Bouleversante, dérangeante et addictive, Une amie dévouée est notre coup de cœur de cette fin d’année. On a profité de sa sortie sur Max, ce 11 octobre, pour échanger avec son réalisateur et s’inviter dans les coulisses de cette production envoûtante.
Inspiré du livre La Mythomane du Bataclan, Une amie dévouée nous plonge dans le quotidien de Christelle, dite « Chris », une menteuse pathologique. Brillamment incarnée par Laure Calamy, cette dernière se fait passer pour une victime des attentats du 13 novembre. Aussi puissante que perturbante, cette minisérie en quatre épisodes ne laissera personne indifférent.
Complètement retourné par son visionnage, on n’a pas hésité une seule seconde quand Max nous a proposé de nous entretenir avec son réalisateur, Just Philippot. Passionné par son sujet et son métier, le cinéaste derrière Acide et La Nuée nous a offert une interview-fleuve, plus que généreuse.
Que faisiez-vous le soir du 13 novembre 2015 ?
Je suis un vrai Parisien. J’ai grandi dans cette ville et mon père est né dans un immeuble dans lequel il a vécu toute sa vie, à Stalingrad. Je suis un enfant du Xᵉ arrondissement, du canal Saint-Martin, de la rue de Charonne et du Bataclan, qui m’a appris à aimer la musique grâce à ses concerts. Mais le 13 novembre, je ne vivais plus à Paris. J’étais à Tours. Ce soir-là, je discutais tranquillement avec ma femme, on était très loin de tout ça. Quand on a appris la nouvelle, on était sidérés. On est dans une société habituée à tout savoir, tout de suite. Là, on n’avait aucune information, si ce n’est l’inquiétude des autres. On était dans une position de fragilité extrême.
De quelle manière ce drame a-t-il résonné en vous ?
Je n’étais pas à Paris, mais j’ai eu la sensation que le ciel s’écroulait sur ma tête, car mes parents, mes frères et mes amis s’y trouvaient. Les infos tombaient au fur et à mesure. J’appelais mes proches, j’envoyais des messages que je ne recevais pas. Finalement, je faisais partie des victimes indirectes : nous avions tous quelque chose à perdre ce soir-là. Je pense qu’il y a eu un avant et un après 13 novembre.
On était rassurés parce que les nôtres n’étaient pas dans le quartier, parce que nos parents n’avaient pas décidé d’aller au restaurant, parce que nos frangins n’étaient pas dans un concert ou dans un bar à ce moment-là, parce qu’on a la chance de ne pas avoir perdu de proche.
Cependant, c’était le début du premier jour du reste de notre vie. Depuis les attentats, je ne regarde plus les lieux de vie de la même manière, je n’appréhende plus les sorties de la même façon et je ne peux plus m’installer dans une terrasse sans penser aux victimes.
Cette douleur existe, au quotidien, mais j’ai la chance de pouvoir vivre avec, de ne pas avoir une douleur qui m’écrase petit à petit, qui m’empêche de me réveiller le matin ou de m’endormir le soir.
Quand j’ai travaillé sur Une amie dévouée, j’ai réalisé à quel point la page n’avait pas été tournée. Les membres de l’équipe ont aussi retrouvé des sensations qu’ils avaient vécues cette nuit-là. On était glacés, parce qu’on n’a pas oublié.
Vous avez décidé de consacrer cette série à « la mythomane du Bataclan ». Qu’est-ce qui vous intéressait dans son récit et dans le livre dont votre œuvre s’inspire ?
J’ai trouvé l’histoire du livre hyper intéressante, car le mensonge est un ressort de mise en scène très puissant. De fait, la mise en scène est un mensonge. Alors, quand il devient le moteur de la mise en scène, c’est juste formidable. Le spectateur est tout de suite impliqué, car il en sait plus que les personnages eux-mêmes. Il est intimement lié au héros – ou, dans le cas de la série, à l’héroïne. Il faut aussi admettre qu’on adore les menteurs. Ce sont ceux qui nous racontent des histoires – et qui n’aime pas les histoires ? Au final, j’ai vu dans cette “mythomane du Bataclan” un vrai personnage du XXIe siècle.
J’ai adoré réfléchir à la manière dont on allait créer du suspense et fabriquer ce “thriller psychologique”, même si je n’aime pas ce terme. Je voulais offrir au spectateur du spectacle, du plaisir et de la manipulation. Je voulais le rendre perméable à des idées, des sensations et des émotions fortes, comme le malaise.
Comment avez-vous travaillé sur ce projet ?
J’ai eu la chance de collaborer avec une équipe formidable. J’ai bossé avec un chef décorateur, une costumière, une maquilleuse et des scénaristes de génie, dont le journaliste Alexandre Kauffmann, Samuel Doux et Fanny Burdino. L’idée, c’était d’offrir à cette plateforme naissante [Max, ndlr] sa première série française. Il y avait évidemment de gros enjeux, car il s’agit de la première fiction sur le 13 novembre. On touchait au sacré, à notre histoire. On devait être très vigilants pour ne pas blesser les spectateurs.
