Après un passage par la Mostra de Venise cette année, Leurs enfants après eux arrive au cinéma ce 4 décembre, signant ainsi le retour des frères Boukherma derrière la caméra. Toutefois, ce passage du cinéma de genre au film social en adaptant l’œuvre de Nicolas Mathieu est-il réussi ?
Le 11 juillet 2023, on apprenait que Leurs enfants après eux, prix Goncourt 2018 écrit par l’incontournable Nicolas Mathieu, allait être adapté au cinéma.
La surprise fut grande quand on apprit le nom des futurs artisans de la transposition du roman à la pellicule : Zoran et Ludovic Boukherma, les réalisateurs de Teddy (2020) et de L’Année du requin (2022). Devait-on s’attendre alors à la transformation des adolescents prépubères d’Heillange en loups-garous ? À l’apparition d’un requin mangeur d’hommes à proximité de la plage des culs-nus ? D’autant que le film est produit par Warner Bros. France, à l’origine du MonsterVerse.
Où fallait-il plutôt imaginer une métamorphose du cinéma des frères Boukherma pour se fondre dans les pas de Nicolas Mathieu ? Une tentative pour mettre en valeur ce qui les rassemble plutôt que ce qui les éloigne ? Pour faire des frangins les héritiers de l’écrivain ? En bref, Nicolas Mathieu adapté par les Boukherma, ça donne quoi ?
Nostalgie
« Seeeeegaaaaa. » Une fois les branchements faits et le logo bleu de la célèbre firme japonaise de jeux vidéo apparu sur l’écran, place à l’aventure en 2D aux côtés de Sonic. Né dans les années 1990, j’ai été biberonné aux anneaux dorés que le plus connu des hérissons se devait de pourchasser avant d’affronter le Dr. Robotnik. Quelle émotion alors que de voir les personnages de Leurs enfants après eux, transposés sur grand écran, s’acharner sur les boutons de leur vieille console pour tenter d’accomplir ce que j’ai pu tenter d’accomplir aussi à cette époque.
Il faut dire que pour Anthony, son cousin, Hacine, Steph et les autres, l’été à Heillange n’a rien du paradis sur terre et que le joystick compense l’absence des autres joies. L’été dans cette diagonale du vide, cette vallée perdue de l’est de la France, est un véritable abysse, celui qu’a laissé la crise de la sidérurgie.
Dans l’étouffante canicule, le désir a remplacé la chaleur de ces hauts fourneaux. Le désir ardent de s’émanciper. De partir de ce hameau rural pour conquérir le monde. Celui aussi de la découverte de l’amour et du sexe, et de toutes les brûlures qui vont avec. Les brûlures, aussi, des renoncements aux rêves de fuite, Heillange étant, pour beaucoup, autant un berceau qu’un cercueil.
Pour nous donner à voir les années 1990, Ludovic et Zoran Boukherma n’ont pas lésiné sur les clins d’œil à la décennie : les vêtements mélangent le grunge et le hip-hop, et Paul Kircher, lauréat du prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune acteur à la Mostra de Venise pour son interprétation d’un Anthony mal à l’aise, va jusqu’à arborer la tignasse de Kurt Cobain. La Coupe du monde de football 1998 se rapproche. Sans oublier l’YZ 125, dont le moteur vrombissant joue un rôle central dans l’intrigue.
Outre ces références visuelles, le film est un best of musical de cette décennie, insistant sur le rock venu des États-Unis (Bruce Springsteen, Alice Cooper, Red Hot Chili Peppers) sans oublier la chanson française, Goldman et Johnny en tête. Mais si, bande-son 90’s à l’appui, la nostalgie marche bien dans cette adaptation pour le grand écran de Leurs enfants après eux, est-ce bien suffisant pour parler d’une œuvre réussie ? La rencontre du discret Nicolas Mathieu avec l’univers explosif et coloré des frères Boukherma est-elle vraiment naturelle ?
Nicolas Mathieu par les Boukherma… Une fausse bonne idée ?
Pour nous plonger en août 1992 dans une Moselle alors en crise, dans le quotidien morne du jeune Anthony, le choix du réalisateur se devait d’être fort. À ce titre, entre les frères Boukherma et Nicolas Mathieu, à première vue, la filiation n’est pas évidente.
Notons que les deux réalisateurs n’étaient âgés, au moment où se passe le récit, que de deux mois et qu’ils n’ont sans doute en tête que quelques bribes romantisées des années 1990. Mais aussi et surtout que sur le papier, la différence de style entre l’écrivain et les cinéastes est patente. D’un côté, on perçoit entre les lignes l’univers social et naturaliste de l’écrivain de 46 ans, fortement empreint des trajectoires de transfuges de classes comme Annie Ernaux, Pierre Bourdieu ou plus récemment Édouard Louis. De l’autre, s’imprime sur la pellicule des Boukherma un univers pop et comique participant au renouvellement du cinéma de genre francophone.
Nicolas Mathieu favorise dans ses trois romans les longues respirations, les phrases qui s’écoulent lentement, comme le temps dans le quotidien de ses personnages qui habitent la France rurale. Un style dans lequel prime la perception des corps, des attitudes, des contraintes sociales qui forment et déforment les protagonistes. Des respirations qui manquent un peu dans le film, les frères Boukherma optant pour un style plus incisif, rythmé, pop, aux cadrages travaillés (presque un peu trop).
