Décryptage

Pourquoi tant de mangas prennent-ils place durant l’ère Taishō ?

06 mai 2025
Par Samuel Leveque
”Demon Slayer” est l'un des animes phares du moment.
”Demon Slayer” est l'un des animes phares du moment. ©Shūeisha

La période de libéralisation du Japon de 1912 à 1926 passionne les auteurs de mangas et les réalisateurs d’anime et continue d’inspirer la pop culture nippone.

Au début du XXᵉ siècle, la société japonaise est traversée par un courant de libéralisation et de démocratisation du régime impérial, surfant sur les mesures économiques et d’ouverture du pays aux marchés internationaux initiées durant l’ère Meiji, à la fin du siècle précédent. Si cette période ne dure que quelques années, de 1912 à 1926, elle transforme en profondeur la société nippone : électrification, industrialisation, automobile, débuts du cinéma, modernisation de la littérature et changements architecturaux majeurs sont au programme.

Estampe du début du XXe siècle mettant en avant la « modernisation » de la société japonaise, ici par la musique classique.©Domaine public

Cent ans plus tard, alors que le Japon a bien changé, de très nombreux mangas et anime à succès prennent pour cadre ce moment de l’histoire japonaise, parfois avec une perspective historique, parfois pour la mettre en scène dans des intrigues fantastiques. C’est notamment le cas de L’épouse damnée et le chasseur de démons de Midori Yuma et Mamenosuke Fujimaru, à paraître aux éditions Pika le 7 mai prochain. Mais avant ce shōjo très attendu, cette époque a été mise en scène par l’un des plus grands succès de ces dernières années : Demon Slayer, de Koyoharu Gotōge.

Découvrir l’ère industrielle avec un regard naïf

Centrée sur des combats brutaux entre des démons sanguinaires et des forces spéciales chargées de les combattre, Demon Slayer met en scène de manière frontale cette opposition entre deux mondes en train de se rencontrer : l’ère industrielle occidentale et le Japon sortant de plusieurs siècles d’isolation.

Son héros, Tanjiro, est un simple charbonnier issu d’une famille de pauvres montagnards, et c’est par ses yeux que l’on découvre une modernisation qui le dépasse : les trains, les tramways, l’électricité, les costumes à la coupe occidentale, etc.

De la même manière, L’épouse damnée et le chasseur de démons évoque une jeune fille maltraitée dans sa famille traditionnelle, qui va être confrontée, par l’entremise de son fiancé chargé d’éliminer des menaces occultes, à la fois à la modernité et au surnaturel. Comme Tanjiro, la jeune Nanao se retrouve catapultée d’un foyer traditionnel coupé du monde au cœur d’un manoir tokyoïte moderne, équipé du gaz et de l’électricité, ce qui lui cause une forme de stupéfaction.

L’épouse damnée et le chasseur de démons, le 7 mai chez Pika.©Midori Yuma, Mamenosuke Fujimaru / Kodansha Ltd.

Ce cliché du personnage campagnard découvrant l’industrialisation et le bouillonnement intellectuel du pays est devenu un passage obligé des histoires de cette époque, y compris celles qui contiennent une bonne dose de fantastique. L’époque s’y prête parfaitement : la modernisation du pays s’est faite à un rythme si rapide qu’elle a pris de court nombre d’observateurs qui s’en sont parfois ému.

Mais les campagnes et les petites villes nippones sont restées étrangères à cette modernisation pendant des années. Elles ont ainsi conservé la réputation de lieux où le fantastique, les religions traditionnelles et les esprits pouvaient encore donner l’impression d’un pays où les frontières du monde réel et du monde spirituel étaient floues.

Sayonara monsieur Désespoir©Pika Edition, Shaft

Aucune surprise, donc, à rencontrer des personnages à la fois parfaitement au fait de l’existence des démons et autres yokaï et profondément bouleversés par la vue d’un tramway lancé à vive allure. Une ambiance que l’on retrouve également dans le manga pour enfants Les lueurs de l’Outre-Monde, mettant en scène cet entre-deux et qui paraîtra le 15 mai prochain chez Kurokawa.

