[Rentrée littéraire 2024] Erik Orsenna a accepté de se livrer sur les influences ayant conduit à l’écriture de son dernier roman, La Cinquième Saison : un roman vénitien, et son ambiance de conte vénitien.
Dans La Cinquième Saison (Robert Laffont), un des romans les plus remarquables de cette rentrée littéraire, l’académicien Erik Orsenna dresse un portrait sublime de la ville de Venise. Une ville entre terre et mer, baignée par les arts et la musique, mais aussi menacée par la montée des eaux et la pollution de la lagune, due au surtourisme.
Tout au long de ce conte fantastique, le romancier imagine une ville soudainement plongée dans une nuit éternelle, alors que le Temps et la Nature ont décidé de figer la Sérénissime, peut-être définitivement. Une galerie de personnages – réels, fictifs ou historiques, allant de compositeurs baroques au romancier lui-même – se succède ainsi dans ce décor sublime, pour tenter de résoudre cette situation inédite. Un roman à clé, fascinant et labyrinthique, dont Erik Orsenna a accepté de nous livrer quelques secrets.
Comment votre nouveau roman, La Cinquième Saison, est-il né ? En quoi la musique y tient-elle un rôle central ?
Tout d’abord, il y a tout le courant de la musique baroque, avec lequel j’ai grandi, mais il y a également le fait que ma famille est liée à la culture de l’Amérique latine, à Cuba, et que, dans mon enfance, l’oncle d’Amérique était une figure qui évoquait avant tout le Brésil, où nous allions très régulièrement. L’Amérique latine, c’est mon autre pays !
Quand j’ai commencé à écrire, nous étions à l’époque du Nouveau Roman, du refus des histoires et de la narration. Mais quand j’ai découvert les romanciers sud-américains, Asturias, García Márquez, Borges… J’ai réalisé que le rationnel n’épuise pas le réel ! On a le droit de raconter des histoires. Et puis, quand j’ai été trop grand pour qu’on me raconte des choses le soir pour m’endormir, on m’a dit : « Si tu veux d’autres histoires, tu n’as qu’à les inventer ! » C’est ce que j’ai fait jusqu’à aujourd’hui, avec toutes ces influences.
Toute votre carrière, universitaire et littéraire, a été marquée par un attachement à la question de l’eau et de sa gestion. Était-ce dans cette optique que vous avez situé votre intrigue à Venise ?
Il y a deux raisons à cela ! Tout d’abord, pour moi, la nature, c’est la mer ! Depuis mon enfance, j’ai toujours navigué. J’étais un enfant de Paris, mais nous allions tous les ans trois mois en Bretagne, sur l’île de Bréhat et, à 8 ans, j’étais déjà seul sur un bateau à voile. Plus tard dans ma vie, j’ai eu la chance de naviguer partout, en particulier avec la navigatrice française Isabelle Autissier, de voir le détroit de Béring, l’Alaska… Vous savez, naviguer et écrire, c’est la même chose : c’est une page blanche, il n’y a pas de route, il faut la tracer, s’orienter !
Mais il y a aussi des raisons professionnelles qui me poussent à m’intéresser à la mer. J’ai été professeur d’économie des matières premières et, dès les années 1980, j’ai pensé que c’était la plus importante d’entre elles. Quand j’ai eu 60 ans, j’ai pu accomplir mon rêve de toujours, de devenir un reporter comme Tintin, et donc de pouvoir écrire des livres et des reportages sur le sujet de l’eau. Venise est une ville sublime, mais qui est à l’avant-garde du réchauffement climatique. Comme tous les deltas, du Bangladesh à la Camargue, en passant par la Louisiane, celui de Venise est extrêmement menacé.
Le roman vénitien a connu un essor monumental au XIXe siècle. Aujourd’hui, la ville a bien changé, et est menacée par la montée des eaux, la pollution, le surtourisme… La Cinquième Saison est-il un hommage à ce genre littéraire particulier et un moyen de dresser un portrait des différentes périodes de la ville (y compris future) ?
Oui, d’autant plus que le sujet principal de La Cinquième Saison, c’est le temps lui-même ! On a du mal à se le représenter, car les échelles sont immenses, mais l’eau et le temps sont liés de manière extrêmement étroite.
Je travaille actuellement avec le géologue Pierre Graviou avec lequel nous avons sorti un livre sur l’histoire de la Terre, qui me disait à quel point il est difficile de se repérer dans l’espace et le temps. Un fleuve comme la Seine érode ses berges d’un centimètre par an, ce qui semble minuscule, mais sur un million d’années, cela peut créer un canyon d’une profondeur formidable ! C’est aussi pour ça que l’on a des deltas aussi magnifiques comme celui de Venise. Le temps qui passe m’a toujours passionné !
La Cinquième Saison lorgne du côté du conte et du fantastique, tout en évoquant des concepts de superposition d’époques et de temps suspendu comme a pu le faire Kurt Vonnegut dans Tremblement de temps. Quel est votre rapport à la littérature de genre et au merveilleux ? Est-ce que certains romans de ces courants littéraires ont pu vous influencer ?
Je ne connais pas ce roman, mais je vais le lire de ce pas [rires], car ce genre de thématiques me fascine. À vrai dire, beaucoup de mes livres, sinon tous mes livres, sont eux-mêmes des contes ! On me dit souvent que je suis un touche-à-tout et que je pars dans tous les sens, mais je m’en fiche, j’écris des contes si je veux [rires] !
En réalité, selon le type de livre que je publie, j’ai quatre registres d’écriture : le conte, notamment avec La Grammaire est une chanson douce, les biographies, le reportage et les romans. Et bientôt, je vais également travailler sur une autre matière : la bande dessinée, puisque j’ai un projet de BD sur le thème de l’eau. Encore !
La Cinquième Saison semble jouer sur ces quatre registres. C’est un conte métaphorique sur l’état de la ville, qui contient des biographies de figures de son histoire. Il y a aussi une forme de reportage documentaire, et l’ensemble forme un roman !
C’est vrai ! Mais je suis à un moment de ma vie dans lequel je considère que j’ai la liberté absolue de jongler avec ces différents outils créatifs. J’ai déjà eu beaucoup de prix, dont le prix Goncourt, je suis académicien… Je n’ai plus rien à prouver, donc je peux faire absolument ce que je veux ! Mais vous savez, finalement, le prix qui a le plus compté pour moi, c’est celui que m’a décerné la Société de géographie en 2020 !
D’ailleurs, plus j’avance et plus je ressens le besoin de travailler sur encore plus de matières différentes ! Je viens de passer l’été à travailler sur de la scénographie, sur des adaptations musicales de mes œuvres, avec des gens formidables. Je veux continuer à rencontrer des gens et à transmettre ! Sur ma tombe, je veux qu’on indique : “Erik Orsenna, professeur et ami ! » Je travaille aussi sur des projets scolaires, pour sensibiliser les plus jeunes à la gestion de la ressource en eau et à la bonne santé des fleuves.
Enfin, avez-vous quelques recommandations pour nos lecteurs et nos lectrices en cette rentrée littéraire ?
Ces dernières semaines, j’ai été très pris par l’écriture du livre ! Alors, j’ai surtout écouté de la musique. J’ai néanmoins adoré, vraiment adoré, Frapper l’épopée d’Alice Zeniter, qui parle de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Ceci dit, maintenant que j’ai enfin fini de travailler sur La Cinquième Saison, je vais enfin pouvoir m’attaquer aux livres de la rentrée !