Ce mercredi 15 janvier, Le quatrième mur, roman de Sorj Chalandon, prend vie au cinéma sous la direction de David Oelhoffen. Publié en 2013, cet ouvrage dépeint la quête d’une utopie fragile : celle d’un instant de paix arraché à la brutalité de la guerre.
Liban, 1982. Un pays déchiré, une guerre civile, des factions qui s’entretuent. Au milieu de ce chaos, un homme, Georges, débarque avec un rêve fou : monter Antigone de Jean Anouilh. Sur la ligne de front, il tente de réunir des acteurs issus de chaque camp — Palestiniens, Phalangistes, Druzes, Chiites — pour incarner les personnages de cette tragédie universelle. Ce projet, confié par son ami mourant Samuel, devient pour lui une mission qui bouleversera sa vie.
Sorj Chalandon, ancien reporter de guerre, journaliste et écrivain, déploie dans Le quatrième mur une fiction d’une puissance rare, où le théâtre devient le dernier rempart face à l’inhumanité. Ce roman, publié en 2013 et lauréat du prix Goncourt des lycéens, s’inscrit sans aucun doute parmi les grandes œuvres littéraires contemporaines. Ce mercredi 15 janvier, il trouve une nouvelle résonance à l’écran, dans une adaptation réalisée par David Oelhoffen (Les derniers hommes).
L’utopie face à la guerre
Bouleversant : le mot semble encore trop faible pour décrire cet ouvrage d’environ 300 pages. L’histoire débute donc avec Georges, un étudiant passionné de théâtre, fier militant gauchiste du Paris des années 1980. Engagé dans diverses luttes, notamment en faveur de la cause palestinienne, il fait un jour la rencontre de Samuel, un pacifiste Grec de Salonique, juif dont la famille a péri à Birkenau, et réfugié à Paris lors de la dictature des colonels. Très malade, celui-ci confie à Georges son ultime rêve : Antigone.
Cette tragédie, écrite par Sophocle et revisitée par Jean Anouilh en 1944*, symbole de désobéissance et d’idéal, devient prétexte à une utopie partagée par les deux amis. Leur projet est aussi ambitieux que fragile : monter la pièce au Liban, alors ravagé par une guerre civile, avec des acteurs issus de chaque faction ennemie. Déterminé à tenir sa promesse, Georges s’envole pour Beyrouth, bien décidé à faire de cette œuvre théâtrale une trêve symbolique au milieu du chaos.
Mais dans ce contexte où la méfiance et les haines ancestrales règnent, chaque répétition est un défi. Chaque mot échangé, chaque compromis arraché à ces comédiens semble suspendu à un fil. Pourtant, la guerre finit par se rappeler à eux. Elle s’immisce dans les dialogues, dans les silences, et menace de détruire cette fragile tentative d’unité.
Notre avis : un chef-d’œuvre universel
Lire Le quatrième mur de Sorj Chalandon, c’est s’aventurer dans un champ de mines sous un ciel étoilé : une juxtaposition entre l’horreur de la guerre et la beauté de l’espoir. Dans ce monde rongé par la brutalité et l’inhumanité, l’auteur parvient à capturer des instants profondément humains. Mais une fois la dernière page tournée, on a l’impression, comme Georges, d’avoir laissé une part de nous-même dans les décombres de Beyrouth, une part qui ne reviendra jamais.
Il faut une certaine force émotionnelle pour entreprendre cette lecture. L’écriture de Chalandon, d’une précision journalistique, restitue presque trop bien la violence du conflit libanais, mais aussi ses absurdités. Les ruines de Beyrouth, ses cadavres, les regards désabusés des habitants… Pourtant, Le quatrième mur n’est pas qu’un récit de guerre : c’est aussi une ode à la résilience humaine, et à la beauté éphémère de l’art.
L’art face à la barbarie
Le projet de Samuel, mené par Georges, est aussi original que touchant. Pourtant, cet espoir se heurte sans cesse à la brutalité des hommes. L’art, espoir de paix, est tourné en dérision dans un monde déchiré, à l’image de cette scène glaçante où Joseph Boutros, un chrétien maronite et partisan phalangiste, récite Demain dès l’aube de Victor Hugo à sa fenêtre tout en tirant au sniper sur ses ennemis.
Mais ce qui rend ce roman encore plus percutant, c’est sa résonance avec notre époque. Douze ans après sa publication et plus de 40 ans après les massacres de Sabra et Chatila en 1982, Le quatrième mur trouve un écho saisissant dans l’actuelle guerre entre Israël et Palestine. Les crimes du Hamas, la désolation de Gaza, devenue un tombeau à ciel ouvert, et les milliers d’innocents sacrifiés dans des conflits qu’ils n’ont pas choisis rappellent l’universalité des questions soulevées par Chalandon : qui porte la responsabilité de ces guerres ? Et la paix est-elle encore possible dans un monde en ruine ?
Une œuvre intemporelle
Avec une plume à la fois incisive et poétique, Sorj Chalandon nous offre une expérience littéraire inoubliable. Le quatrième mur n’est pas simplement un roman sur la guerre : c’est un miroir tendu aux idéaux, à l’humanité, et aux limites des utopies ; une œuvre où l’art et la violence s’affrontent sans donner de vainqueur. En bref, un chef-d’œuvre essentiel.
*Antigone de Sophocle, écrite au Ve siècle av. J.-C., raconte l’histoire d’Antigone, prête à sacrifier sa vie pour enterrer son frère. En 1944, Jean Anouilh ré-interprète l’œuvre pendant l’Occupation, faisant de cette héroïne un symbole de résistance face à l’autorité.