Décryptage

Les plateformes de streaming modernisent les documentaires sur les faits divers, et ça marche

09 octobre 2022
Par Héloïse Decarre
Les plateformes de streaming regorgent depuis quelques mois de séries documentaires sur les sectes, comme sur Netflix où “Keep Sweet: Pray and Obey” a fasciné le public cette année.
Les plateformes de streaming regorgent depuis quelques mois de séries documentaires sur les sectes, comme sur Netflix où “Keep Sweet: Pray and Obey” a fasciné le public cette année. ©Netflix

Après la diffusion sur Netflix de Keep Sweet: Prey and Obey, relatant les agissements d’un gourou mormon, Salto propose depuis le mois dernier La Secte, une production décryptant les rouages de l’Ordre du temple solaire. En quelques années, les contenus sur les sectes se sont multipliés sur les plateformes de streaming, remettant le format documentaire au goût du jour.

Une bande-son digne des meilleurs films d’action, des répliques accrocheuses et des plans à l’esthétique impeccable entre deux photos d’archive : la bande-annonce de Keep Sweet: Pray and Obey, minisérie documentaire sortie en juin dernier sur Netflix, est difficilement différenciable de celle d’une grosse production hollywoodienne. Pourtant, le documentaire revient sur des faits bien réels : ceux survenus au sein de la FLDS, l’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des saints des derniers jours. Un mouvement intégriste issu du mormonisme, prônant la polygamie et dirigé par un autoproclamé prophète multimillionnaire se révélant coupable, entre autres, de violences sexuelles.

Les mouvements sectaires, la marotte du moment pour les plateformes de streaming

Si Netflix ne communique pas sur ses audiences, la production a suscité un véritable engouement sur Internet… Et elle n’est pas la seule. La Secte, sortie cette année sur Salto, revient par exemple sur l’Ordre du temple solaire, groupe ésotérique connu pour avoir provoqué des suicides collectifs dans les années 1990. Quant à The Vow, série documentaire de 2020 visible sur HBO Max, elle relate l’histoire du groupe pyramidal NXIVM, qui a mis en place un trafic d’esclaves sexuelles sous couvert de séminaires de développement personnel. De son côté, Wild Wild Country, diffusée en 2018 sur Netflix, détaille les agissements de la communauté Rajneeshpuram, responsable d’une attaque bioterroriste aux États-Unis dans les années 1980.

Comme La Secte (Salto), les documentaires produits et diffusés sur les plateformes de streaming adoptent de nouveaux codes : esthétiques du true crime à l’américaine, découpages en épisodes et communication hollywoodienne.©Salto

Pour comprendre la ferveur autour de telles histoires, il faut, selon Matthieu Letourneux, professeur de littérature à l’université Paris Nanterre et spécialiste des cultures sérielles et médiatiques, revenir aux origines du fait divers. « La question de la religion est un des éléments d’attraction du fait divers depuis toujours, explique-t-il. Les mormons, par exemple, constituaient à la fin du XIXe et au début du XXe siècle une véritable obsession dans les journaux américains. »

Pour autant, l’universitaire ajoute que ce n’est pas un hasard si cet intérêt, qui n’a donc rien de nouveau, refait surface aujourd’hui. « Tout ce qui touche à une foi collective, secrète et menaçante surgit plutôt dans les moments de crise sociale. Dans ces moments d’incertitude, la question de la vérité est importante. » Par conséquent, les récits autour de théories du complot, de paniques morales, de pratiques divergentes et de mouvements sectaires résonnent particulièrement bien avec notre actualité, entre pandémie mondiale et résurgence de la guerre.

Casser les codes du documentaire classique

Captivants aux yeux du public, ces éléments le deviennent davantage lorsqu’ils sont mis en scène à grand renfort d’artifices cinématographiques. Si le septième art et les séries se sont très souvent inspirés de faits divers authentiques, et le font toujours (on a pu le voir récemment dans la série de Netflix Monstre : l’histoire de Jeffrey Dahmer, mettant en scène le parcours du « cannibale de Milwaukee »), les documentaires se racontent maintenant, eux aussi, comme un film ou une série télé. D’autant qu’ils sont parfois écrits et réalisés par des cinéastes.