L’autre difficulté était de prendre de la distance avec le livre. Je suis tombé amoureux de ses promesses, mais il était nécessaire de différencier les deux projets. Il y a l’enquête journalistique qui épouse le réel d’un côté, et notre fiction de l’autre. On voulait raconter une histoire et pas des faits. J’ai donc laissé de côté le roman, mais j’ai gardé ce qui m’avait marqué en lui : la solitude de cette femme.
J’ai vu dans ce personnage tout ce qu’on pourrait définir comme un “échec social” aujourd’hui. Elle vit chez sa mère alors qu’elle a une quarantaine d’années, elle n’a pas de taf, elle n’a pas de mec, pas de femme, pas d’enfant, pas d’amis… Elle est la pire version de nous-mêmes. Elle a une vie qu’on ne voudrait pas avoir.
J’ai grandi au contact d’un frère polyhandicapé, donc j’ai vécu avec lui les difficultés de vivre, le regard des autres et j’ai vu à quel point la société l’avait “marginalisé” parce qu’il n’était pas “comme les autres”. Je crois que cette injustice a fait monter une colère en moi, car il avait envie de vivre malgré son handicap. Il nous aimait, on l’aimait. Cet amour n’a pas été compris par tout le monde, et je crois que j’ai besoin de me mettre à la portée de celles et de ceux à qui on ne donne pas la parole pour leur permettre de dire des choses, de parler d’amour.
Annie Ernaux affirmait : “J’écris pour défendre ceux de ma race”, et j’ai presque envie de dire la même chose. “Ceux de ma race” ne veut rien dire, mais j’ai envie de défendre celles et ceux qu’on n’écoute pas assez. Je voulais aimer et essayer de comprendre ce personnage de Christelle. Avancer avec elle, même si je sais qu’elle prendra les mauvaises décisions. Au final, elle répond à un schéma triangulaire : c’est une victime, un monstre et une héroïne.
Une amie dévouée est centré sur le personnage de Chris. Comment la décririez-vous ?
C’est un grand écart entre Sans toit ni loi d’Agnès Varda et le Joker de Todd Phillips, entre le très français et le très hollywoodien. C’est une showgirl dont le mantra est “Show must go on”. On a longtemps échangé avec l’équipe pour définir ce personnage rock d’une quarantaine d’années. Qu’est-ce que ça veut dire en termes de cheveux, de maquillage, de costume, de musique… Qu’est-ce qu’on va écouter ? Notre ingé son était notre jukebox, notre Philippe Manœuvre à nous. Parce qu’Une amie dévouée, c’est aussi une série pour les puristes, où on évoque Steve Albini, Stiv Bators, et d’autres références pointues.
Vous l’avez dit : Chris est une menteuse. Elle abuse de la confiance des victimes et, pourtant, on n’a pas envie qu’elle se fasse attraper. C’est quoi, votre secret pour nous faire ressentir de l’empathie pour des personnages aussi détestables ?
Je ne sais pas s’il y a vraiment un secret, mais je souhaitais que le spectateur retrouve une part de lui-même dans ce personnage. Je me suis toujours dit que Chris était soit la pire, soit la meilleure version de moi-même. Je l’ai créée avec cette idée de personnage miroir. C’est aussi pour cette raison que je voulais terminer le premier épisode avec ce regard laissé au spectateur qui veut dire : “Vous comprenez ma situation”, “Vous êtes avec moi”, mais aussi “Je suis maintenant à nu face à vous”. Il y a une espèce d’extrême impudeur, mais, au final, elle est un peu comme nous. Elle a énormément d’amour à donner et à recevoir, et elle a besoin des autres pour exister.
Il y a une vraie tendance des séries basées sur les faits divers. Comment expliquez-vous cette fascination pour ces histoires sordides ?
Quand je vois les derniers grands succès du petit et du grand écran, j’ai l’impression que les spectateurs aiment autant les grandes épopées comme Le Comte de Monte-Cristo que les faits divers. La vérité, c’est que c’est très difficile de parler de notre époque aujourd’hui. Soit on n’a pas assez de recul, soit on en a trop et on ne comprend pas le propos. J’ai l’impression que le fait divers nous ramène à cette envie de comprendre ce qu’il s’est passé, pourquoi le drame a surgi d’une manière aussi forte, ce qui a dérapé. Au final, on se plait à voir des histoires tirées du réel parce qu’elles nous permettent de mieux comprendre notre époque.
Quelle est la prochaine histoire que vous aimeriez raconter ?
Je travaille sur beaucoup de projets différents, dont un plutôt autobiographique autour d’un trajet en bagnole. Quel que soit le travail, je me pose toujours deux questions : “Est-ce que je parle suffisamment bien d’amour ?” et “Est-ce que je parle suffisamment bien du vivre-ensemble ?”. Mon objectif, c’est de réunir des personnes très différentes dans une salle, qu’elles arrivent à discuter et à se mettre d’accord. Aujourd’hui, ma plus grande peur est de voir ce vivre-ensemble mis à mal. Je suis persuadé qu’on en a besoin, parce que sinon, plus rien n’est possible.