
Écrite et réalisée par Ovidie, la série Des gens bien ordinaires revient sur Canal+ à compter du 4 mars pour sa saison 2. À cette occasion, la cinéaste s’est prêtée au jeu de l’interview.
C’est l’une des séries coup de poing de ce début d’année. Cette dystopie matriarcale plonge un jeune homme, Romain (Jérémy Gillet), dans le milieu du porno au début des années 2000. Dans l’univers de cette dramédie au ton unique, les femmes détiennent le pouvoir. On a discuté avec Ovidie des enjeux de cette suite et de la présence de guests comme Judith Godrèche, devenue une icône du mouvement féministe en France.
Sortie en 2022, la première saison des Gens bien ordinaires a été un succès surprise qui a traversé l’Atlantique. Vous avez reçu le prix de la meilleure série courte aux International Emmys Awards. Comment avez-vous vécu ce moment ?
J’en ai un souvenir un peu flou et bizarroïde. La veille des Emmys, j’étais en train de finir le dernier jour de tournage de la saison 2. J’étais rincée, tout me semblait complètement fou, parce que mon corps était encore à Angoulême sous la pluie, en train de tourner avec toute l’équipe. Et tout à coup, tu te retrouves à l’autre bout du monde en tenue de soirée !
Ma mère m’avait prêté une robe un peu large. J’en avais fait une jupe assortie à une sorte de body, tenu par une ceinture. Et je me suis dit : “Allez, on va aux Emmys comme ça, de toute façon je ne gagnerai jamais”. Au moment où ils disent notre nom, je reste sidérée. Et là, il y a Jérémy Gillet qui s’accroche à moi et qui marche sur ma jupe. J’ai passé tout le trajet vers le prix à la retenir pour ne pas qu’elle se retrouve à mes chevilles ! [Rires] Tout ça pour dire que je ne m’attendais vraiment pas à gagner. Là-bas, j’étais inconnue au bataillon. On a vraiment été jugés pour la série et pas pour autre chose. Et c’était encore plus chouette.
Après cette apothéose, j’imagine que vous avez eu un peu la pression pour cette deuxième saison ?
Oui, mais plus du côté de la réception. On a gagné un Emmy en saison 1, difficile de faire aussi bien ! À la fin de cette première salve, j’avais la suite en tête, mais j’attendais de voir comment la série allait être reçue lors de sa diffusion. Je n’avais pas envie de me faire de faux espoirs. J’avais besoin de savoir ce que les gens pensaient.
Nous avons présenté la saison 2 au Festival de La Rochelle en septembre dernier, et elle a remporté deux récompenses : celle du jury et des collégiens, qui était vraiment le prix le plus choupi ! C’était super mignon. Ils étaient tous sur scène et ils n’osaient pas donner leur choix, par peur d’être jugés sûrement, comme la série parle d’un sujet potentiellement sulfureux [le milieu du porno, ndlr]. Mais il y a zéro nudité dans ma série et même zéro grossièreté.

Cette deuxième saison commence par une archive de vous, jeune, où l’on vous voit répondre à une interview à propos de votre premier film en tant que réalisatrice. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui attend Romain durant cette saison et pourquoi ce choix d’en faire un apprenti réalisateur ?
Ça me semblait logique que Romain ait envie de mettre en application tout ce qu’il prônait dans la saison 1, c’est-à-dire du porno politique. Cette saison explore la dialectique entre sa volonté de jeune auteur et la réalité des conditions de production. C’est difficile, voire quasiment impossible, de pouvoir être fidèle à ses convictions dans le cinéma en général. On est obligé de faire avec tant de contraintes.
Romain essaie de faire une sorte de porno qualitatif, qui va se révéler tout pourri. Et c’était un peu mon cas : mon premier film était une catastrophe ! On m’avait imposé un titre vraiment tout nul [Orgie en noir, ndlr] et celui de Romain, Amour sexuel, en est un équivalent. Ça ne veut rien dire. Après, Romain va vouloir faire du cinéma politique où il va dire : “Ok, on va faire des tournages à main levée”, un peu comme Jean-Luc Godard l’avait proposé à une époque. Sauf que, si Godard s’est planté, Romain se plante aussi ! [Rires] La saison 2, c’est toute cette quête-là. Il y a quelque chose d’assez touchant dans le fait qu’il continue, qu’il s’acharne à vouloir faire bien.

