Après la figure du père dans La Synagogue (2022), Joann Sfar s’attaque à celle de la mère, avec toute la philosophie qui lui est propre, dans Les Idolâtres, un récit autographique introspectif qui conjugue religion, deuil et dessin. Rencontre.
Dans Les Idolâtres (Dargaud), Joann Sfar recoupe son intérêt pour le dessin et l’absence de sa mère disparue trop tôt, afin de philosopher avec humour et poésie sur l’idolâtrie. L’auteur du culte Chat du rabbin (Dargaud) s’y dévoile sans fard à travers des épisodes fondateurs de sa vie qu’il relate à sa psychanalyste. Pour L’Éclaireur, il revient sur la façon dont le dessin est entré dans sa vie, non sans questionnements !
Les Idolâtres fait suite à La Synagogue (2022). Ces deux albums autobiographiques forment-ils un diptyque ?
Oui, ils se répondent. Dans La Synagogue, je parlais de virilité et de fidélité à certains idéaux masculins liés à l’image du père. Dans Les Idolâtres, il s’agit de l’absence de la mère. Ils forment un tout.
C’est la première fois que vous abordez de manière autobiographique l’absence de votre mère, était-il temps pour vous ?
J’ai beaucoup parlé de mon enfance dans Petit Vampire (Delcourt). Le héros n’a pas de parents. J’aborde donc le sujet depuis longtemps. Dans Les Idolâtres, il est question de l’image de la femme chez un garçon qui a perdu sa mère avant l’âge de 4 ans. Le danger vient de la photographie qui fascine et qui nous conduit à idolâtrer. Dans la bande dessinée, la psychanalyste que je consulte, partiellement imaginaire, différencie le vide et le manque. Plus que du deuil, je parle de l’absence de souvenirs de ma mère, qui ouvre la porte à toutes sortes d’inventions et de fictions, et qui est sûrement le point de départ de mon intérêt pour le dessin.
Votre rapport au dessin, c’est l’autre grand sujet de ce livre qui débute par une anecdote scatologique qui a son importance.
J’essaie de prendre au sérieux un travail analytique. On devient humain à partir du moment où on prend le contrôle de soi. Le premier souvenir que j’ai de ce moment-là est celui où je suis sur le pot en train de faire mes besoins devant l’admiration de ma mère, alors que, pour ma part, je suis en train d’observer une coquillette crue.
J’utilise ce passage de ma vie comme une allégorie du dessin qui consiste à toujours observer autre chose que ce que nous sommes censés regarder. On regarde son dessin au lieu du modèle. Le sujet de cette petite allégorie est le monde de la représentation. En Occident, on évolue par la contemplation d’autre chose que le monde, celle d’une pièce de théâtre, d’un dessin, d’une peinture, d’un commentaire de texte… Derrière cette réflexion sur la question de pourquoi je dessine se cache une réflexion sur notre capacité à déplacer notre centre d’intérêt par rapport au sujet qui nous préoccupe le plus.
Dans Les Idolâtres, vous citez un grand nombre d’auteurs et de dessinateurs. Quels sont ceux qui vous ont le plus inspiré ?
La liste est longue. Je pense à Sempé et Mœbius, mais je cite aussi des auteurs moins célèbres comme Jacques Rouxel, le créateur des Shadoks, Fred, celui de Philémon, le scénariste Pierre Dubois ou le philosophe Clément Rosset. Quand je me demande si le dessin n’est pas une religion, je suis extrêmement sérieux. Je raconte ici la transition très douce d’une éducation religieuse et juive vers la découverte très humaniste et syncrétique du dessin.
Un auteur en particulier vous a donné goût à l’aquarelle, qui est-ce ?
Je le raconte dans Les Idolâtres. Quand j’étais enfant, je suis tombé sur une interview de Jean-Marc Reiser à la télévision. Sur une feuille de papier, il avait dessiné Gros dégueulasse. Il l’avait ensuite colorisé à l’aquarelle avant de le plonger en partie dans le bassin de la fontaine de la place Saint-Sulpice à Paris. On voyait alors le bas du personnage fondre dans l’eau alors que sa tête était ravie. J’ai trouvé ça génial, je suis allé m’acheter une boîte d’aquarelle.
Vous racontez aussi votre rencontre déterminante avec l’œuvre de Chagall.
Enfant, je trouvais que les BD étaient trop bien dessinées. Je rêvais d’Astérix, mais je me sentais incapable de le reproduire. Vers mes 7 ans, on m’a amené au musée Chagall de Nice. Par erreur, je voyais ces grandes peintures comme étant faciles à réaliser. De ce fait, je me suis autorisé à commencer à peindre. Chagall a été le déclic ! Il dédramatisait. Sa peinture est très joyeuse et ne vous prend pas de haut, elle vous invite. Aujourd’hui, quand je conçois des récits pour enfant, je m’arrange pour que le personnage principal soit très facile à copier comme Petit Vampire, même si ceux qui l’entourent le sont beaucoup moins.
Vous avez aussi appris à dessiner lors d’autopsies.
En effet ! Jusqu’en 1968, il y avait aux Beaux-Arts des cours d’autopsie. Mon professeur Jean-François Debord les a supprimés, pensant que c’était inutile. Il avait raison. Mais étant étudiant, j’avais besoin de me confronter à cette morbidité qui m’envahissait. Grâce à lui, je m’en suis un peu débarrassé pour me tourner vers la vie. Je dessine toujours des vampires, mais je me suis quand même un peu soigné [rires].
Vous le racontez, la philosophie tient aussi une place importante dans votre œuvre.
J’ai été l’élève de Clément Rosset, qui, à mon sens, est un des plus grands philosophes français. Je l’adorais et c’était réciproque, mais j’étais nul. Dès le début, il m’a conseillé de plutôt faire de la BD. Il avait bien raison.
Quel rapport entretenez-vous aujourd’hui avec la philosophie ?
Celui du mec qui est nul mais qui adore ça, comme Les Bricoleurs de Gotlib, qui adorent bricoler, mais qui cassent tout. Je suis beaucoup trop émotionnel pour faire un travail philosophique sérieux. En revanche, j’aime beaucoup les idées et je crois que les idées peuvent exister par la fiction, la dramaturgie, le conte… Je suis résolument un auteur de fiction, mais mes récits peuvent dialoguer avec la philosophie.
Serez-vous au Festival de la bande dessinée d’Angoulême ?
J’y vais chaque année. Le festival est extraordinaire pour son caractère international. Cette année, je vais y rencontrer Rintarō, un monument de l’animation japonaise, réalisateur de la série Albator. Mais, je conseille aux jeunes qui veulent y rencontrer des auteurs et des éditeurs d’aller dans les plus petits festivals. Ils ont plus de temps pour ça. Le défaut d’Angoulême, c’est son succès.
Dans Les Idolâtres, vous mentionnez, sans les critiquer, que certains grands auteurs s’intéressent peu à la BD de leur époque, c’est votre cas ?
Non ! Avant d’être auteur, je suis fan de BD. J’en lis régulièrement, des comics et des mangas également, et depuis récemment des BD reportages. Justement, Rintarō vient de publier une autobiographie passionnante. J’ai aussi récemment aimé les récits de Junji Itō, un mangaka d’horreur, et Edgar de Mathieu Sapin. Il y raconte l’histoire de son beau-père : un révolutionnaire portugais très haut en couleur.