De passage en France cet automne, l’illustrateur Alan Lee, notamment connu pour son travail autour de l’œuvre de J.R.R. Tolkien, est venu nous « raconter un dessin », celui de Gandalf. L’occasion d’échanger sur sa longue et riche carrière, ses débuts incertains, son amour pour les mythes et légendes et, bien sûr, sa rencontre déterminante avec l’univers de J.R.R. Tolkien.
Qu’allez-vous dessiner ?
Alan Lee : « Je ne sais jamais exactement ce que je vais dessiner. J’aime commencer à dessiner, tracer quelques lignes sur un papier, sans savoir ce que je vais faire. Les premiers traits me suggèrent quelque chose et ce quelque chose apparaît sur le papier. Je pense que je vais dessiner Gandalf : je commence avec des traits rapides, généralement autour des yeux, pour avoir les proportions du personnage. »
Y a-t-il des différences entre illustrer un livre et créer des décors pour un film ?
« Il y a des similarités. La plus grande différence c’est que, pour les illustrations d’un livre, elles seront publiées telles que vous les avez dessinées, alors que pour les films, il s’agit de croquis. Pour un film, c’est un énorme processus, qui implique une centaine de personnes. Il n’y a pas de pression pour finir un dessin, il faut juste l’amener à un point où l’idée que vous vouliez communiquer est compréhensible, de façon à la transmettre à la prochaine personne qui va faire des maquettes ou des plans pour les scènes. Je faisais des milliers et des milliers d’ébauches quand je travaillais sur les films, et je n’en ai vu le résultat final que deux ou trois ans après. »
Vous conservez tous ces croquis ?
« Je ne jette jamais mes croquis ! Parfois les gens les prennent, mais je garde tout ce que j’ai fait. Cela pourrait me servir à nouveau dans le futur, car c’est facile d’oublier ce qu’on a déjà fait ! C’est utile de conserver ses pensées de manière matérielle. »
Vous retravaillez souvent vos croquis ?
« Je reprends rarement un croquis, mais ça m’est déjà arrivé d’ajouter quelques idées en plus. Quand il s’agit d’un portrait, on doit se demander ce que le personnage a traversé, ou bien ce qui va lui arriver. J’aime cette incertitude dans le dessin. Dessiner permet de faire jaillir des idées, il ne s’agit pas de quelque chose de fini, de complet, de figé ou d’inamovible. Vous pouvez dessiner des lignes très fines : un flanc de montagne, des nuages, des arbres… Et les spectateurs peuvent rajouter les détails eux-mêmes, dans leur esprit. »
Comment avez-vous rencontré l’univers de Tolkien ?
« Tolkien, ça a été une grande partie de mon travail, au sein de mes illustrations de fantasy, de mythologie ou de contes de fées. C’est au cœur de ma vie depuis mon enfance, où j’ai commencé à lire des mythes et des légendes du monde entier. J’ai découvert Tolkien à 17 ans, j’étais aux anges ! Je me suis dit que cela avait été écrit pour moi : Tolkien avait pris tout ce que j’aimais dans les histoires pour enfants et avait tout rassemblé dans un seul et énorme récit. »
Dessiniez-vous quand vous étiez enfant ?
« Oui ! Je dessinais n’importe quand, sur n’importe quoi. À l’école, j’avais 10/10 en dessin… mais plutôt 2 ou 3 dans les autres matières. C’est seulement à partir de 14 ans que j’ai pu rejoindre une école spécialisée en dessin. J’ai continué sur ce chemin. Assez rapidement, je me suis vraiment rendu compte que je voulais être illustrateur, que je pouvais réunir mon amour pour le dessin et les histoires que je dévorais. L’art narratif n’était pas très populaire à l’époque où la mode était aux choses conceptuelles et abstraites : on s’intéressait aux processus plutôt qu’à la façon de raconter les histoires. J’ai donné un cours en graphisme, spécialisé en illustration, qui m’a permis de devenir un expert des légendes et des mythes irlandais. Quand les étudiants voulaient faire du design pour des automobilistes ou pour la publicité, moi je leur apprenais à illustrer des mythes irlandais ! »
Comment avez-vous débuté votre carrière ?
