Entretien

« Les théories du complot permettent de redonner du sens au chaos »

05 mai 2022
Par Héloïse Decarre
Dans “2012” de Roland Emmerich, la figure du complotiste est campée par un Woody Harrelson en roue libre, ermite fou furieux persuadé que la fin du monde est proche.
Dans “2012” de Roland Emmerich, la figure du complotiste est campée par un Woody Harrelson en roue libre, ermite fou furieux persuadé que la fin du monde est proche. ©Centropolis Entertainment

Invasion d’aliens, mondes cachés… La conspiration inspire la pop culture, et passionne le public. Netflix s’est emparé du sujet avec The Pentaverate, comédie burlesque sur fond de théorie du complot.

Depuis la peste noire de 1347, cinq hommes influencent les événements mondiaux au sein d’une société secrète, au nom du bien commun. Vous y avez cru ? Pas de panique. Ce n’est que le synopsis de la comédie The Pentaverate, disponible depuis le 5 mai sur Netflix. Retraçant la quête d’un journaliste canadien bien décidé à découvrir la vérité, la série promet un ton absurde et loufoque. Son créateur Mike Myers (vu dans Waynes’ World et Austin Power) s’empare des codes de la conspiration pour mieux la ridiculiser. Mais, dans la pop culture, complot n’a pas toujours rimé avec second degré. Retour sur un phénomène esthétique, narratif et contestataire avec Alexandre Lefebvre, conférencier indépendant et organisateur du cycle de conférences Satellites : les images du complot.

Le complotisme a toujours été présent dans les représentations artistiques (comme dans L’Histoire des Treize, d’Honoré de Balzac, paru entre 1833 et 1839). Comment la pop culture s’est-elle à son tour emparée de ce sujet ?

Il faut faire la différence entre deux choses. D’une part, il y a des créations qui prennent le conspirationnisme comme un sujet clé. Dans ce cas, c’est clairement la série X Files qui a popularisé le complotisme aux yeux du grand public, dans les années 1990.

« Il y a une omniprésence du complotisme dans les récits, parce que si un bon complot raconte une histoire, à l’inverse, une bonne histoire a des composantes complotistes. »

D’autre part, les mécaniques conspirationnistes sont présentes dans beaucoup d’histoires. On le voit par exemple dans les James Bond : ça permet de mettre en place tout un tas d’éléments narratifs importants, comme la course-poursuite, la traque, l’espionnage et donc la surveillance, et surtout – et ça, c’est la recette que donne Hitchcock pour faire le meilleur film – le suspense ! Quand le spectateur en sait plus que son personnage et qu’il voit une menace avant qu’il ne la remarque lui-même, il se retrouve à avoir peur pour le héros, à être pris d’empathie pour lui… Les menaces complotistes, c’est très pratique pour atteindre ça !

Si je comprends bien, le complotisme est donc surtout utilisé pour faire de bonnes histoires ?

Oui, il y a une omniprésence du complotisme dans les récits parce que si un bon complot raconte une histoire, à l’inverse, une bonne histoire a des composantes complotistes. Cette idée d’une vérité occulte qui est révélée à tous, c’est une mécanique narrative très puissante ! Un personnage qui change légèrement de comportement va être amené à voir le monde différemment et, en tant que spectateur ou lecteur, on va pouvoir suivre ses aventures avec ce regard neuf.

C’est Néo dans Matrix, qui découvre que la vie n’est qu’une simulation informatique, mais ça peut aussi être le Truman Show, ou Le Magicien d’Oz ! Ce ne sont pas vraiment des récits complotistes, mais on entre dans une logique narrative du complot, car on suit un personnage qui découvre un univers qui lui est hostile. Ça permet aussi de mobiliser des forces antagonistes, comme l’Agent Smith dans Matrix, la CIA, des soldats qu’on peut tuer à foison dans un James Bond… Ce sont des forces toutes-puissantes, et donc c’est l’homme contre le monde.

Comment est représenté cet ‘’homme contre le monde’’ dans la pop culture ?

C’est très paradoxal : on a d’un côté un Benjamin Gates, qui est le personnage principal d’un film familial. Il n’est pas présenté comme un complotiste parce que c’est un héros en quête d’aventures. Mais il y a des traitements tout à fait différents, dans lesquels on cherche à décrédibiliser certains personnages.