L’archive, je l’ai retrouvée par hasard, quand j’étais en fin de montage. Elle date de 2000, l’année où j’ai réalisé mon premier film. Je dois avoir 19 ou 20 ans sur ces images. Je suis un gros bébé et je suis là, en pleine prétention : “Oui, on me fait confiance pour faire un film.” Je rigole quand je vois ça. Je me dis : “Ouais, ma grande, quand on voit le film de merde que tu as fait derrière !” [Rires] J’y croyais vraiment, tout comme Romain y croit dans la série. Je me disais : “Je vais révolutionner ce milieu.” Je trouve ça mignon. C’est une forme d’autodérision.
Dans cette série, vous vous inspirez de votre vécu de façon assumée. Comment ça se passe, dans le processus créatif, ce mélange entre réel et fiction ?
Le réel s’est parfois glissé dans certaines séquences par des détails. Par exemple, Jérémy porte dans plusieurs scènes des vêtements à moi, des t-shirts militants, avec des dessins de chiens ou dans l’espace, des trucs que je mettais à une certaine époque. Sur la saison 1, il y a aussi plein de chiens cachés [grande amoureuse des chiens, Ovidie a publié un essai sur le sujet, Assise, debout, couchée, en 2024]. Après, la série n’est pas autobiographique au sens strict. C’est autofictif.

Je n’ai pas vécu tout ce qui se passe dans les épisodes, mais je l’ai parfois observé. Par exemple, l’histoire du banquier qui ferme le compte en banque de Romain parce qu’il a appris qu’il bosse dans le porno, c’est arrivé à d’autres personnes de mon entourage. Le coup des voisins qui sonnent à la porte en disant “On va faire un plan à trois”, ça, c’est véridique !
J’étais aussi désemparée que Romain à ce moment-là. Il y a quelques moments tirés de mon vécu, mais les personnages, comme celui d’Andrée [incarnée par Sophie-Marie Larrouy, ndlr], sont très fictionnalisés. Le personnage d’Isaure [jouée par Raïka Hazanavicius, ndlr] est une fusion entre deux personnes qui ont réellement existé.
“On va changer les codes, on va élever le débat”, affirme Romain dans un épisode. Il veut réaliser un porno artistique et éthique. Concrètement, il va faire face à des difficultés. Ce passage m’évoque le métier de coordinatrice d’intimité qui s’est développé ces dernières années sur les plateaux de tournage.
Oui, ce qui est intéressant, c’est que Romain pense bien faire en disant : “J’impose le préservatif à tout le monde, j’impose des tests à tout le monde.” On est au début des années 2000, ça semble absolument logique. Il n’y a pas la PrEP [un traitement préventif pour les personnes exposées au VIH, ndlr] à l’époque. Il fallait attendre trois mois d’incubation pour faire des tests. La plupart des tournages étaient sans capote. C’était un autre monde. Romain pense donc bien faire en imposant le progrès. Mais il se retrouve face à des gens qui lui disent : “Moi je veux pas, alors on fait quoi ?”

Il est décontenancé. Pour lui, évidemment, il est dans le camp du bien. Sauf qu’il est bousculé par des gens qui lui disent : “Tu penses que nous respecter, c’est faire un porno plus joli, plus scénarisé, qui soit safe au niveau des maladies, mais c’est pas ce qu’on veut.” Ça fait partie des dilemmes et des discussions que j’ai pu avoir avec des actrices, où tu te retrouves à leur faire la morale.
Et je me suis dit à l’époque : “Tu crois bien faire les choses, mais ce qui est bien pour toi ne l’est pas forcément pour les autres.” Et ça, c’est compliqué. Et puis, il veut faire une espèce de porno intello, en lisant du Micheline Foucault [référence au philosophe Michel Foucault, ndlr]. Il se prend carrément au sérieux. Alors qu’il ne sait pas tenir une caméra ! [Rires]
Cette saison 2 comprend plusieurs guests, dont Thomas VDB, Corinne Masiero et Judith Godrèche. Les deux premiers opèrent dans un registre plutôt comique, quand la dernière incarne une photographe libidineuse, un rôle qui résonne avec la trajectoire personnelle de l’actrice. Avez-vous écrit cette partition spécifiquement pour elle ?
Je n’avais pas écrit le rôle pour elle à la base, mais elle a tout de suite dit oui. Elle n’avait pas encore fini de réaliser sa série, Icon of French Cinema [diffusée en 2023 sur Arte, ndlr]. Au moment où elle est venue faire cette scène, où elle est super drôle dans le rôle d’un ersatz de Terry Richardson, elle n’a pas encore désigné le nom de Benoît Jacquot.
On est dans une phase où elle n’avait pas encore décidé d’affronter les flammes de l’enfer [depuis, Judith Godrèche a déposé plainte contre le cinéaste pour viols sur mineur et décrit une relation d’emprise, ndlr]. On est restées en contact et je suis très heureuse qu’elle soit dedans et qu’elle ait pu s’approprier ce rôle du prédateur.