Pour autant, sous la couche esthétique Nicolas, Zoran et Ludovic partagent de nombreux points communs. À commencer par leurs références américaines qui se mêlent à la ruralité française : quand Nicolas Mathieu cite Faulkner, Larry Brown ou Steinbeck et l’influence du roman noir américain, les Boukherma disent eux être imprégnés des univers de Stephen King ou de Steven Spielberg. Et bientôt les paysages de Moselle prennent des atours de Rust Belt.
Mais le point commun le plus important, qui fait entrer en écho ces voix en apparences dissonantes, c’est leur expérience similaire des paysages moribonds et désindustrialisés qui abondent dans la diagonale du vide.
Au bon endroit, au bon moment
Obtenir un prix Goncourt n’est pas anodin. Comme l’écrivait la journaliste Nicole Vulser dans un article pour Le Monde : « Selon l’institut d’études européen GfK, entre 2019 et 2023, le prix Goncourt s’est vendu à 577 000 exemplaires en moyenne en France l’année de remise de ce prix. » Un impact sur le public qui ne laisse que rarement de marbre les producteurs de cinéma : Chanson douce, L’Amant, Au revoir là-haut, La Vie devant soi… De nombreux prix Goncourt ont été adaptés sur grand écran.
Et Leurs enfants après eux n’a pas échappé à la règle, d’autant plus qu’il porte déjà en lui un ADN cinématographique. On sait que le premier amour de son auteur est le 7e art : Nicolas Mathieu a obtenu une maîtrise de cinéma à Metz, a eu quelques expériences dans le secteur audiovisuel et voue une passion acharnée au critique de cinéma voyageur et passeur Serge Daney.
Parmi les nombreuses propositions d’adaptations de Leurs enfants après eux, c’est celle des producteurs Hugo Sélignac et Alain Attal, avec leur ambition scorsesienne, qui a plu à Nicolas Mathieu. Pour réaliser cet ambitieux projet, Ludovic et Zoran Boukherma se sont trouvés au bon endroit au bon moment. D’abord grâce à leur statut de jeunes scénaristes et réalisateurs, tendance, mais pas encore trop connus pour vraiment refuser un tel projet susceptible de leur donner une autre dimension.
Mais aussi et surtout parce que les deux frères ont une trajectoire biographique similaire à celle de Nicolas Mathieu et de ses héros, en lisière des grands centres. Le bon endroit, c’est pour les frères Boukherma cette France rurale, isolée, encastrée avec mépris dans la notion de province. Celle où ils ont grandi et qu’ils aiment raconter. Cette petite ville du Lot-et-Garonne qui leur a donné l’envie de fuir un monde confiné, d’étudier à Paris et de rêver en grand. Une ambition qui se ressent déjà dans Willy Ier, leur film de fin d’études réalisé avec Marielle Gautier et Hugo P. Thomas à la Cité du cinéma et l’École de la Cité, dans lequel Willy, personnage marginalisé, possède le désir ardent de fuir son village de naissance.
Le bon moment, c’est l’été. Étouffant dans Leurs enfants après eux, sablonneux dans L’Année du requin, sous une pergola dans Teddy. Omniprésent dans le cinéma des Boukherma, il renvoie toujours les classes populaires au fait qu’elles ne partent pas en vacances, qu’elles restent au même endroit, enfermées entre les murs invisibles, mais concrets, de Heillange.
Leurs enfants après eux est empreint de ces parcours biographiques, de ces classes populaires qui habitent tant le roman que son adaptation (disons-le) réussie. De ces rêves qui fourmillent chez les adolescents de ces coins reculés. De cette volonté de fuir, de changer de vie, de gagner sa vie pour éviter la reproduction sociale imminente. De quitter ces espaces vides qu’enfants avant nous, Zoran, Ludovic et Nicolas ont tous essayé de remplir avec de l’ennui et du désir.
Un film aux allures de relecture biographique
Ceux qui ont aimé le livre pourront regretter quelques absences – comme celle des expériences de Steph ou de Vanessa en-dehors de Heillange ou de l’ennui des après-midi sans fin que l’on ne ressent pas vraiment dans le montage dynamique –, quelques réécritures comme celle de Hacine, dont la trajectoire se trouve amoindrie, ou quelques apports maladroits, comme cette présence étouffante du père alcoolique interprété par un Gilles Lellouche malgré tout assez juste.
Pour autant, cette interprétation correspond à la promesse faite par Hugo Sélignac et Alain Attal d’insuffler « un peu de romanesque dans le monde radical et austère décrit dans le livre. On s’est dit : “On ne va pas en faire un film joyeux, mais on veut injecter un peu de beauté et de lumière dans cette petite ville”. » Une proposition qui avait tant plu à l’auteur du livre. En découle une relecture dans laquelle les frères Boukherma ont mis quelque chose d’eux-mêmes, offrant au récit leur propre expérience biographique. En découle un film « inspiré de » plus qu’un double parfait du livre.
Finalement, si ces deux œuvres diffèrent sur quelques points, le message du livre persiste jusque dans sur la bobine : l’enfermement dans un lieu immuable dans lequel les corps éreintés par l’ennui, les rêves tués par la reproduction sociale, et les espoirs flétris dépérissent avant d’être oubliés, remplacés par d’autres.
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