« Le cinéma a caricaturé le conspirationniste en un mec qui met un chapeau en alu sur la tête et qui fait bien rigoler. »

Le cinéma a caricaturé le complotiste, avec des personnages comme les Lone Gunmen dans X Files, ou le personnage du film Bug de William Friedkin. Ce sont des types complètement paranoïaques, qui ont des croyances ridicules et qui vivent isolés de la société. Un autre cliché très répandu consiste à dire que le complotiste a une maladie mentale, pour accentuer des traits paranoïaques. On va jouer sur ça : le conspirationniste, c’est un mec qui met un chapeau en alu sur la tête, et qui fait bien rigoler.

La représentation du complot a-t-elle évolué au fil du temps ?

Il y a des points de bascule : la chute du mur de Berlin, le 11 septembre et la guerre en Irak. Avant ça, il y avait soit des films d’espionnage centrés sur la Guerre Froide, soit du cinéma de divertissement, donc de la science-fiction avec des aliens, des mondes perdus. Les Indiana Jones [apparus pour la première fois en 1981, ndlr], par exemple, on pourrait presque considérer que c’est du cinéma conspirationniste, avec ces nazis qui essaient de s’approprier des technologies occultes.

Dans X Files, la figure du théoricien du complot est caricaturée dans trois personnages débordant de clichés, surnommés les Lone Gunmen : Melvin Frohike, génie de l’électronique, Richard Langly, pirate informatique, et John Byers, ex-employé fédéral spécialiste en télécommunications.©Fox

Et puis, après la chute du mur de Berlin et le 11 septembre, on bascule vers des sujets beaucoup plus politiques et graves. La représentation du conspirationnisme se centre autour de la surveillance de masse : c’est le cas de la série des Jason Bourne [commencée en 2002, ndlr], ou de Matrix [le premier opus est sorti en 1999, ndlr] par exemple.

Ces derniers temps, on voit réapparaître des représentations plus humoristiques, comme dans la série animée Inside Job sortie sur Netflix l’année dernière, ou The Pentaverate sur la même plateforme. Peut-on dire qu’il y a un retour vers un traitement plus léger du sujet, vers plus de second degré ?

Effectivement, suite à des phénomènes politiques assez graves qui ont montré que les conspirationnistes peuvent vraiment passer à l’acte, comme l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 aux États-Unis, ça devient compliqué d’ajouter du mensonge sur du mensonge. Faire une fiction au premier degré, purement conspirationniste… Je ne sais pas si les gens s’y frotteraient encore beaucoup. Je pense qu’il y a un besoin de distance avec le conspirationnisme, qui est devenu un peu anxiogène.

Quelles sont les théories du complot les plus souvent représentées dans la pop culture ?

Je pense que les aliens sont quand même une dominante : une grande partie des films et des œuvres de science-fiction qui parlent de ce sujet ont cette idée que leur existence nous est cachée. Il y a aussi souvent l’idée de mondes merveilleux qui nous sont cachés par les institutions. Des films comme Benjamin Gates ou des jeux vidéos comme Uncharted représentent des mondes perdus comme l’Atlantide, le Triangle des Bermudes, l’Agartha…

Dans Invasion Los Angeles de John Carpenter, réalisé en 1988, un homme découvre que le monde est dirigé par des extraterrestres cachés derrière une apparence humaine, maintenant la population dans un état de soumission grâce à une propagande subliminale.©Alive Films/Larry Franco Productions

Il y a un autre élément du conspirationnisme qui est très repris dans les films, et surtout dans ceux de la grande période paranoïaque des années 1970-1980, c’est le concept du ‘’ils sont parmi nous’’. C’est l’exemple du Body Snatchers, un sous-genre du cinéma fantastique où un personnage réalise que parmi la population, certaines personnes ne sont pas tout à fait humaines.

Ça peut être des reptiliens, des zombies, des aliens… Un des films phares de ce complotisme et de ce cinéma paranoïaque, c’est Invasion Los Angeles de John Carpenter. Il met en scène une sorte de vagabond, qui erre dans Los Angeles et qui, grâce à des lunettes, découvre qu’il y a des sortes d’aliens qui peuplent la ville, et qui ont notamment des postes de pouvoir : journalistes, politiciens, etc. Cette paranoïa permet d’illustrer une critique du capitalisme et du consumérisme.

Les représentations conspirationnistes sont donc aussi un moyen de critiquer notre société ?

Je ne dirais pas que le complot est systématiquement utilisé en ce sens. Par exemple, Benjamin Gates est un film qui ne va pas vraiment faire de critique sociale. Au contraire, il montre un personnage qui est tellement attaché aux valeurs fondamentales de l’Amérique qu’il remonte aux origines des conspirations pour prouver que Benjamin Franklin est un grand homme, et aussi pour sauver l’honneur de son grand-père.