Elle conjure un peu le sort, finalement…
Exactement, j’ai trouvé ça super. De son côté, Corinne m’a tout de suite répondu : “Bah oui” ! Elle est tellement chanmée, ça a été si facile de bosser avec elle. Elle a beaucoup contribué à sa chorégraphie, “humains, il faut grandir pour vivre”. Ils ont tous été super sympas et ils sont venus par conviction. Pour moi, c’était aussi une évidence de voir Thomas VDB incarner le musicien de studio de la loose, persuadé d’être un génie, mais qui fait de la musique de merde et s’ambiance tout seul dessus [Rires].
Dans cette saison, vous explorez aussi l’un des thèmes phares de la dernière vague féministe : celui de la maternité, à travers la trajectoire d’Andrée. Est-ce un sujet qui vous tenait à cœur ?
C’est la question qui boucle la boucle, celle de l’après-porno. Est-ce qu’on peut se projeter ou non dans le couple et dans la parentalité ? C’est un sujet sensible pour les actrices qui évoluent dans ce milieu. C’est leur plus grande angoisse. C’était intéressant que la série pose cette question de l’après. Et puis, je trouvais ça marrant d’aller sur ce sujet avec cette inversion des genres. Dans notre monde réel, on se demande : et si c’était les hommes qui étaient enceints ? Dans ma série, on se demande : et si c’était les hommes qui étaient enceints dans ce monde matriarcal, qu’est-ce que ça donnerait ?

Votre série appartient effectivement au genre de la dystopie matriarcale. Les femmes détiennent le pouvoir et en abusent, comme les hommes dans notre société. Qu’est-ce que ce genre particulier vous permet de raconter ?
Je pense que s’il n’y avait pas eu cette permutation des genres, si j’avais mis une femme dans le rôle principal, on aurait cherché encore plus l’autobiographie dans le personnage. Il aurait fallu aller davantage dans la vérité de mon histoire. Et puis, la permutation des genres fait vraiment ressortir le côté problématique de toutes ces interactions de sexisme au quotidien. Si c’était une actrice qui avait tenu le rôle de Jérémy Gillet, on m’aurait aussi demandé des choses plus spectaculaires, c’est-à-dire plus de violence. Or, ce qui m’intéressait, c’était de raconter la banalité du sexisme.
On vit une époque compliquée, pleine d’incertitudes. Que peut la fiction contre ce phénomène et la montée des extrêmes ?
Je pense que c’est un fantasme petit-bourgeois de penser que nos films peuvent changer le monde. Il faut avoir conscience de la limite de ce qu’on est capable de faire. Je peux faire des films, même des documentaires engagés [elle a notamment réalisé Tu enfanteras dans la douleur en 2019 pour Arte, ou Le Procès du 36 pour France 2 en 2022, ndlr]. Je peux faire réfléchir des gens qui ne sont pas forcément d’accord avec moi, qui vont se dire : “Ah tiens, cet argument est intéressant.” Mais je ne peux pas changer le monde.

Pour moi, ceux qui le font sont ceux qui militent au quotidien. Moi, je suis une saltimbanque. Je n’ai pas cette prétention. Je ne suis pratiquement jamais en manifestation. Je ne suis pas à l’aise dans les endroits où il y a de la foule. Je ne fais pas partie des personnes comme Adèle Haenel. Je fais juste des films. Maintenant, le fait de proposer des contre-images, des versions alternatives et des films militants, ça façonne quand même nos imaginaires. Et il vaut mieux que ce soit ces films-là, ou ces séries-là, qui soient diffusés plutôt que des fictions qui mettent en valeur la virilité ou ce genre de conneries.