C’est le cas de Grégory, une minisérie documentaire diffusée sur Netflix en 2019 retraçant l’affaire Grégory Villemin et réalisée par Gilles Marchand, le réalisateur des films Qui a tué Bambi ?, L’Autre monde et Dans la forêt. Montages dynamiques et esthétiques, jeux de lumière, musiques angoissantes et narrations basées sur le suspense et les retournements de situation se mêlent aux reconstitutions, témoignages et images d’archives.

Face à un marché saturé, les plateformes de streaming n’ont pas le choix : elles doivent diversifier leur offre. Populaire et incontournable, le fait divers constitue donc une valeur sûre pour attirer du public.©Netflix

L’utilisation de codes hérités du thriller participe à la modernisation des documentaires, dont la réalisation est désormais calquée sur les émissions de true crime à l’américaine, sensationnalistes et racoleuses. Mais la vraie raison du succès de ce format, c’est son découpage en épisodes. « Le format sériel produit du suspens, et donc un effet d’attraction », confirme Matthieu Letourneux. Le public doit attendre le prochain épisode pour connaître la suite de l’enquête, comme dans une série.

Et cela fonctionne. Premier true crime à la française, la minisérie Grégory était le deuxième documentaire original le plus visionné en France en 2019. Forcément, une telle popularité a fait augmenter l’offre : sur les plateformes de streaming disponibles en France, le nombre de documentaires disponibles a été multiplié par deux en trois ans, pour atteindre 2 428 documentaires en 2021, selon le CNC. Mais Matthieu Letourneux tempère. Selon lui, « on ne regarde pas plus de documentaires, mais les documentaires sont plus mis en valeur. Et actuellement, ce sont les formats sériels qui font événement. »

Le fait divers, un business incontournable pour les nouveaux médias

Les documentaires qui font le plus parler d’eux sont bien entendu ceux qui reviennent sur des faits divers, qu’ils soient sectaires ou non. Alors que le marché des séries sature et que les plateformes se multiplient, elles ont choisi de miser sur une valeur sûre et populaire pour diversifier leur offre. Comme l’indique Lucie Jouvet Legrand, sociologue et anthropologue : peu de médias, sinon aucun, n’échappent à l’attrait du fait divers, qui attire un public très important.

« Parce qu’ils sortent de l’ordinaire, de la norme, les faits divers vont susciter chez le grand public un intérêt certain, détaille-t-elle. Il y a un phénomène de catharsis qui se produit lorsqu’on les suit : on vit par procuration la souffrance, les joies, les espérances des protagonistes, et on se dit “ça aurait pu arriver à ma compagne, à ma fille, ou même à moi”… »

Mais fictionnaliser des faits divers pour les rendre encore plus populaires auprès d’un nouveau public, est-ce éthique ? L’esthétique et la narration issues de l’imaginaire true crime ont tendance à produire des représentations manichéennes, faisant correspondre les protagonistes aux archétypes du monstre ou de la victime. « Cela peut faire consensus aux yeux du public qui ne les connaît pas, mais cela va forcément déranger les proches des personnes mises en cause », admet Lucie Jouvet Legrand. Ainsi, le documentaire Grégory a fait l’objet de nombreuses critiques, alors que l’identité du meurtrier du petit garçon n’est toujours pas connue. Pour la sociologue, « même si le documentaire montre des témoignages, ils proviennent de personnes qui ont un regard subjectif sur l’affaire : ils ont des intérêts, ils sont plus ou moins proches des protagonistes… »

Afin d’apprécier au mieux ces productions nouvelle génération, il ne faut donc pas oublier que, comme toute œuvre audiovisuelle, elles comportent des biais. Pour que faits fictionnels et faits réels puissent être identifiés, croiser les sources et vérifier chaque information devient donc inévitable.

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Article rédigé par
Héloïse Decarre
Héloïse Decarre
Journaliste