« Le complot dans la pop culture permet une relecture de l’histoire, une nouvelle vision du monde. »

Le complot dans la pop culture n’est pas nécessairement contestataire, mais en tout cas il permet une relecture de l’histoire, une réappropriation de sa subjectivité. C’est une nouvelle proposition de vision du monde, une proposition altérée. C’est là où il peut souvent y avoir une critique sociale, parce qu’il y a une remise en question de l’histoire officielle.

Les artistes qui utilisent les imaginaires du complotisme dans leurs créations sont-ils forcément des adeptes des théories qu’ils popularisent ?

Un artiste qui utilise l’imaginaire conspirationniste n’est pas forcément complotiste ! Par contre, là où il y a une espèce de revival du conspirationnisme au premier degré, c’est dans le rap. Il y a 20 ans, l’imagerie conspirationniste était beaucoup utilisée dans le rap américain. Par exemple, 2Pac l’utilise dans son album The Don Killuminati pour critiquer le racisme et les violences policières.

Aujourd’hui, il y a une réactualisation de ce phénomène dans une logique anti-impérialiste. Des rappeurs comme Freeze Corleone, Vald, Despo Rutti, etc., vont utiliser des imageries parfois assez violentes, comme celle du 11 septembre par exemple. Mais ce n’est pas parce que cette utilisation au premier degré est grave et sérieuse qu’ils y adhèrent forcément. Le conspirationnisme, ça peut être un motif esthétique, ce qui n’inclut pas forcément des croyances personnelles.

Dans Benjamin Gates et le trésor des Templiers, réalisé en 2004 par Jon Turtletaub, le héros découvre un message caché derrière la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique, le menant au trésor des Templiers, caché par les Francs-Maçons.©Disney

Selon une enquête de la Fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch, réalisée par l’Ifop en 2018, 21 % des Français adhèrent à au moins cinq théories du complot. Est-ce que l’utilisation des codes et de l’imagerie complotistes dans la pop culture favorise ces croyances ?

Il y a des biais d’exposition, qui font que plus tu regardes des trucs sur les aliens, plus tu te poses des questions, et plus tu es amené à y croire. Faire des films sur la Terre creuse ou sur des complots gouvernementaux, c’est sûr que ça glisse des idées en tête. En fait, tous les artistes essaient de glisser des idées un peu en ‘’soum soum’’ à leur public. Est-ce que les films font réfléchir ? Oui ! Est-ce qu’ils font mal réfléchir ? Ça dépend de l’œuvre… Est-ce que pour autant on accuserait le Cluedo d’induire des soupçons criminels chez tout le monde ? Je n’en suis pas sûr.

Alors pourquoi les œuvres qui parlent du conspirationnisme ou qui utilisent ses codes plaisent autant ?

Il y a quelque chose de très rassurant dans le complot, parce qu’il explique de manière très simple des choses très compliquées ou qui n’existent pas. Que ce soit dans les films ou dans la vie, ces théories permettent de donner du sens au chaos, avec une histoire simple faite de gentils et de méchants. Le public découvre les secrets comme un puzzle qu’il élucide : il y a un plaisir ludique là-dedans. Comme le personnage, le spectateur va être amené à découvrir un monde qui n’est pas le sien, qui le dépasse, avec des codes à identifier. C’est la dopamine du complot : tu passes de choc en choc, de révélation en révélation, jusqu’au petit plaisir d’avoir compris quelque chose. Ça permet de trouver une raison à tous les maux, à toutes les souffrances.

« C’est la dopamine du complot ! Tu passes de choc en choc, de révélation en révélation, jusqu’au petit plaisir d’avoir compris quelque chose. »

L’absurdité de l’existence et le nihilisme ambiant ont été contrecarrés par ces récits apocalyptiques : croire que la fin du monde arrive en 2012, croire que des aliens viennent pour nous détruire, croire que le gouvernement nous ment… Tout ça permet de se donner un but dans la vie : celui de révéler la vérité. S’il n’y a pas de complot, il y a un vide, un manque de sens. Au final, parler de l’imaginaire permet tout simplement de réenchanter le monde.

Le cycle de conférences Satellites : les images du complot sera disponible sur la page YouTube du Shadok, centre culturel de la ville de Strasbourg.

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Article rédigé par
Héloïse Decarre
Héloïse Decarre
Journaliste
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