Plus forts, plus intelligents… Les personnages de la pop culture semblent parfaits. Pourtant, ils ont aussi leurs failles – et le super détective d’Agatha Christie en est la preuve. Le psychologue Anthony Huard a analysé ce héros qui revient au cinéma le 13 septembre.
Hercule Poirot mise tout sur ses fameuses “petites cellules grises” et sa capacité à étudier la psychologie des suspects pour résoudre ses enquêtes. Pour lui, l’esprit prédomine sur tout le reste. Que révèle cette obsession pour l’intellect ?
C’est sa particularité première et on pourrait tout à fait raccorder ce point très caractéristique d’Hercule Poirot à un cas de névrose obsessionnelle. Freud la décrit de façon assez simple comme une maladie de la pensée. C’est un fonctionnement psychique dans lequel la personne ne peut s’empêcher de penser et de revendiquer ce côté intellectualisant et la résolution des situations qu’elle rencontre uniquement par la pensée.
On voit bien qu’Hercule Poirot échafaude sans cesse des hypothèses possibles pour essayer de résoudre des crimes, qui sont un peu, pour lui, des choses qui surgissent de façon inattendue et face auxquelles il va essayer de trouver la réponse la plus rationnelle possible.
Ce qui est intéressant avec la névrose obsessionnelle, c’est que ça nous parle un peu à tous. Chacun se retrouve dans l’un de ces aspects. À une époque où il faut tout quantifier et mesurer, Hercule Poirot a finalement une névrose très actuelle.
Freud qualifie ce travers de maladie. On aurait donc tendance à croire qu’elle devrait être traitée, mais c’est cette caractéristique qui fait de lui un si bon détective…
C’est vrai qu’on a tendance à prendre le mot névrose comme “maladie“ »” ; c’est pour ça que je dis que c’est un “cas de névrose obsessionnelle”, et pas forcément un “malade de névrose obsessionnelle”. La névrose obsessionnelle peut concerner une grande majorité de gens, mais à des niveaux différents.
Dans certains cas, ça peut être invalidant ou handicapant, quand la pensée prend toute la place et tourne en boucle. Sauf que, “par chance”, Hercule Poirot trouve une fonction à cette névrose, qui est de résoudre des situations que personne d’autre n’arrive à déchiffrer, ce qui est finalement une issue plutôt favorable.
« L’obsessionnel déteste les émotions et l’imprévu. Il faut que tout soit carré, rationnel, parfaitement ordonné. »
Anthony HuardPsychologue
Il met ses “petites cellules grises” au service de la résolution des crimes, pour former une façon de penser dénuée d’émotion et d’affect. C’est également une autre caractéristique des obsessionnels, dont toutes les pensées doivent être les plus rationnelles possibles. Chez eux, les pensées et les émotions sont compartimentées. On le voit chez Hercule Poirot : il met un point d’honneur à résoudre ses enquêtes par son seul raisonnement, sinon c’est un échec.
D’ailleurs, il y a une enquête qu’il arrive à résoudre non pas grâce à son raisonnement, mais grâce à un élément imprévu, une chose qu’il entend dans la rue en se promenant. Il le voit comme un échec, car ce n’est pas sa pensée rationnelle qui a mené à la résolution du crime, mais un élément extérieur. L’obsessionnel déteste les émotions et l’imprévu. Il faut que tout soit carré, rationnel, parfaitement ordonné.
Ce qui est paradoxal, c’est qu’il est capable d’une très grande empathie, au point même de comprendre les motivations des criminels. Son cas n’est donc pas totalement perdu ?
Tout à fait. Comme tout obsessionnel, sa névrose ne l’empêche pas d’être en lien avec les autres, c’est juste une autre façon de le faire. Hercule Poirot a une forme d’empathie qui est de l’ordre de la projection, car il arrive à se fantasmer à la place du criminel, de celui qui a commis la faute.
Les obsessionnels font souvent ça, mais ils ont parfois l’impression d’avoir fauté, rien qu’en s’étant imaginé à la place du coupable. Cela vient du fait que, dans le fond, ils pensent toujours avoir commis une faute.
Ces différentes caractéristiques de la névrose expliquent-elles son côté maniaque de l’ordre, son allure impeccable et son goût pour les formes d’art les plus symétriques ?
Absolument. Pour l’obsessionnel, la symétrie renvoie à l’évitement de tout ce qui pourrait être de l’ordre d’un désir un peu chaotique. Ça permet d’ordonner le monde et de mettre le chaos de côté. Le seul auquel il a affaire, mais qu’il essaie de remettre en ordre, c’est le crime. Quelque chose qui se produit et dérange l’ordre du monde.
Hercule Poirot va s’évertuer à résoudre ce chaos et le mettre dans le bon ordre, en lui trouvant une cause, un motif, un auteur… C’est comme s’il cherchait à annuler ce qui s’était passé. Parce qu’une fois que le crime est résolu, symboliquement, c’est presque comme s’il n’avait pas eu lieu.