Le Japon à l’heure de la modernisation, mais avant sa dérive impérialiste

L’ère Taishō n’offre pas uniquement cette perspective de mise en scène de la querelle des anciens et des modernes au Japon : c’est aussi une époque qui a profondément modifié et inspiré l’esthétique du pays. La mode, en particulier, a connu une véritable effervescence, que l’on retrouve par exemple dans le manga puis dans l’anime Sayonara monsieur Désespoir, dont nombre de tenues vestimentaires et d’éléments esthétiques sont des copier-coller directs des éléments iconiques des premières décennies du XXᵉ siècle japonais.

La libéralisation du régime et l’assouplissement des règles de censure dans les années 1910 et 1920 permettent aussi l’émergence de genres littéraires nouveaux. À l’image du courant Esu (ou S-Class), un type de récits mettant en scène les émois de jeunes filles dans des pensionnats privés (souvent inspirés des académies pour jeunes filles à l’occidentale). Un moyen détourné de parler d’homosexualité qui, là encore, a imposé ses codes et ses stéréotypes narratifs.

Depuis quelques années, les œuvres de type Esu connaissent un revival sans précédent, généralement avec une pointe de parodie. On peut par exemple citer des mangas tells que I’m In Love With The Villainess ou la récente comédie From Bureaucrat To Villainess, qui se déroulent dans des pseudo-récits Esu comiques reprenant cependant tout le décorum de cette littérature.

Maria-sama ga Miteru est probablement l’œuvre de pop culture japonaise la plus célèbre à reprendre les codes de la littérature Esu de l’ère Taishô.©Studio Deen

L’ère Taishō est aussi une période idéale pour les auteurs qui veulent évoquer un passé habituellement vu comme heureux et prospère, mais où le Japon n’avait pas encore entamé sa mue en puissance impérialiste agressive et militariste. Loin des tourments liés à l’ouverture du pays aux étrangers mis en scène dans Kenshin le vagabond et plus loin encore des tragédies épouvantables de la Seconde Guerre mondiale façon Cocoon, en somme.

Une relation fantasmée au passé

Cette séquence d’une quinzaine d’années, relativement stable au sein de la société nippone (du moins jusqu’au terrible tremblement de terre de 1923), est aussi marquée par un certain enrichissement de la population. Et par l’ascension sociale de certaines classes de la société, notamment par le biais du mariage et des alliances entre familles.

C’est une des raisons qui expliquent la multiplication des romances situées à cette époque et dont le synopsis n’est pas sans évoquer celui des contes de fées européens à la Cendrillon : une jeune femme pauvre ou méprisée par sa famille qui se retrouve soudainement fiancée à un prince charmant, après avoir surmonté de dures épreuves. Et accède ainsi à une forme de bonheur matériel et sentimental.

C’est le genre d’histoire que met par exemple en scène le très populaire manga romantique My Happy Marriage, récemment adapté en anime sur Netflix, ou encore dans l’anime My Master Has No Tail, une romance se passant dans le milieu du théâtre rakugô au début du XXᵉ siècle. Au risque, parfois, de montrer une ère Taishō dont les seuls problèmes (outre les attaques de démons des histoires fantastiques) seraient les marâtres acariâtres et les pimbêches hautaines dans les pensionnats pour jeunes filles.

Or, la période est aussi marquée par de violentes luttes sociales, des inégalités de revenus monumentales et une criminalité galopante, ainsi que par les débuts des problèmes de pollution industrielle dans le pays. Tout n’est pas rose dans le Japon des années 1920, et certains auteurs se sont battus pour apporter un regard plus âpre sur la période.

Golden Kamui©2014 Noda Satoru/Shueisha

C’est par exemple le cas du shônen Golden Kamui, dont l’intrigue se situe en 1912 et met en scène un vétéran de guerre et des autochtones du nord du Japon victimes de persécutions. Ou de Mars Red, un manga de vampires mettant en scène les bas-fonds de la société à l’époque de la catastrophe de 1923. Ou encore, dans une veine bien plus réaliste, L’orchestre des doigts, qui met en évidence la marginalisation cruelle des personnes handicapées dans le pays.

En somme, si la période Taishō offre l’éloignement temporel nécessaire pour être le terrain de jeu idéal de nombreuses histoires allant de la romance aux séries d’action, en passant par les récits historiques, ces dernières ne doivent pas faire oublier la réalité parfois amère de cette période. Laquelle est fatalement souvent un peu plus contrastée que dans les œuvres de fiction qui la mettent en scène.

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