de Cormac McCarthy est entré dans l’inconscient collectif et figure parmi les références des récits apocalyptiques survivalistes. C’est dans son mystère que réside sa force. La fin du monde est évoquée, mais peu expliquée, créant un contexte aride et effrayant : tout a pu provoquer la fin de la civilisation contemporaine, mais elle était inéluctable.

Manu Larcenet adopte le même point de vue et plonge immédiatement le lecteur dans ce monde fait de cendres et de ruines. Avec un trait quasi noir et blanc, il ose le minimalisme et ne cherche pas à rendre identifiables ses personnages principaux. Ils le sont par leur exposition et leur présence continue, mais l’homme et le fils gardent cet aspect anonyme.

Toute la construction de l’album est un éternel recommencement : déambulation sur la route, recherche d’un abri ou de nourriture, retour sur la route… et ainsi de suite. En 176 pages, le dessinateur parvient à créer un monde vivant – pourtant mort – grâce au sens du détail et à la minutie de l’action anodine effectuée par les protagonistes.

« Il n’y a pas d’arc narratif classique, mais plutôt une succession de scènes, parfois très contemplatives. »

Manu Larcenet
Auteur (communiqué de presse)

La place de la case est son alliée et Manu Larcenet peut développer plusieurs thématiques et un propos, en faisant converser le père et le fils – ainsi que d’autres personnages – en fonction de leur quotidien, de leurs trouvailles, de leurs espoirs et de leurs craintes. La Route est le récit glaçant de l’innocence confrontée à l’innommable. « Pourquoi ? », demande sous différentes formes le garçon, alors même que la cendre tombe sur le sol depuis le ciel.

L’auteur reste proche des notions abordées dans le roman original. Récit existentiel et symbolique – la marche a un aspect mythologique –, La Route trouve sa richesse dans son déroulé inexorable, conduisant perpétuellement les deux protagonistes à retourner sur le chemin pour avancer, sans même avoir de but autre que le mouvement. 

Dans son adaptation en roman graphique, l’artiste garde l’idée et chaque respiration – lorsque le père et le fils trouvent un abri de fortune, par exemple – n’est qu’éphémère, contrainte de disparaître. L’immobilisme représente la mort assurée, le mouvement éloigne un peu la mort. Sans regard en arrière, mais sans perspective de futur, les hommes marchent, tentent de fuir le froid et la faim, échappent aux cannibales et aux groupes armés.

Car, si La Route est une œuvre symbolique questionnant le monde et son évolution, elle est aussi une œuvre survivaliste, violente, montrant les bas-fonds de l’humanité quand la survie est en jeu. Chaque rencontre est source d’effroi. Manu Larcenet parvient à jouer avec le rythme et le découpage pour conserver un suspense constant à chaque nouvelle page.

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Le père et le fils vont-ils tomber dans un piège ? Doivent-ils vraiment ouvrir cette porte dissimulée ? Que leur veut cet étranger au loin, qui marche également vers le Sud ? Depuis la publication de La Route, les œuvres d’anticipation apocalyptiques se sont succédé. Le jeu vidéo The Last of Us (2013) reprend notamment une partie du concept et d’autres sagas ont su exploiter à leur façon ces thématiques de fin du monde.

La Route surprend par son jusqu’au-boutisme. Expurgées de tous les éléments pouvant alourdir le récit, les péripéties sont traitées avec la même distance utilisée pour décrire les protagonistes : dans l’anonymat, mais dans l’intensité. 

Le dessin au service de la désolation

Le dessin de Manu Larcenet est sublime. Un trait quasi noir et blanc, donc, qui se permet des touches de couleurs ou de dégradés subtils pour accentuer certains passages et certaines émotions. Sans jamais tomber dans du voyeurisme outrancier, il conserve la force de l’art séquentiel et de la suggestion pour faire dire par le silence ou par l’absence.

Toute la force de la bande dessinée donne une nouvelle impulsion à La Route. Les scènes les plus marquantes du livre – ou de l’adaptation cinématographique avec Viggo Mortensen – sont bien présentes et se perçoivent d’une façon singulière.

Présentation de l’album.

Plus que jamais, La Route résonne, à la lecture de cette adaptation signée Manu Larcenet. L’étonnant mélange entre la complexité d’un monde en perdition et l’opacité du contexte donne à nouveau à l’œuvre son aspect le plus symbolique.

La Route est un chef-d’œuvre universel et intemporel s’appréhendant différemment presque 20 ans après la publication originale. Avec son trait singulier et ses propres obsessions, Manu Larcenet parvient à livrer une vision personnelle du roman de Cormac McCharthy sans jamais en perdre son essence ou son fond. Alors même que l’auteur américain est décédé il y a quelques mois, son héritage est toujours présent et permet à une nouvelle génération de s’emparer du voyage post-apocalyptique.

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