La victime ne ressuscite pas, mais on a mis sa mort dans quelque chose de rationnel et d’organisé et la société peut recommencer à fonctionner. Le fait d’essayer d’annuler une faute que lui ou d’autres auraient commise est aussi un trait de l’obsessionnel.
Il voit cependant les femmes comme un objet de fascination intellectuelle, et très rarement comme un objet amoureux. Refuse-t-il la relation amoureuse ou est-il incapable d’éprouver de tels sentiments ?
Ni complètement l’un, ni complètement l’autre. Ce qui caractérise la relation amoureuse d’un obsessionnel, c’est de tellement idéaliser l’objet d’amour qu’il va en faire un objet impossible à atteindre. Du coup, il va le fantasmer, s’imaginer dans une relation amoureuse, mais en repoussant sans cesse la possibilité effective de vivre cette relation.
C’est ce qui arrive à Hercule Poirot avec la comtesse russe, Vera Rossakoff, qu’il croise dans quelques-unes de ses enquêtes. Il lui déclare sa flamme, mais il la perd. Quelque part, ça l’arrange, parce qu’il n’a pas à affronter tout le chaos qui peut aller avec une relation amoureuse. Ça lui permet de maintenir une distance qui lui convient bien avec l’amour, sans en être totalement coupé.
Malgré son côté très cérébral, ordonné et perfectionniste, il cède facilement à la gourmandise. Les obsessionnels entretiennent-ils souvent un rapport ambigu avec la nourriture ?
Pas forcément la nourriture, mais ils ont souvent un petit plaisir transgressif. Ce sont des personnes qui se contrôlent en permanence, avec un sur-moi très développé, mais elles ont de temps en temps un plaisir transgressif qui n’aura pas de répercussions. On pourrait placer la gourmandise d’Hercule Poirot, dans ce cadre-là, comme une façon de pouvoir jubiler sans conséquences.
Mais là aussi, c’est bien maîtrisé et circonscrit. La gourmandise est un petit plaisir régressif, qui renvoie à l’aspect très infantile de se faire plaisir par le goût, mais il peut s’effacer très vite. Une fois qu’on a nettoyé la crème du gâteau de la moustache, il n’y a plus de tache. C’est presque un crime parfait !
Un autre de ses défauts n’est pas si facilement effaçable : la vanité. Est-ce étonnant de voir une personne autant dans le contrôle avoir un tel comportement qui confine presque à l’hubris ?
Pas nécessairement, car chez l’obsessionnel, le manque ou l’excès de confiance en soi sont les côtés pile et face d’une même pièce. Ça rejoint l’aspect tiré à quatre épingles de Poirot. S’il a une telle allure, c’est pour se fondre dans le décor et effacer une faute qu’il pourrait ressentir au fond de lui, y compris une culpabilité d’exister, ce qui est courant chez ce type de personne.
D’un autre côté, ils ont parfois une autre façon de se cacher, en s’affichant de manière tellement exceptionnelle qu’ils se placent finalement au centre de l’attention, mais en maîtrisant leurs effets, comme lors des petits procès que Poirot met en scène à la fin de ses enquêtes. Il occupe une position centrale sans être véritablement le sujet de l’action.
Il est au centre, tout en disparaissant. C’est une façon un peu étrange qu’a l’obsessionnel d’être vaniteux, en se vantant tellement d’être exceptionnel qu’il se met hors champ. En plus, il y a un élément chez lui qui pourrait légitimer ce trait de caractère, c’est qu’il a réussi la prouesse de faire de son caractère obsessionnel, non pas un handicap, mais un atout.
Il s’investit totalement dans ses enquêtes, mais, en contrepartie, il peut en tirer ce bénéfice. Parce qu’il met véritablement toute sa personne au service de la résolution des crimes. Ça en devient une question de vie ou de mort pour lui. D’ailleurs, Poirot quitte la scène résume tout à fait ça : face à une enquête qu’il n’a pas réussi à résoudre, il finit par tuer le criminel, mais, en contrepartie, il se laisse mourir aussi.
Et en tuant, il devient ce qu’il réprouve lui-même, donc il applique sa logique et la sentence qui va avec à son propre individu.
Oui, il faute doublement puisqu’il devient réellement quelqu’un qui tue, il ne le fantasme plus seulement, et en plus il n’a pas réussi à résoudre l’enquête autrement que de cette façon-là. Donc il est pris à son propre piège et ne peut que mourir. D’ailleurs, on voit qu’il est obsessionnel jusqu’au bout, puisqu’il tue le criminel d’une balle pile entre les deux yeux, ce qui est problématique dans la mise en scène d’un suicide.
Il est symétrique jusqu’au bout, même là, il ne peut pas faire les choses de façon désordonnée, et c’est d’ailleurs ce qui le trahit. Mais même lorsqu’il meurt, il le fait pour une bonne raison. Pour lui, on ne peut pas mourir de façon inconsidérée, ça ne se fait pas, c’est presque de l’impolitesse. On meurt toujours pour une bonne raison et c’est pour ça qu’il s’évertue à toujours trouver les auteurs et leurs motifs.
Anthony Huard est psychologue, psychanalyste et auteur de Freud & les super-héros, aux éditions L’Opportun.