« J’ai fini mes études à 22 ans, mais mes dessins n’étaient pas très prometteurs pour faire carrière dans l’illustration, puisque ce n’était pas vraiment l’époque de la fantasy. J’ai eu de la chance, car on m’a confié des livres à illustrer dès ma sortie de l’université. Je me suis installé à Londres et j’acceptais tout le travail qu’on pouvait me donner : magazines féminins, publicités, et finalement des livres pour enfants, notamment Faeries que j’ai réalisé avec mon ami Brian Froud en 1978. Ça a été un grand succès et, après ça, j’ai vraiment pu me consacrer au travail que j’aimais : des livres sur la mythologie galloise, The Mabinogions, puis un livre sur des châteaux, Castles.
Comment en êtes-vous venu à illustrer l’œuvre de Tolkien ?
J’ai eu de la chance d’être publié en Angleterre par le même éditeur que Tolkien. C’est ainsi que tout a commencé et qu’avec mon éditeur nous avons songé à ce que j’illustre Le Seigneur des anneaux. Le livre a été publié en 1992, pour le centenaire de Tolkien, agrémenté d’une cinquantaine de peintures, et c’est là que je suis tombé amoureux des Hobbits et de toutes les autres œuvres de Tolkien ! Cela m’a amené à être invité en Nouvelle-Zélande, en 1998, pour rencontrer Peter Jackson qui travaillait sur son projet d’adaptation cinématographique. J’ai dessiné dans un atelier aux côtés de John Howe et Richard Taylor. Je devais rester six mois sur place et produire autant d’illustrations que possible, et puis… je suis resté six ans ! J’ai travaillé sur tous les aspects graphiques du film, même le packaging des DVD ! J’ai même continué à travailler sur le film après Peter Jackson, qui était parti sur le tournage de King Kong. »
Y a-t-il encore des projets que vous n’avez pas réalisés et qui vous tiennent à cœur ?
« Oui, beaucoup ! Il y a encore de nombreuses histoires, des mythes auxquels je n’ai pas touché. Il y a tant de choses à faire… Et j’aimerais bien écrire mes propres histoires, suivre quelques-unes de mes idées. Après avoir terminé de travailler sur Le Seigneur des anneaux, je suis rentré en Angleterre avec l’opportunité de travailler sur Beren et Lùthien. C’est l’une de mes histoires préférées de Tolkien, elle était sûrement très importante pour lui parce qu’il n’avait de cesse de revenir dessus. J’ai également illustré Les Enfants de Hurin, un roman de Tolkien, puis je suis reparti en Nouvelle-Zélande pour le film sur les Hobbits et je suis enfin rentré chez moi. »
Choisissez-vous les livres que vous voulez illustrer ?
« Auparavant je discutais avec mon éditeur, il m’apportait des projets, des gens venaient avec des idées… Je suis si heureux et reconnaissant d’avoir passé autant de temps dans l’univers de Tolkien, c’est un immense privilège. J’ai également illustré des œuvres de mythologie grecque comme L’Iliade et l’Odyssée d’Homère. Mais la différence, c’est qu’avec Tolkien, je me sens à la maison, en Angleterre, parce que son univers peut rappeler les paysages anglais. Ses œuvres sont inspirées de son enfance en Angleterre. Et la Nouvelle-Zélande, c’est extraordinaire, ça ne ressemble à aucun autre endroit sur Terre. C’était l’endroit parfait pour recréer la Terre du Milieu, contrairement à l’Écosse ou l’Irlande, ou à n’importe quel pays d’Europe qui porte en lui la marque de l’homme. »
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Parution le 12 octobre 2017
Beren et Lùthien, J.R.R. Tolkien, illustré par Alan Lee (Christian Bourgois) sur Fnac.com